Chapitre 12 - Rosie
— C'était plutôt dingue !
Jules et Julie m'encerclent, et une vague de honte me traverse.
Pathétique.
J'accélère le pas, espérant les semer. Ils m'ont collé toute la journée, presque de façon suspecte, mais je n'ai pas de temps pour leurs jeux. Avec mon numéro de ce matin, mes parents vont sûrement m'interdire de sortir ce soir. Une partie de moi en serait soulagée. L'autre déteste l'idée de rester enfermée, de devoir affronter mes pensées.
Et le vide dans ma poitrine.
Sortir me fait peur, mais l'idée de rester seule avec mes cauchemars m'effraie davantage.
Mais Julie a d'autres plans.
Elle me raccompagne jusqu'à chez moi, où ma mère m'attend, bras croisés, sourcils froncés, prête à me passer un savon. Mais dès qu'elle aperçoit Julie à mes côtés, son expression change. Son regard passe de la colère au soulagement, puis à une espèce d'incrédulité bienveillante ; moi, sa fille renfermée, rentre avec une amie.
Elle nous ouvre la porte en grand, presque trop enthousiaste.
— Entrez, les filles ! Vous avez soif ? Je vais vous préparer un chocolat chaud, ça vous fera du bien.
Je la regarde, abasourdie. Elle n'a pas proposé de chocolat chaud depuis des années. Julie, elle, accepte d'un sourire éclatant, comme si elle était la fille modèle de cette famille, alors que je tente de reprendre mes esprits. Ma mère nous installe à la table de la cuisine, sort deux tasses et un sachet de cacao.
Je fixe le liquide brun qu'elle verse avec une minutie presque cérémoniale. L'odeur douce me ramène à l'enfance, à des moments plus simples, plus légers... quand Mara était mon amie et pas ma harceleuse. J'en serais presque émue... si je ne savais pas ce qui m'attendait ensuite.
Ma mère nous observe en silence pendant quelques secondes, tandis que Julie boit une gorgée, lance un regard complice à ma mère et finit par glisser :
— Vous savez, madame, j'avais pensé que Rosie pourrait dormir chez moi ce soir. Ça nous ferait du bien, une petite soirée entre filles après la fête de Jules.
Ma mère n'en croit pas ses oreilles. Elle reste un instant bouche bée, puis elle hoche la tête, ravie, sans même me demander mon avis. Je la revois déjà sourire, la veille alors que Jules l'aidait à sortir les courses de la voiture.
— Oh, mais bien sûr, ce serait génial ! Rosie a besoin de sortir un peu, de s'amuser.
Elle me lance un regard lumineux, comme si ce moment représentait un rêve qu'elle caressait depuis des années. Entre Jules hier soir et Julie aujourd'hui, elle doit se dire que je suis enfin en train de m'ouvrir, de devenir cette fille "normale" qu'elle a toujours espéré.
Elle à oublier les griffes sur mon visage, les coups et la dispute avec Clara. Mais comme pour tout le monde autour de moi ce que. Je ressens ne compte pas, juste le paraitre.
— Allez, file préparer ton sac, Rosie ! elle m'ordonne gentiment pour me tirer de ma rêverie.
J'ai à peine le temps de protester qu'elle m'envoie dans ma chambre, presque impatiente de me voir partir. Comme si elle craignait que je change d'avis. Je monte les escaliers, un peu hébétée, et me retrouve dans ma chambre, en train de balancer des vêtements dans un sac à dos sans tel un automate. Mon esprit tourne à vide. La vérité, c'est que je ne sais même pas si je veux y aller. Mais l'enthousiasme de ma mère, ce regard qu'elle m'a lancé, m'empêche de me dégonfler.
Je suis sur le point de refermer mon sac quand quelque chose attire mon attention sous le lit. Du coin de l'œil, je la vois : une boîte qui dépasse à moitié des couvertures entassées.
Salope.
Mon estomac se tord. Mon corps entier se tend. Je reconnais cette boîte, et tout ce qu'elle contient. Une douleur vive, comme un couteau, s'enfonce dans ma jambe. Je voudrais lâcher mon sac, m'effondrer là, fermer les yeux et oublier. Oublier Mara, oublier cette souffrance qui se love dans mon ventre et refuse de me laisser tranquille.
Je baisse les yeux, tremblante, et sans trop réfléchir, je saisis la boîte. Mes doigts se referment dessus, glacés. Je la glisse dans mon sac, comme si cela pouvait effacer l'empreinte qu'elle laisse en moi, et je ravale mes larmes avant de me redresser.
Quelques minutes plus tard, je redescends, le sac sur le dos, un poids de plus qui me tire vers le sol. Ma mère m'attend au pied des escaliers, un sourire fier et lumineux aux lèvres. Elle pose une main sur mon épaule, m'embrasse doucement sur le front.
— Amuse-toi bien, ma chérie.
Je hoche la tête sans rien dire. L'ironie de la situation me ronge de l'intérieur.
Julie m'attrape par le bras dès qu'on sort de la maison, m'entraînant avec une énergie que je n'ai pas. La nuit est fraîche, et je frissonne, sans savoir si c'est à cause du froid ou de ce que je viens de mettre dans mon sac.
On marche en silence, et au bout de quelques rues, quelque chose me frappe. Le trajet n'est pas le bon. Je m'arrête, jetant un coup d'œil autour de moi.
— Julie, on va vraiment chez toi ? je demande, la voix plus faible que je ne l'aurais voulu.
— Petite surprise, dit-elle en reprenant mon bras. Jules organise une fête ce soir... pour l'anniversaire d'Arthur.
