Chapitre 10 - Arthur
Les mots se brouillent sur la page tandis que l'orage gronde au loin. Je ferme mon livre et me redresse sur la balançoire. Il fut un temps où mes pieds flottaient au-dessus du sol, et où je riais alors que mon père me poussait toujours plus haut. Mais ce temps-là est loin. Maintenant, ses poings frappent, et ma mère encaisse en silence. Et quand je rentre des cours, l'odeur sucrée des gâteaux a disparu, remplacée par celle âcre de l'alcool.
Je traîne jusqu'ici, sur cette colline qui surplombe la ville, coincée entre le château d'eau et le cimetière. Ce parc à l'abandon est devenu mon refuge. Ici, personne ne me juge. Pas de regards accusateurs, pas de Mara pour me transpercer de ses yeux pleins de haine. Depuis ce jour, ce jour où je l'ai confrontée au sujet de Rosie, tout a changé. J'avais essayé de comprendre ce qui s'était passé entre elles, mais je n'ai jamais eu de réponses. Rien.
Maintenant, Mara me dégoûte. Un sentiment de malaise me ronge à chaque fois que je la vois pousser Rosie dans les couloirs, faire tomber ses affaires. Et je ne dis rien. Par peur. Peur des autres, peur d'être rejeté. Au début, je craignais de perdre Mara, mais avec le temps, je réalise que je ne la supporte plus. Elle me trompe depuis un moment, et je ne me suis jamais vraiment demandé avec qui. Je ne m'en soucie même plus.
Alors pourquoi elle reste avec moi ? Pourquoi ne me quitte-t-elle pas ?
Ces questions tournent en boucle dans mon esprit. C'est à ce moment que je la vois. Rosie. Elle est là, à quelques mètres, agrippant la hanse de son sac à dos, emmitouflée dans un sweat trop grand. Nos regards se croisent, et aussitôt, elle fait demi-tour.
— Rosie ! je lâche, sans réfléchir. Ne pars pas.
Elle s'arrête, mais ne se retourne pas. Une seconde de plus, et j'ai peur qu'elle s'en aille, qu'elle enfourche son vélo et disparaisse. L'idée de ne plus la voir m'enfonce une tristesse si profonde, bien plus douloureuse que celle que j'éprouve pour Mara.
Mon petit papillon de nuit.
— Tu n'as pas besoin de me fuir, je dis, ma voix plus douce que je ne l'aurais cru.
Elle se retourne enfin. Elle s'avance, lentement, jusqu'à la balançoire à côté de la mienne. Ses traits, baignés dans la lumière grisâtre du soir, me paraissent encore plus beaux. Elle ne sourit pas. Elle tire sur les manches de son sweat et s'assied à côté de moi.
— Je ne savais pas que tu venais ici, je dis, essayant de briser le silence.
Elle racle sa gorge avant de répondre d'une voix à peine audible.
— J'aime bien le silence. Je venais ici quand j'étais petite.
— Moi aussi.
— Je sais.
Je me mords la lèvre. J'aimerais lui dire quelque chose de pertinent, mais comme à chaque fois qu'elle est près de moi, je perds mes moyens. Je n'arrive plus à penser clairement. Je n'arrive même plus à respirer correctement. Tout ce que je vois, c'est elle. Magnifique. Fragile.
Elle ne parle pas beaucoup. Mais ses yeux parlent pour elle. Deux taches sombres, des puits de tristesse qui m'engloutissent.
— Je suis désolé pour les autres, je finis par dire, maladroitement.
Elle me regarde enfin, et mon cœur se serre à l'idée qu'elle puisse me détester. Mais elle ne me déteste pas. Elle sourit, juste un peu, puis hausse les épaules.
— Je leur ai dit d'arrêter, mais...
— Elles te détestent trop pour te laisser tranquille, je murmure, terminant sa phrase.
Elle détourne le regard. C'est alors que je remarque une tache bleue sur son cou. Mon cœur se brise. Ce n'est pas Mara qui aurait fait ça. Elle est cruelle, mais pas à ce point. Quelqu'un d'autre lui a fait du mal.
— Qu'est-ce qui s'est passé entre vous deux ? je demande, poussé par une curiosité qui me dépasse.
Rosie lève un sourcil, une mèche de sa tresse tremblant sous la brise.
— On était amies, quand on était petites. Mais après son anniversaire, tout a changé. Elle m'a laissée tomber.
Elle marque une pause, reprenant son souffle, puis reprend.
— Au début, j'ai cru que je le méritais. Puis, j'ai espéré qu'elle se lasserait.
— Mais ça n'est jamais arrivé, je termine pour elle.
Elle hoche la tête, silencieuse. J'ai envie de la prendre dans mes bras, de la serrer contre moi jusqu'à ce que plus personne ne puisse lui faire du mal. Je veux qu'elle ne pleure plus jamais.
— Tu n'en as jamais parlé à personne ? je demande, la voix tremblante de colère.
Elle rit doucement, un rire triste qui me retourne l'estomac.
— