Chapitre 5


— Fait attention, bouffonne, lâche Carla en me bousculant légèrement.

Je m'accroupis rapidement pour ramasser mes vêtements tombés par terre. J'ai toujours détesté les vestiaires. L'odeur de la sueur, les filles en sous-vêtements qui se pavanent sans gêne.

Je suis jalousie, j'aimerais tant ne pas détester mon corps, comme elle.

Je m'efforce de me changer sans exposer plus de peau que nécessaire, grimaçant lorsque le tissus roule sur ma plaie à vif.

SALOPE.

Je sens le regard de Julie sur moi, comme si elle me jaugeait à la dérobée.

Elle doit me prendre en pitié.

Je suis la première à sortir des vestiaires, suivie de près par Julie. Elle marche avec assurance, sa tenue de sport moulant parfaitement ses formes. Sa tenue ressemble à la mienne, mais en moins cher. Ma mère avait insisté pour m'acheter des vêtements de sport de marque, de qualité, quand j'ai commencé à courir, et aujourd'hui, pour une fois, je ne me sens pas décalée. Mon legging ajusté, mes chaussures de course rose fluo... J'ai l'air dans mon élément.

Dehors, la piste d'athlétisme est encore humide de la pluie, le sol glissant. Les filles autour de moi râlent déjà, frustrées par les conditions. Mais je ne dis rien. Je commence à m'étirer, concentrée, tentant d'échapper à mes pensées qui s'attardent sur Mara, sur cette vision d'elle qui me hante depuis ce matin.

— Dix minutes d'endurance, ensuite on passe aux sprints et au relais, annonce Monsieur Louis Garance en arrivant.

Et comme toujours, les filles entrent dans leur routine. Elles se recoiffent, enroulent leurs cheveux autour de leurs doigts, ajustent leurs débardeurs pour dévoiler un peu plus de peau, tout ça dans l'espoir d'attirer l'attention de Garance. Je comprends pourquoi elles le font. Il est jeune, à peine plus vieux que nous, mais il a ce charisme que les garçons de notre âge n'ont pas encore acquis.

Sauf Arthur.

Je ne me préoccupe pas des autres. Je me mets à courir, m'éloignant de tout ce bruit, de toutes ces pensées encombrantes. Un pas après l'autre, je me concentre sur les lignes blanches qui délimitent la piste. J'avance, laissant derrière moi l'image de Mara et son cercueil ouvert. Mes pensées s'effacent enfin, et je ne suis plus qu'une suite de mouvements, une respiration régulière.

Mais alors, je sens une présence à côté de moi. Une énergie familière, troublante. Arthur.

Nous sommes pareils, lui et moi. Des élèves excellents, repliés sur nous-mêmes, distants de nos familles. La course est l'un des rares terrains où nous sommes sur un pied d'égalité. Il est le seul à pouvoir me suivre en endurance, à défier mon rythme avec cette même détermination.

Je ralentis légèrement, ajustant ma foulée à la sienne. Nos pas résonnent en parfaite synchronisation, une symbiose étrange et silencieuse.

Presque érotique.

Il ne dit rien. Arthur ne parle presque jamais, surtout pas quand nous sommes comme ça, juste lui et moi. Mais c'est suffisant. Pouvoir courir à ses côtés, c'est un moment volé, un instant de proximité que personne ne remarque.

Au bout de notre quatrième tour, il tourne la tête vers moi. Nos regards se croisent brièvement, et à cet instant, le monde entier s'efface. Ses yeux bruns, profonds et perçants, captent les miens, et je me fige, suspendue dans cet instant. Son visage est encadré par des mèches de cheveux noirs qui collent à sa peau à cause de la sueur, et malgré la fatigue, il garde cette allure déconcertante, presque irréelle. Il est beau, d'une beauté brutale et naturelle.

Puis, comme d'habitude, il s'éloigne. Il accélère son allure avec une facilité qui me coupe le souffle. Je ne suis pas fatiguée par la course, non, c'est lui qui me laisse sans air. Cette proximité fugace, ce moment volé où, pour quelques secondes, je eu le droit d'exister dans son univers.

Je pourrais courir pour toujours, juste pour revivre cet instant encore et encore.

Je le regarde rejoindre Jules. Une tache sombre commence à s'étendre sur son t-shirt à cause de l'effort. Ses épaules sont larges, puissantes, et son dos se soulève au rythme de sa respiration. Il marche avec une aisance naturelle, presque terrifiante. Arthur incarne tout ce que je désire et tout ce que je ne pourrai jamais atteindre.

Juste avant de s'éloigner complètement, il se retourne. Son regard trouve le mien, et, à ma grande surprise, il me sourit. Ce sourire, si inattendu, arrête mon cœur. Il illumine son visage et fait briller ses yeux d'une douceur si rare.

— Allez, on passe aux sprints maintenant, annonce Monsieur Garance d'une voix forte. Ensuite, on fera des équipes pour le relais.

Sa voix me ramène brutalement à la réalité. Le monde reprend son cours autour de moi. Carla, enhardie par l'adrénaline de la course, avance vers le professeur, son regard plein d'espoir.

— Vous courez avec nous, monsieur ? demande-t-elle, ses yeux brillants d'une envie mal dissimulée.

Garance-lui sourit, indulgent, mais il décline poliment.

Les sprints commencent sous une légère bruine qui humidifie l'air sans vraiment nous tremper. J'aime cette sensation. L'air frais rend l'exercice plus agréable, presque apaisant. Je me place sur la ligne de départ, juste derrière Sophie. En face de moi, Carla est prête à en découdre, prête à me battre et à m'humilier.

