Chapitre 2 - Part 1
Ploc.
J'ouvre les yeux brusquement, désorientée. Mon souffle saccadé se perd dans l'obscurité.
Ploc.
Derrière moi, la ventilation tourne lentement, son bourdonnement incessant.
Ploc.
Je me lève en panique, mes paumes tâtonnent les murs autour de moi, à la recherche désespérée d'un bouton. Mes doigts effleurent la surface froide, glissante, et quelque chose de poisseux coule sur ma peau. Mon cœur s'emballe, prêt à exploser dans ma poitrine.
Ploc.
Enfin, mes mains trouvent l'interrupteur. Je l'actionne, et les néons au-dessus de moi s'allument avec un crépitement strident. Leur lumière vacillante éclaire brièvement l'espace : un sous-sol. Des tuyaux rouillés, des murs carrelés tachés de pourpre.
Ploc.
L'eau sous mes semelles colle, visqueuse, s'infiltre dans mes chaussures.
Ploc.
Je déglutis, tremblante, incapable de regarder en bas, trop effrayée de découvrir l'origine du liquide sous mes pieds. Le son, ce ploc qui résonne, vient de derrière moi. Toujours le même. Régulier. Insupportable. Un métronome pervers qui mesure la cadence de ma terreur.
Ploc.
Puis, je sens quelque chose. Un souffle. Froid, rance, glisse sur ma nuque, enflamme chaque nerf de mon corps. Mon cœur s'emballe. Je sais que ce n'est pas mon imagination, que quelque chose, ou quelqu'un est là.
« Tu l'as vu faire. Tu n'as rien fait. »
Les mots sifflent dans ma tête, sinistres. Une caresse glaciale effleure mon épaule, puis une sensation humide... Une langue. Crochue, repoussante, elle lèche mon oreille, lentement.
Je ferme les yeux.
Je hurle.
Je me réveille en sursaut, le pendentif toujours dans ma main. Ce n'était qu'un rêve. Pourtant je ne peux m'empêcher de sentir cette chose derrière moi. Sur la paroi se projette les ombres des arbres nus, leurs branches qui dansent à la lumière de la lune. Je ne suis pas seule, quelque chose se cache dans ma chambre. Alorsje me fige, le dos tourné au reste de la pièce, le regard rivé sur le mur.
C'est quand le soleil perce par ma fenêtre que j'ose me retourner. Personne. Mon bureau et mon armoire me dévisagent aux premiers rayons de la journée. Je me redresse pour me diriger vers la douche. L'odeur du tabac s'élève déjà de la chambre de ma mère. Je me demande si elle dormit seule.
Très certainement. Mon père est allé se vider les couilles ailleurs.
L'eau chaude me ramène doucement à la réalité, mais même sous le pommeau, elle me revient. L'image du corps de Mara s'impose à moi, encore une fois. Je me demande si, dans la mort, elle souffre autant que moi dans la vie. Est-ce que les tourments du sommeil sont réservés seulement aux vivants, ou bien Mara, là où elle est, connaît-elle encore des cauchemars ?
Quand je sors enfin, la radio grésille en arrière-plan, une voix monotone me rappelant que l'heure tourne et que je suis pile à temps pour aller en cours.
Je pourrais ne pas y aller.
Rester ici, dans ma chambre, où le silence m'engloutit. Mais rester à la maison signifie rester avec ma mère et les mauvais rêves qui rôdent dans chaque coin sombre. Alors je préfère affronter les couloirs de la prepra plutôt que l'étrangeté de cet endroit que je ne peux plus vraiment appeler « chez moi. »
Je m'arrête un instant devant le miroir, assez longtemps pour découvrir mon reflet. Mes cheveux bruns, humides et emmêlés, tombent en mèches fines autour de mon visage pâle. Je suis petite, maigre, pas assez pour que les gens le remarquent, mais suffisamment pour que je le ressente dans chaque os de mon corps. Je ne me trouve pas moche, juste... banale. Rien à voir avec Mara, avec son éclat, son magnétisme, cette façon qu'elle avait de captiver tout le monde sans même essayer.
Je détourne rapidement les yeux.
« Je ne suis pas à Mara. »
Je ne serai jamais elle, et je ne veux pas l'être. Pourtant, quelque part, dans un coin reculé de mon esprit, une petite voix murmure : « Mais tu voudrais qu'on te voie comme elle, non ? »
Je secoue la tête, m'habille au plus vite, enfile mes vêtements qui tombent un peu trop grand sur moi, et sors de la chambre sans un dernier regard vers le miroir.
Je mange mes céréales en silence, chaque bouchée a un arrière-goût de cigarette. Ma mère est là, enroulée dans son vieux peignoir, me scrutant à travers les volutes de fumée. J'espère qu'elle ne va pas parler, en vain. Mais évidemment, je suis la seule personne qui l'écoute encore.
— Ton père n'a pas dormi ici cette nuit.
Je ne réponds pas, pas envie. Trop fatiguée par mes cauchemars et par ce qui m'attend aujourd'hui, mais elle n'en démorde pas.
— Tu devrais passer le voir après les cours.
Je me lève, attrape mon sac et file vers la porte. Je préfère fuir que rester une seconde de plus dans cette cuisine oppressante. Enfourchant mon vélo, je commence à pédaler.
La ville défile sous mes yeux, familière et étrangère à la fois. L'endroit qui m'a vu naître. Peut-être celui qui me verra mourir. J'accélère, dépassant le bus scolaire et le tabac où les élèves s'entassent pour acheter leurs clopes. Dans mes oreilles, la musique hurle, couvrant tout. J'ai juste besoin de ça, de ce bruit pour m'anesthésier, pour ne plus penser à rien.
