Chapitre 4


Enroulée dans mes couvertures, je branche enfin mon téléphone. L'écran s'allume, illuminant la pièce sombre. Des notifications défilent : appels manqués, messages d'Arthur. Mais c'est une demande d'ami qui capte mon attention : Julie. Elle sourit sur sa photo de profil, assise dans un champ de fleurs, une couronne de lierre sur la tête. Sans réfléchir, j'accepte. Peut-être que si elle veut être mon amie, je devrais essayer.

Peut-être qu'il est temps de laisser quelqu'un entrer.

Mais mon esprit revient vite aux messages d'Arthur. Il n'a visiblement pas apprécié ce qui s'est passé cet après-midi. Je tremble en appuyant sur le bouton "rappeler", et les bips résonnent en écho avec les battements rapides de mon cœur. Après ce qui me semble être une éternité, il décroche enfin.

— Rosie.

Sa voix, cassante et brisée, m'arrache un frisson. Je me surprends à penser qu'il a peut-être pleuré.

Non Arthur ne pleure jamais.

— À quoi tu joues ? demande-t-il, sa voix remplie d'amertume.

Je serre le téléphone contre mon oreille, mes yeux fixés sur les arbres à l'extérieur de la fenêtre.

— Je... je ne me sentais pas bien, je finis par dire, ma voix à peine plus forte qu'un murmure.

Un silence lourd me répond, puis sa voix se fait plus dure.

— Et moi alors ? Ma copine est morte, tu t'en rends compte ? Tu sais ce que ça fait ?

Un hoquet se coince dans ma gorge, la culpabilité m'enserrant.

— Je suis désolée. Mais ces mots semblent si insignifiants face à sa douleur, à sa colère.

— Je suis désolée, Arthur... mais tu m'as fait mal aussi.

Il rit, un son sec et sans joie, qui me fait frissonner.

— Toi ? Tu te plains ? C'est toi qui m'as abandonné aujourd'hui, Rosie. Tu penses que tu es à plaindre ?

Je me sens de plus en plus petite sous le poids de ses mots. Mais il ne s'arrête pas.

— Tu es celle qui a jeté mon cadeau, Rosie.

Je me crispe, mes ongles s'enfonçant dans la peau de mon bras. Je sens la chaleur monter, l'étau se resserrer autour de mon cœur. Ce pendentif.

Je l'ai jeté, oui, mais c'était plus que ça.

C'était tout ce qu'il représentait. Et maintenant, je ne peux qu'être désolée.

— Je suis désolée, répété-je, ma voix à peine plus forte qu'un souffle.

Dehors, la lumière des lampadaires clignote, et je sens cette même peur familière s'immiscer, cette crainte de ne pas être seule dans ma chambre.

— Rosie, tu veux vraiment que tout ça s'arrête ? Tu veux qu'on arrête de se voir ? demande-t-il, sa voix plus douce.

Je ferme les yeux, le souffle court, incapable de penser à autre chose qu'à ce vide dans ma poitrine.

— Non, je murmure enfin, ma voix à peine audible.

Et pourtant, je sais que quelque chose s'est cassé ce soir.

***

Je n'ai pas fait de cauchemar cette nuit. Quand j'ouvre les yeux, le ciel est encore sombre, et la pluie s'abat doucement contre ma fenêtre. Mardi. Une nouvelle journée que j'aurais préféré passer sous mes couvertures, loin du monde.

A contre cœur, je traîne hors du lit, les muscles encore endormis, pour me planter devant mon miroir.

"Comme une pute."

Je ferme les yeux un instant, chassant ces mots. Mais aussitôt, c'est la voix d'Arthur qui refait surface, brisée et amère à l'autre bout du fil. Je me demande : Et si je changeais ? Si je devenais quelqu'un d'autre, quelqu'un qu'il pourrait aimer ? Peut-être que si je ressemblais à celle qu'il veut, à celle qui occupe ses pensées, tout serait différent.

Alors, pour la première fois, je me maquille. Je passe un trait de liner, un peu de rouge à lèvres, et j'enfile une petite robe noire. Quelque chose de plus féminin. Quelque chose qui pourrait plaire à Arthur. En bas, papa m'attend déjà, apparemment c'est lui qui me dépose aujourd'hui.

Maman, elle, dort toujours.

Dans la voiture, je fixe mon téléphone nerveusement. Toujours rien. Pas de message d'Arthur, mais je devrais être habituée. Avec lui, je ne peux jamais vraiment m'attendre à quoi que ce soit.

— Je vais traîner un peu à l'école ces jours-ci, poser des questions, dit soudain mon père.

Je tourne la tête vers lui.

— À cause de Mara ? Quelqu'un l'a poussée ?

Il serre les lèvres, hésitant.

— Je ne peux pas en parler, Rosie.

Il fait une pause, puis, d'un ton plus mesuré, il demande :

— Tu la connaissais ? Mara. Je veux dire, je ne connais pas tes amies, alors je veux être sûr que tu n'as rien à voir avec elle.

