Chapitre 15 - ROSIE


Hier soir, il ne s'est rien passé. Pas vraiment. Je l'ai embrassé, puis les larmes ont dévalé mes joues. Des larmes amères, lourdes de désespoir, parce que ce n'était pas lui que je voulais, pas Jules, mais Arthur. Pas cet ami qui pose un regard bienveillant sur moi comme s'il voyait une cause perdue. Pas celui qui me semble presque approprié.

Non, ce que je désire est bien plus torturé, bien plus déchirant, et c'est ce désir-là qui me réduit en cendres.

Mais Jules n'a rien dit. Il s'est simplement allongé à côté de moi, silencieux, nos épaules touchant à peine, et il a pris ma main, une ancre froide dans cette mer de tourments. Dans le silence, nous avons contemplé le plafond ensemble, un plafond qui se dressait comme une voûte pesante au-dessus de mes regrets. Puis, sans m'en rendre compte, je me suis endormie. Ce sont les premières lueurs de l'aube, teintant la pièce d'une lumière fade, qui m'ont tirée de ce sommeil trouble. Autour de moi, l'odeur âpre de lessive flotte encore, imprégnant la couette rayée de rouge.

Je me tourne vers Jules, qui, durant la nuit, s'est retourné. Son dos est tout ce qu'il me montre, une barrière impénétrable. Comme un automate, je me redresse, les yeux fixés sur cette maudite fenêtre qui donne sur le balcon, l'endroit même où j'ai vu Arthur la dernière fois. Là où j'ai décidé de rompre avec Mara, de couper les fils qui m'étouffaient lentement. Mais à la lumière de l'aube, mes pensées reviennent toujours à lui, à son regard hanté, à cette indifférence qui me consume, aux lèvres qui n'ont jamais effleuré les miennes.

Et elles ne le feront jamais.

D'un geste instinctif, je me lève et longe le couloir jusqu'à la salle de bain. La maison est une carcasse silencieuse, peuplée ici et là de quelques silhouettes avachies, encore endormies, vestiges d'une fête qui s'est éteinte dans la nuit. Jules a prévu cette journée loin des cours, profitant de l'absence de ses parents, mais au fond de moi, je me demande comment il parviendra à affronter les exigences de la prépa aujourd'hui, après cette nuit d'échecs et d'abandon.

Je pousse la porte de la salle de bain, et la lumière blafarde des néons vacille au-dessus de ma tête. Épuisée, je relève les yeux vers le miroir, qui me renvoie l'image d'un spectre. De longues traînées de mascara coulent sous mes cernes, témoins de larmes oubliées. Mes cheveux retombent, sans vie, collant à mes joues. Ma robe s'est retroussée dans mon sommeil, ne couvrant plus que le bas de mes cuisses. Sans réfléchir, je glisse la main dans mon soutien-gorge et en retire la petite lame cachée là, dissimulée dans un tissu rouge écarlate. Le métal luit, une lueur froide dans la lumière crue.

Le visage de Mara envahit mes pensées, elle me hurle dessus, sa figure déformée de rage, et comme dans mes cauchemars, je me sens piégée, trahie par mon propre esprit, hantée par les souvenirs de ceux que j'ai perdus. Arthur. Toujours lui. Je l'aime, je le désire, et pour ce crime, je mérite de souffrir.

Alors je tranche, une ligne nette sur la peau marquée de cicatrices et de mots gravés, un écho de la douleur inscrite à jamais dans ma chair : Salope.

Quand je retourne dans la chambre, Jules est déjà éveillé, ses traits inexpressifs éclairés par la lueur bleutée de son téléphone.
— On se prépare et on va en cours ? me demande-t-il, trop jovial, presque insouciant, comme si rien de la nuit n'avait d'importance.

Je ne réponds pas. Il retire sa chemise, expose son torse pâle avant de saisir une serviette.
— Je te promets un café, si ça peut te faire changer d'avis.

Il me faut un effort presque surhumain pour sortir de cette torpeur, pour faire taire la douleur brûlante qui pulse dans mes muscles.
— Pourquoi pas.

