Chapitre 7 - Arthur
Je lève la tête de mon livre, Edgar Allan Poe peut attendre.
— Art ? me lance Mara.
Sa voix est douce, presque flottante, et je lève les yeux. Elle me sourit, un vrai sourire, celui qui atteint ses grands yeux bleus et les fait briller. Un sourire que je n'avais pas vu depuis longtemps, et qui réchauffe quelque chose en moi. À cet instant, je sais que, même s'il y a quelqu'un d'autre dans sa vie, ça ne me dérange pas. Parce que j'aime la voir sourire. Elle était mon amie avant d'être celle avec qui je partageais mes nuits. Peut-être que je n'ai jamais été vraiment amoureux d'elle, pas comme on s'y attend. Mais je la protégerai, c'est une certitude. Un jour, elle me dira ce qui se cache derrière ces yeux tristes, pourquoi elle pleure quand elle pense que personne ne la voit.
Elle se penche pour m'embrasser doucement sur le bout du nez, un geste tendre, et prend ma main pour m'entraîner hors de la salle. Le réfectoire s'ouvre devant nous, bruyant, presque chaotique. Le tintement des assiettes et des couverts, les rires étouffés, et l'odeur fade de la nourriture font de cet endroit un tableau morose, figé sous une lumière blafarde des néons.
Je prends un plateau et me sers une assiette de purée jaune, pâteuse, et une viande indéfinissable, sèche et grise. Le tout ressemble à un repas de prison. Mara se laisse tomber sur mes genoux avec légèreté, comme un chat. Ses doigts pâles commencent à jouer distraitement avec mes cheveux, tandis que je pique dans cette nourriture, plus par habitude que par envie. Elle discute avec Carla et Julie, assises à côté de nous, mais je ne les écoute que d'une oreille.
Soudain, Jules arrive, sa présence toujours marquée par ce sourire en coin et son odeur de parfum. Il pose son plateau avec fracas et s'installe en face de moi, les yeux pétillants.
— Regardez ça, dit-il en me tendant son téléphone.
Je prends l'appareil et plisse les yeux pour mieux voir l'écran. Une photo d'une fille brune, avec des mèches violettes, les paupières noires. Elle ne sourit pas, mais il y a quelque chose dans son regard, quelque chose d'intrigant.
Un mystère.
— Une nouvelle conquête ? je demande, curieux mais détaché.
Jules en a un nouvelle tous les weekends.
— C'est quoi cette fille encore ? s'impatiente Carla.
Jules reprend son téléphone, sans se laisser affecter par le ton méprisant de Carla.
— Celle-là est spéciale, lâche-t-il, un sourire en coin. Elle bosse au cinéma. Elle est locale. Et je te jure, les gothiques sont dingues au lit.
Carla lève les yeux au ciel et ajuste une mèche de cheveux derrière son oreille, où ses boucles d'oreilles argentées brillent sous la lumière crue du réfectoire. Julie, elle, reste silencieuse, elle est la meilleure amie de Jules, elle était sûrement déjà au courant.
— Sérieusement,, intervient-elle enfin, tu devrais essayer de trouver quelqu'un qui te tient tête un peu, plutôt que de passer ton temps à chercher des filles que tu peux impressionner avec des histoires de vieux films d'horreur.
Jules l'ignore avec une moue moqueuse et se tourne vers moi, décidément pas perturbé par les remarques du groupe.
— Les plus tristes sont les plus belles, déclare-t-il en me lançant un clin d'œil.
Le commentaire s'installe en moi, et malgré moi, je pense à Rosie Grim. Son image surgit dans ma tête, sous la pluie, le visage pâle, les cheveux noirs qui collent à sa peau. Et là, comme un coup du destin, la voilà. Elle est assise à quelques tables de nous, le regard baissé sur son carnet, en train de griffonner des mots que je ne pourrais jamais lire.
Nos regards se croisent, et dans cet instant, Jules a raison. Rosie est magnifique dans sa tristesse. Elle ressemble à une rose noire, belle et fragile, une fleur fanée par la douleur. Je devrais détourner les yeux, mais j'en suis incapable. Elle sourit, juste un peu, et le monde autour de moi semble s'effondrer. Mara, sur mes genoux, devient un poids que je ne peux plus supporter. Tout ce que je veux, c'est être là, avec Rosie, à cette table solitaire. Je veux savoir ce qu'elle écrit, ce qu'elle pense, ce qui la ronge de l'intérieur.
— Art... murmure Mara à mon oreille.
Je me tourne vers elle, mais il est trop tard. Elle a compris. Son regard passe de moi à Rosie, et dans cet instant, je sais que j'ai été stupide.