Mon cœur rate un battement. L'image d'Arthur me caressant le visage refait surface, ce moment unique, fragile.

— Non, papa, dis-je en murmurant.

Il prend une sortie sur la gauche, le lycée apparaît déjà à l'horizon.

— Non quoi ? demande-t-il, insistant.

— Non, ce n'était pas mon amie.

Je sens son regard se poser sur moi, ses sourcils se froncent.

— Mais ta mère m'a dit t'avoir vue parler à son copain... Arthur, c'est bien ça ?

Mon estomac se tord. Mes poings se serrent, mes oreilles bourdonnent, le sang bat fort dans mes tempes.

— Je lui ai juste présenté mes condoléances.

Il se gare sur le parking, et avant qu'il ne puisse en dire plus, je me glisse hors de la voiture. J'entends sa voix qui m'appelle, mais je file déjà vers le bâtiment. Comme d'habitude, je me dirige directement vers la classe. Les couloirs sont vides, les élèves finissent leurs clopes devant le portail, leurs rires étouffés sous la pluie.

Je cherche Arthur du regard. Mais rien. Pas de trace de lui, même pas avec Sophie, son ombre habituelle.

J'espère qu'il ne se sent pas mal à cause de moi.

Les couloirs se ressemblent tous, je me perds parfois dans les couleurs des casiers : jaunes, verts. Surtout les verts. Ceux-là m'ont toujours dérangée. Pourquoi ne sont-ils pas de la même couleur que les autres ? Celui de Mara est vert, couvert de fleurs et de petits mots, et c'est là que je le vois.

Arthur, assis contre le mur, plongé dans une vieille édition abîmée de Frankenstein. Il lève ses yeux bruns en ma direction, son regard accroche le mien. Mon cœur s'emballe, et je m'apprête à lui sourire quand, soudain, Carla apparaît derrière moi. Instinctivement, je baisse la tête, évitant son regard, avant de me précipiter dans la classe.

Mon cœur tambourine dans ma poitrine, et je m'installe au fond de la salle, encore secouée. Je me dirige vers mon siège attitré, toujours près de la fenêtre, là où je peux voir le monde. Sur ma chaise je trouve une petite boite. Je lance des regards autour de moi avant de l'ouvrir. Sur un écrin de velours, je le retrouve, le petit pendentif que j'avais balancée sous les gradins. Sans réfléchir, je le fourre dans ma poche, juste à temps pour voir Julie prendre la place à mes cotée. Ses yeux verts scintillent de joie, et pour la première fois je ne suis pas sur mes gardes, j'ai la ferme impression que cette personne me veut du bien.

— Je vois que tu as suivi mon conseil, le maquillage pour ne pas pleurer, dit Julie avec un sourire.

Je lui renvoie un maigre sourire en retour, c'est tout ce que je peux lui offrir. Mon esprit est trop concentré sur le bijou dans ma poche. Parfois, j'ai l'impression que Mara est encore là, quelque part, que je suis prisonnière, enfermée entre quatre murs, espionnée par une présence invisible.

— Tu es très jolie, tu sais, continue Julie doucement.

La salle commence à se remplir d'élèves. Les bruits des chaises, des sacs qu'on balance sur les tables, mais moi, je n'entends presque rien.

— Toi aussi, je murmure.

Julie se penche légèrement vers moi.

— Essaie de sourire plus souvent, ça t'irait bien, ajoute-t-elle.

Elle marque une pause avant de reprendre.

— D'ailleurs, je ne pense pas t'avoir jamais vue sourire, pas une seule fois.

Je hausse les épaules, mal à l'aise.

— Peut-être parce que tu ne m'as jamais vraiment adressé la parole, rétorqué-je, un peu trop sèchement.

Julie baisse les yeux vers le sol, et instantanément, je me sens mal. Elle ne mérite pas ça. Elle était l'amie de Mara, avant tout ça. Avant que Mara ne saute. Maintenant, pour une raison que je ne comprends pas, Julie semble vouloir me connaître, comme si j'étais devenue sa nouvelle curiosité.

Carla et Sophie s'assoient en face de nous. Je n'ai jamais aimé leurs airs condescendants, ni la façon dont elles se croient supérieures. J'aimais bien Mara. Mais pas ses fréquentations.

Puis, c'est au tour d'Arthur d'entrer dans la salle. Il prend sa place habituelle, devant, sans jamais se retourner. Jules, l'un de ses potes, entre à sa suite, et, étrangement, il me sourit. Un sourire qui semble destiné à Julie, mais qui, bizarrement, m'inclut aussi. Le rouge me monte aux joues.

— Tu vois quand tu veux, me chuchote Julie. Un peu de poudre magique, et voilà que le vilain petit canard devient une jolie princesse.

Je ne réponds pas. Je m'en fiche de Jules, de Julie, de tout le reste. Arthur est tout ce qui m'importe.