Il esquisse un sourire, un sourire creux, puis disparaît dans le couloir, me laissant seule dans le silence lourd de sa chambre. Je prends mon téléphone d'une main tremblante, et trois notifications attirent mon attention. Ce numéro inconnu, celui qui avait déjà envoyé des SMS le jour de l'enterrement de Mara, refait surface.

Je devrais les ignorer. Mais mes doigts, comme mus par une volonté étrangère, ouvrent les messages. Le poids des mots m'écrase.

Inconnu : Salope.

Je inspire, ma gorge se noue. Je fais défiler l'écran.

Inconnu : Tu pouvais pas garder tes pattes de chienne loin de son ami.

Cette fois, je me mords l'intérieur de la joue, étouffant un cri.

Inconnu : Ton heure viendra, tout le monde verra la pute que tu es.

Les mots glissent sur moi comme un poison familier. Mais cette fois, je ne les laisse pas infiltrer, mon cœur. Non, la réalité a déjà marqué ma peau, brûlé mes ailes. Et ce matin, je garde la tête haute, parce que la douleur est une vieille amie, et parce que ces mots-là ne peuvent plus me détruire.

Dans la voiture, Jules rompt enfin le silence, sa voix flottant dans l'espace clos de l'habitacle.
— Tu ne veux pas parler d'hier ?

Je serre les doigts autour de mon sac, me perdant dans le confort des vêtements amples qui cachent mon corps meurtri. Assise sur le siège passager de sa Volvo, je murmure, presque contre ma volonté :
— Non. Il n'y a rien à dire.

Il fait glisser ses mains sur le volant, change de vitesse en silence.
— Un baiser, ce n'est pas rien, tu sais, lance-t-il, son sourire en coin trop calme, trop léger.

Je détourne le regard, mes lèvres se pincent.
— Enfin, si c'est ainsi pour toi...

— Je ne suis pas de celles que l'on conquiert, craché-je, ma voix tranchante, froide, bien plus acérée que je ne l'aurais souhaité.

Il hausse un sourcil, son sourire s'efface un peu.
— Tu as raison. Désolé, je ne voulais pas te mettre mal à l'aise...

Une vague de culpabilité me traverse. Avec Arthur, je suis capable d'endurer, de souffrir, de me laisser prendre sans un mot. Et là, face à Jules, ce garçon si honnête, si... normal, je me braque.

— Désolée, dis-je enfin, plus doucement. Un murmure presque honteux.

Devant nous, le lycée se dessine, une silhouette familière et oppressante, peuplée de visages étrangers, de jeunes élèves pressés, se faufilant entre les bus scolaires.
— Pas de problème, répond Jules, une fausse modestie dans le regard. Si jamais tu veux en parler, je suis là. Je ne suis pas pressé.

Pressé de quoi, exactement? me dis-je en silence, mais je laisse la question s'évanouir dans l'air. La voiture s'arrête et il me sourit une dernière fois, avant de me laisser sortir.

— Tu veux qu'on entre ensemble ? demande-t-il.

— Non.

Son sourire persiste, étrangement paisible. Il tourne les épaules et s'éloigne. Je reste un instant, les doigts crispés sur mon sac, mes yeux fixés sur les nuages lourds au-dessus de moi, et je respire enfin, seule sous ce ciel plombé, où l'ombre et la lumière se confondent dans une bataille calme.

*

La journée s'étire sans accroc. Julie profite de chaque occasion pour m'interroger sur la veille, me passant littéralement sur le grill, mais je me contente de détourner le regard, me cachant derrière des réponses vagues. Arthur, lui, m'ignore. Nos yeux ne se croisent pas, il m'évite, comme si notre histoire n'avait jamais existé. Tant mieux. Il m'a négligée trop longtemps ; peu importe ce que j'ai cru voir hier, ce que j'ai ressenti dans cet instant fragile. Je ne le laisserai plus m'envahir.

— Alors, toi et Jules ? lance Julie en essayant de capter mon attention, alors que Jules, en question, s'amuse dans le hall avec un ballon.