Elle me lance un regard rempli de mépris, accrochant son bras à celui d'Arthur, juste à côté. Je ne comprends pas pourquoi il se laisse faire, pourquoi il accepte cette proximité mais je ne suis personne, et je ne lui demanderais jamais.

Il a honte de moi.

Carla me balance une énième remarque cinglante sur mon t-shirt, et bien sûr, cela déclenche les rires de toute la classe. Je baisse les yeux, mordant l'intérieur de ma joue pour m'empêcher de répondre.

Pourquoi est-ce que je dois supporter ça ?

Mais je ne dis rien. Parce qu'au fond, je sais qu'il me regarde.

Arthur me regarde, même si ce n'est que de loin.

Les sprints, c'est ce que je préfère. Je jette un coup d'œil vers l'arbre où j'ai cru voir Mara plus tôt, mais il n'y a rien. Juste des branches dénudées, battues par le vent.

— La tête en vrac, salope ? crache Carla.

Rires. Comme si c'était la blague du siècle. Sauf Jules et Julie. Eux, ils ne rient pas.

— Arrête, Carla, c'est lourd, dit Jules, d'un ton calme.

Je le dévisage, surprise. Depuis quand il prend ma défense ? Sa remarque semble toucher Arthur aussi. Il se retourne brièvement, les sourcils froncés, puis reporte son attention sur la piste, m'ignorant. Carla, vexée, ne répond pas. Derrière moi, Julie me sourit, avant de lancer un regard complice à Jules.

C'est mon tour. Carla est furieuse, je le sens, mais je me concentre sur la piste devant moi, sur la pluie fine qui ruisselle sur ma peau. Mon cœur bat à tout rompre, mais ce n'est pas le sprint qui me rend nerveuse. C'est tout le reste. Le coup de sifflet retentit, je m'élance.

Je l'ai explosée. Elle a donné tout ce qu'elle avait, ses amis criaient pour l'encourager, mais ça n'a pas suffi. Je franchis la ligne bien avant elle. Mon souffle est court, mes jambes tremblent, mais je suis là. Je me retourne, et Carla me lance un regard noir, mais je n'y prête plus attention. Mes yeux cherchent Arthur. Lui, il est déjà plongé dans son téléphone. Indifférent. Jules, en revanche, me sourit, et sans vraiment réfléchir, je l'imite.

Le professeur nous répartit en groupes pour le relais. Je me retrouve avec Julie, Sarah, Maeva et Grégoire. Une équipe de « limaces ». Des coureurs lents, qui semblent traîner des poids aux chevilles.

Seule Julie me parle.

Les autres m'ignorent, comme si j'étais invisible, ou pire, contagieuse. Ils savent que courir avec moi, c'est risquer l'isolement, les moqueries.

Personne ne veut ça.

Ça commence, et c'est mal parti dès le début. Julie fait de son mieux face à Carla et arrive à prendre un peu d'avance, mais dès que Sarah attrape le bâton, tout s'effondre. Elle s'essouffle presque immédiatement, ses foulées lourdes et maladroites. En face, Mathieu a déjà passé le relais à Sophie, qui fonce à toute allure. Maeva parvient à réduire l'écart, mais quand Grégoire me tend le relais, Arthur est déjà loin, bien trop loin.

Je m'élance, le sang battant dans mes tempes, une colère sourde m'alimentant. Mes jambes frappent le sol avec puissance, chaque pas est une revanche, une nécessité. Je le vois devant, il ne m'échappera pas. Lentement mais sûrement, je le rattrape. Arthur le sent, il jette un coup d'œil et accélère, mais je ne lâche rien. Julie hurle mon nom à la ligne d'arrivée, ses bras levés en l'air, et bientôt toute mon équipe la suit. Je pousse, encore et encore, jusqu'à ce que je sois à sa hauteur.

Je force.

Mes muscles brûlent, mais je tiens. Nos regards se croisent. Une fraction de seconde, un sourire se dessine sur ses lèvres. Mais je ne m'arrête pas, je fonce. Et je le dépasse, franchissant la ligne d'arrivée.

Ce n'est pas la sensation que j'attendais.

Un choc à la cheville, une brûlure. Je perds l'équilibre, je chute. Mon corps s'effondre lourdement sur la piste, ma tête heurte le sol. Tout devient flou. Les sons, les couleurs, tout se brouille. La douleur explose dans mon corps, violente, fulgurante. Mes mains frottent contre la piste, le sol me semble loin, mais brûlant sous ma peau. J'ai à peine le temps de comprendre ce qui vient de se passer.

On m'a fait un croche-pied.

Je roule sur le dos, encore sonnée, incapable de réagir. Des chaussures de sport s'agitent autour de moi, les rires fusent, étouffés, comme dans un rêve. Puis, d'un coup, des bras m'enveloppent. Une odeur familière m'envahit, me ramenant à la réalité.

— Espèce de connasse ! gronde une voix au-dessus de moi.

Ce n'est pas Arthur.

C'est Jules. Accroupi à mes côtés, il me tient fermement contre lui. Devant nous, Carla se tient, un sourire satisfait collé aux lèvres. Je cherche Arthur du regard. Il est plus loin sur la piste, encore en train de ralentir après avoir franchi la ligne. Ses yeux, écarquillés, me trouvent, surpris. Puis, il remarque Jules, qui me tient toujours dans ses bras.

Certains rient encore, d'autres sont figés, choqués. Mais la plupart des regards sont rivés sur moi, sur ma cheville, sur mes blessures. Je suis encore trop sonnée pour vraiment comprendre. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top