Le cours commence, mais je n'écoute rien. Mon attention est totalement absorbée par Arthur, par ses gestes, par la manière dont ses longs doigts passent dans ses cheveux. Je suis là, silencieuse, attendant, espérant qu'il se retourne, qu'il me voie. Que, juste un instant, nos regards se croisent et que j'existe pour lui.

Mais dehors, le vent se lève, et je détourne les yeux, fixant les feuilles mortes qui dansent dans l'air. Mon esprit vagabonde, malgré moi, vers Mara. Vers son corps sous terre, dévoré par des milliers d'insectes. Le froid s'insinue dans mes pensées, me tirant de la réalité. Instinctivement, je tends la main vers la boîte à bijoux cachée dans ma poche. Mais ça ne suffit pas. La voix du professeur semble de plus en plus lointaine, et je ne sens plus que ce courant d'air glacé qui caresse mes jambes. Mon cœur bat trop fort, trop vite, dans ma gorge.

Dehors, les feuilles tremblent encore. Elles semblent dessiner une forme, une silhouette filiforme, sombre, que je peine à comprendre. Mon regard se fixe sur la fenêtre, et mes doigts effleurent la vitre, hypnotisée. Les feuilles continuent leur danse macabre, et puis je la vois.

Mara.

Elle me sourit, figée sous un arbre mort. Ou du moins, quelque chose qui lui ressemble. La chose ouvre la bouche, et je sens ma poitrine se serrer, incapable de détourner le regard. Sa peau fond lentement, des vers grouillent sous son épiderme pâle, s'échappant de ses lèvres pour tomber dans l'herbe.

— Rosie, bon sang !

La voix de Madame Meri me ramène brutalement à la réalité. Je sursaute, les néons agressifs me ramenant dans la salle de classe. Les élèves me regardent, amusés, moqueurs.

— Essaie de te concentrer, reprend Madame Meri, agacée.

— Son cerveau est en train de disjoncter, lance Sophie en ricanant.

Carla éclate de rire, mais Jules, lui, reste immobile, fixant Julie qui me tient discrètement la main sous le bureau. Elle serre doucement mes doigts, et je m'y accroche. Je jette un coup d'œil à la fenêtre, mais dehors, tout est à la normale.

Les feuilles sont simplement des feuilles.

La sonnerie de midi résonne dans les couloirs, et je me dépêche de rejoindre la cantine. J'ai l'habitude de manger seule, c'est mon moment. Le seul où je peux m'évader, où j'écris tout ce qui me traverse l'esprit. J'attrape un plateau et me sers sans vraiment regarder ce que je prends : un morceau de viande grise, une purée jaune. Je m'installe à l'écart, comme toujours, loin des autres. C'est mon petit refuge.

Je sors mon carnet de mon sac et commence à griffonner, perdue dans mes pensées. J'essaie de décrire cette sensation étrange qui me suit depuis l'enterrement de Mara, ce poids qui ne me quitte plus. Puis, je tente d'écrire sur Arthur. Sur cet amour silencieux, sur la douleur que ça me cause. J'espère que l'encre absorbera une partie de ma souffrance, que le papier finira par la contenir. J'écris comme pour me délester de ce que je ne peux dire à personne.

Les autres, eux, sont à leur place habituelle. Arthur est assis à sa table, entouré de ses amis. J'ai remarqué que c'est à l'heure du déjeuner qu'il me fixe le plus souvent. C'est le seul moment où il s'autorise à poser les yeux sur moi. Peut-être parce que tout le monde est trop occupé par leur repas, ou peut-être parce que je prends toujours cette table qui se trouve pile en face de la sienne.

C'est à cette table qu'il m'a souri pour la première fois.

Je me souviens encore de ce moment. Je le dessinais à la dérobée, essayant de capturer ses traits sur le papier. Mara était assise sur ses genoux, passant ses doigts dans ses cheveux. C'est alors qu'il a levé les yeux et m'a regardée, droit dans les miens. Je m'étais figée. Son regard m'avait traversée, comme une lame douce et cruelle à la fois. Ce même soir, je recevais un message de sa part. Je n'ai jamais su comment il avait eu mon numéro, mais c'était arrivé. Et ce soir-là, tout avait changé.

Je secoue la tête, tentant de chasser ces souvenirs. Ils sont trop douloureux maintenant.. Je le regarde du coin de l'œil, assis à sa table avec ses amis. Sophie rit à une de ses blagues, et lui, il rit avec elle. Un rire que je connais bien, mais qui n'est plus pour moi.

Je retourne à mon carnet, mes doigts serrant le stylo un peu trop fort. Je veux écrire quelque chose, mettre des mots sur ce vide, mais rien ne vient. Mes pensées se brouillent, envahies par l'image d'Arthur et Mara. Elle est partie, mais c'est comme si elle était encore là, entre lui et moi, comme une ombre qui refuse de disparaître.

Je soupire, baissant les yeux sur mon plateau. Le morceau de viande semble encore plus gris que tout à l'heure, la purée froide et immangeable. Tout autour de moi devient flou, et je me retrouve à me demander, une fois de plus, si les choses auraient été différentes si Mara n'était jamais partie.

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