Si seulement je pouvais arrêter et dormir.
Le soleil est éblouissant quand j'arrive à la prépa, verrouille mon vélo, et me dirige vers l'entrée. Mes yeux se fixent immédiatement sur la fenêtre réparée du troisième étage. Là où Mara est tombée.
Un accident.
Je fréquente ce lycée depuis mes quinze ans. Comme les autres, je suis censée y rester encore un an de plus, me préparer pour la suite, pour les grandes écoles, pour cette vie que tout le monde semble attendre. Mais au fond de moi, je le sais.
Je ne quitterai jamais cet endroit vivante.
Dans le hall, le casier de Mara est devenu un autel. Des fleurs, des photos, des peluches. Les gens passent, s'arrêtent, murmurent. Ils la pleurent. Ils la vénèrent. Et moi, je me fonds dans la masse, ignorée, invisible, comme toujours, la main sur la hanse de mon sac à dos.
Arthur est là aussi, adossé contre les étagères jaunes, entouré de Carla et Sophie. Leur petit groupe inséparable. Lui, toujours avec ce même air détaché, cette fausse nonchalance qui fait tomber toutes les filles. Je sens son regard sur moi avant même de le croiser. Je le fuis immédiatement, mes yeux plongent au sol et mes pas accélèrent.
Je ne peux pas affronter ça. Pas maintenant. Pas avec lui.
— N'oublie pas de passer chez le psy, Rosie, il ricane dans mon dos.
Je l'ignore, tout comme les rires qui suivent sa réplique. Il fait ça pour faire penser aux autres qu'il me déteste.
Pour protéger notre secret.
Je me précipite dans la salle de classe et me glisse au fond, près de la fenêtre, là où personne ne viendra m'embêter. Comme toujours, je suis seule. Personne ne fait attention à moi. Je passe rapidement le revers de ma main sur mes joues pour essuyer les premières larmes de la journée avant que quelqu'un ne les remarque.
Mon téléphone vibre dans ma poche, mais je l'ignore. Au lieu de ça, je déverrouille l'écran et ouvre l'application photo.
Son visage apparaît aussitôt. Il dort, paisible, ou du moins, c'est ce que j'essayais de me dire quand j'ai pris cette photo. C'était la seule fois où il m'avait emmenée chez lui, dans le garage de son père. Ses cheveux sombres tombaient en mèches désordonnées sur son front, et même dans son sommeil, il semblait tendu, inquiet.
Mais les gens comme Arthur n'ont rien à s'inquiéter, le monde leur mange dans la main.
C'est la seule photo que j'ai de lui. Mon pouce traîne au-dessus du bouton pour la supprimer. Une part de moi sait que je devrais le faire, mais j'en suis incapable. Pas encore. Avant que je puisse décider, la porte de la classe s'ouvre brusquement.
Julie entre .
Elle est magnifique, comme toujours. Petite, avec une chevelure indomptable, une robe blanche flottant autour d'elle, ses doigts ornés de mille bagues. Elle s'arrête un instant, me regarde, hésite.
— C'est un crétin, Rosie.
Je lève les yeux, mon visage vide, comme d'habitude.
— Je sais. Je m'en fous.
Julie s'approche et s'assied au rang juste en face de moi. Elle me fixe, puis sort un miroir de son sac.
— Maquille-toi.
Je fronce les sourcils, ne comprenant pas tout de suite.
— Si je ne veux pas pleurer, je me maquille. Ça me donne une raison de retenir mes larmes. Surtout, ne les laisse pas te voir pleurer.
Je hoche doucement la tête, mais je sais que ça ne changera rien. Peu importe combien de couches je pourrais mettre sur ma peau, rien ne pourra vraiment cacher ce qui se passe à l'intérieur.
Pourquoi une fille comme Julie pleurerait ?
Elle m'adresse un maigre sourire avant de se retourner, les autres élèves commencent à investir la salle. Arthur est le dernier à faire son apparition dans son polo noir et son pantalon-cigarette. Le professeur lui fait signe de fermer la porte, il s'exécute.
Notre professeur, madame Laurier, prend sa place. Elle replace ses lunettes sur son nez pointu avant de nous adresser la parole.
— Malgré la tragédie qui est arrivée à votre camarade, la vie continue. Si vous avez besoin de parler, tout le conseil enseignant est là pour vous écouter.
Elle sort une pile de copie de sa besace avant de la poser sur son bureau.
— Bien sur, madame Felix est présente si vous avez besoin de vous adresser à un psychologue.
Je croise le regard d'Arthur, mais il le détourne aussitôt, et je redeviens invisible. Comme si je n'existais pas.
La prof ne réagit pas. Elle continue de distribuer les copies, une à une, en commençant par les moins bonnes, et comme toujours, il ne reste à la fin que deux copies : la sienne et la mienne. C'est toujours pareil, lui et moi, les derniers.
Deux îlots perdus au milieu du reste.
Je passe le reste du cours à fixer le rebord de la fenêtre. Des mouches s'y battent, se débattent, puis finissent par mourir. Leur lutte semble si inutile, mais je me sens connectée à elles.
Je suis comme ces mouches perdue dans le vide.
Je ne peux m'empêcher de jeter des coups d'œil à Arthur. Une part de moi espère qu'il me regarde aussi. Parfois, j'ai l'impression qu'il le fait, juste un instant, avant de détourner les yeux.
Et à chaque fois, une question me hante : qu'est-ce qu'il voit vraiment quand il me regarde ?
Rien
Partie 2 à venir...
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