Mon cœur rate un mouvement, et une vague de souvenirs m'envahit. Des images de sa maison, des moments que j'aurais préféré oublier. Des secrets que je garde enfouis, comme cette boîte maintenant cachée au fond de mon sac.
Je ferme les yeux un instant, essayant de reprendre mon souffle, mais Julie m'entraîne avant que je ne puisse protester. Je me force à marcher, à avancer, même si une part de moi voudrait faire demi-tour.
— Allez, Rosie, c'est juste une soirée. Ça va te faire du bien, insiste Julie en serrant mon bras comme pour me donner du courage.
Et comme toujours je me laisse faire.
***
Julie m'a maquillée comme une poupée, et je lance un regard incertain vers le miroir dans la chambre de Jules. La pièce est sombre, presque trop sophistiquée pour un ado de dix-huit ans. Des rangées de vinyls couvrent les murs, tandis qu'une odeur de tabac froid et de parfum boisé flotte dans l'air. Jules nous a laissées seules, à la demande de Julie, pour que je puisse "me transformer".
Et comme d'habitude je n'ai pas eu la force de dire non.
En bas, la musique bat déjà son plein, des voix s'élèvent par vagues alors que les invités affluent.
Je fixe mon reflet dans le miroir, incapable de reconnaître celle qui me regarde. Mes yeux sont soulignés de noir, intenses, presque provocants. Mes lèvres, d'un rouge vif, ne sont plus les miennes. Mon corps disparaît dans une robe noire, courte, serrée, qui dévoile bien plus que je ne l'aurais voulu. Heureusement, j'ai gardé mes bottes et un collant opaque, comme un dernier rempart. Julie a relevé mes cheveux en un chignon lâche, laissant quelques mèches retomber autour de mon visage, là où scintillent des paillettes sous la lumière tamisée.
La fille dans le miroir me scrute avec un sourire narquois, presque cruel. Elle a l'air sûre d'elle, presque arrogante. Comme Mara. Un frisson me traverse, et je détourne les yeux.
— Tu n'aimes pas ? demande Julie en me regardant à travers le miroir.
— Je ne sais pas, finis-je par dire. C'est trop. Aujourd'hui, avec Clara... et toi. Je te connais à peine. D'accord, tu ne me refermais pas le casier sur les doigts, et tu ne m'enfermais pas dans les toilettes, mais Mara était ton amie. Tu n'as jamais fait attention à moi.
Les épaules de Julie s'affaissent. Elle détourne le regard un instant avant de replacer nerveusement une mèche de cheveux derrière son oreille.
— Je suis désolée. Peut-être que... c'est pour ça que j'essaye d'être gentille avec toi.
Un rire amer m'échappe, et les mots sortent sans que je puisse les retenir.
— Alors tu as pitié de moi ?
— Non. J'ai pitié de moi, et de ce que j'ai laissé faire. Je me suis dit que je te devais au moins ça.
Je reste silencieuse. Julie s'approche, et avant que je ne comprenne, elle entrelace ses doigts aux miens.
— Laisse-moi me faire pardonner, murmure-t-elle.
Je veux tellement la croire que j'ignore la petite voix au fond de ma tête. Celle qui me dit de ne pas baisser ma garde. Je veux tellement la croire que je lui souris, et le temps d'un instant, je me mens à moi-même.
La porte s'ouvre brusquement. Jules entre, un verre à la main, un joint dans l'autre, un sourire amusé aux lèvres. Il s'arrête, me regarde de la tête aux pieds, et laisse échapper un sifflement.
— Wow ! On dirait une vraie femme, là.
Ses mots me glacent. Une vraie femme. Comme si jusque-là, je n'avais été qu'une ombre, une enfant, quelque chose d'incomplet. Mon visage chauffe sous son regard insistant. Je voudrais disparaître, me fondre dans les murs sombres de cette chambre. Une angoisse sourde monte en moi, comme un mauvais pressentiment, un avertissement silencieux.
Julie se tourne vers Jules, satisfaite.
— T'as vu comme elle est jolie ?
Ils me regardent comme s'ils avaient créé quelque chose. Comme si j'étais leur œuvre, leur marionnette, une poupée habillée pour leur plaisir. Leur fierté brille dans leurs yeux, et je me sens exposée, gênée, comme si je devenais quelqu'un d'autre sans le vouloir.
— J'ai besoin d'utiliser les toilettes, je murmure pour m'échapper.
Jules me fait signe de suivre le couloir jusqu'à la première porte sur la gauche.
Une fois la porte verrouillée derrière moi je m'effondre, tandis que mes ongles s'enfoncent dans la céramique de l'évier.
— Respire, je murmure.
Et soudain, tout revient. La gifle de Clara, ses paroles pleines de venin. Arthur, les bras ballants, me regardant comme si je n'étais rien. Je me sens à nouveau comme une chose insignifiante, oubliée sur un trottoir, à l'abandon sous la pluie. Une moins que rien.
Mes mains bougent sans que je les contrôle. Je retrouve la petite lame glissée dans la poche de ma robe. Cachée là, froide, métallique. Mes doigts tremblent tandis que je la lève à hauteur de mon regard, et dans le silence, leurs mots reviennent. Les moqueries. Les regards. Tout ce poids qui écrase ma poitrine, qui m'étouffe.
La première goutte de sang perle de mon doigt, glisse le long de ma peau. Je ne m'arrête pas. Je remonte ma robe, baisse mon collant. La lame appuie contre ma peau, et je tranche. Profond, jusqu'à ce que la brûlure l'emporte sur le reste. Jusqu'à ce que le monde entier disparaisse derrière cette douleur.
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