*
Il est tard, ou du moins, c'est l'impression que ce cours interminable de maths me donne. Donnez-moi un texte philosophique et je pourrais y passer la journée, mais face à une équation, je deviens aussi lent qu'un escargot sous somnifère. Enfin libéré, je sors de la salle, Jules à mes côtés. Il parle encore, toujours à propos de sa nouvelle conquête et, bien sûr, de ses seins. J'aime bien Jules, mais sa manière de réduire les filles à des objets me dégoûte parfois. Pourtant, je ne dis rien. Si j'ose lui faire la moindre remarque, je serai la risée de l'équipe de rugby, et franchement, je n'ai pas la force pour ça.
En passant près des toilettes des filles, juste à côté de mon casier, un cri me parvient. Instinctivement, je veux tracer mon chemin, ne pas m'en mêler. Ce ne sont pas mes affaires. Mais Jules s'arrête pour ranger ses affaires, et là, je n'ai plus d'échappatoire. Le cri est faible, presque étouffé, un murmure noyé dans le bruit ambiant de l'interclasse, mais je l'entends distinctement. Une voix douce, mais terrifiée.
Je m'apprête à pousser la porte des toilettes, mes doigts tremblants sur la poignée, quand elle s'ouvre d'un coup. Mon cœur s'arrête une seconde. Mara sort, ricanant, main dans la main avec Carla, son fidèle acolyte.
— Art, tu traînes souvent près des toilettes des filles ? On pourrait te prendre pour un pervers, glousse Mara, une étincelle malicieuse dans le regard.
Je l'ignore, mon regard glissant au-delà de son épaule. C'est là que je la vois. Rosie Grim. Elle est à genoux sur le sol, ses affaires éparpillées autour d'elle, son pantalon détrempé, ses mains tremblant tandis qu'elle tente de récupérer ses cahiers. Ses cheveux noirs tombent en mèches humides autour de son visage pâle. Ses yeux sont rouges, gonflés par des larmes silencieuses qu'elle essaie de cacher.
Mon cœur se serre. J'ai envie de m'approcher, de l'aider, de lui dire que tout ira bien. Mais Mara s'interpose entre nous, son regard perçant, haussant un sourcil plein de défi, comme pour me dire "essaie, juste pour voir."
Alors, je fais ce que je fais de mieux. Je fuis.
Je serre les dents, mes pas s'accélèrent dans le couloir. Mes poings sont fermés à m'en faire mal, mes ongles s'enfoncent dans mes paumes, mais la douleur physique n'arrive pas à égaler la rage qui me consume. Fuir, toujours fuir, c'est ma spécialité. La première fois que j'ai fui, c'était à huit ans. Je m'étais caché sous la table de la cuisine pendant que mon père frappait ma mère. Si je fermais les yeux, si je me bouchais les oreilles, c'était comme si ça n'existait pas.
Mais je ne suis plus un gamin. Aujourd'hui, il est temps d'affronter ce que j'ai fui trop longtemps.
— Arthur ! crie Mara, sa voix déchirant le silence de la pluie fine qui commence à tomber.
Je m'arrête net devant ma Jeep, les gouttes de pluie dessinant des motifs irréguliers sur le capot. Je devrais être furieux contre elle, mais tout ce que je ressens, c'est une vague de culpabilité. Culpabilité d'avoir regardé Rosie, d'avoir eu envie de l'aider, alors que Mara est là, juste devant moi.
— C'est quoi ton problème ? siffle-t-elle, sa voix pleine de venin.
Ma langue claque contre mon palais. Une chaleur brûlante monte à ma gorge. Je ne peux plus rester silencieux. Je ne peux plus faire semblant.
— T'es une gamine, Mara, craché-je, les mots glissant avant que je ne puisse les retenir. T'attaquer à une fille paumée, qui n'oserait jamais te rendre coup pour coup... t'es pathétique.
Elle se fige une seconde, mais son expression change aussitôt. Une grimace déforme son visage parfait. Elle fait un pas vers moi, malgré sa petite taille, elle est terrifiante dans sa colère contenue.
— Tu n'avais pas à la regarder, Arthur, susurre-t-elle.
Je déglutis, mes poings se serrent encore plus, mais mes mots sont maladroits, hésitants.
— Tu t'imagines des choses, Mara...
Elle passe sa langue sur ses dents, son regard se durcit. À cet instant, ce n'est plus la Mara que je connais. C'est une autre personne, une créature animée par la colère et la jalousie.
— Rosie n'est pas innocente, murmure-t-elle avec une froideur terrifiante. Et je te promets que tu finiras par le comprendre.
Un frisson me parcourt, une rage sourde gronde encore en moi, mais je sens aussi cette peur. Une peur que je n'ose pas affronter.
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