— Alors rien, réponds-je, feignant l'indifférence.

Sous la lumière crue du réfectoire, Julie me prend soudain la main, m'obligeant à la regarder dans les yeux.

— Tu mérites d'être heureuse. Peut-être pas avec Jules, mais avec quelqu'un.

Je reste silencieuse, les mots coincés dans ma gorge. Elle ne pourrait pas comprendre, de toute façon.

Pendant le premier cours de l'après-midi, mon père entre dans la classe et appelle Arthur pour l'interroger au sujet de Mara. Je l'observe partir, encore invisible à ses yeux. Arthur fait comme si je n'existais pas. Je reste concentrée sur mes équations, laissant mes pensées s'absorber dans des chiffres impersonnels. Peu importe ce qui est arrivé à Mara, je sais qu'il n'y est pour rien. Il voyait Mara, il l'aimait, elle.

Arthur aime Mara.

L'après-midi s'écoule dans une brume de somnolence. Je lutte pour garder les yeux ouverts, manque de tomber de ma chaise en cours de biologie. Quand la journée s'achève, je quitte enfin la prépa, me dirigeant vers la voiture de police de mon père, garée devant l'établissement. C'est là qu'Arthur m'intercepte. Mon cœur bat plus fort, une vague de confusion me traverse.

Il se tient devant moi, l'expression tendue, ses yeux braqués sur les miens. À la lumière du jour, la colère y est plus claire, cette rancœur froide, brûlante, que j'ai déclenchée en lui. Et là, debout dans ce parking, un éclair de compréhension me frappe : je comprends ma mère. Je comprends qu'elle laisse mon père la blesser, car dans sa colère, elle existe.

— Rosie, commence-t-il. Je t'ai vue hier.

Mon corps se fige, mes doigts crispés autour des anses de mon sac à dos.

— Oui, et moi aussi. Bon anniversaire en retard.

Son visage se tord, et il s'approche d'un pas. Son odeur flotte dans l'air, un mélange de tabac et de menthe.

— Rosie, je ne veux pas te perdre.

— C'est un peu tard pour ça.

Je tourne les talons, sans attendre sa réponse, et continue vers l'auto de mon père.

J'ai besoin d'une raison de vivre.

Je me glisse dans la voiture en silence, le klaxon de mon père résonne encore à mes oreilles. Il me lance un regard lourd, la cigarette suspendue au bout des doigts. Sans un mot, il démarre.

— Depuis quand tu traînes avec le Rousseau ?

Je fixe un point droit devant moi, épuisée, haussant simplement les épaules.

— Il est le dernier à avoir vu Mara en vie, tu le sais.

Je me tourne vers lui, un frisson glacé remplaçant ma fatigue.

— Depuis quand c'est une bonne idée de partager les détails d'une enquête avec ta fille mineure ?

Son visage se ferme.

— Ce mec est dangereux. Je ne veux pas que tu le fréquentes, encore moins que tu te mettes en couple avec lui. Sa famille, tu la connais ? Une pute et un toxico.

Les mots sifflent, chaque syllabe mordante. La voiture tourne dans l'allée, les phares illuminent notre maison.

— Alors Joe va frapper sa femme et la tromper à tour de bras ?

Il se raidit, me jette un regard tranchant avant de freiner brusquement. Il attrape ma main, serrant fermement, comme il le fait avec maman lorsqu'elle le contredit.

— T'arrêtes d'être insolente.

Un nœud se forme dans mon ventre, la boule dans ma gorge devient douloureuse. Papa m'a déjà frappée, une fois. Maman avait menacé de partir, et il n'avait jamais recommencé depuis. Mais cette tension, ce poids, ne disparaît jamais.

— Ta mère ne fait pas le tapin, et ce qui se passe entre ta mère et moi ne te regarde pas.

Je le fixe, la mâchoire serrée.

— Alors ne te mêle pas de la mienne.

Je claque la portière en sortant de la voiture. Il redémarre, me laissant seule sous la lumière froide du soir. Je me hisse sur le porche, tremblante, les jambes vacillantes sous le poids de l'épuisement.

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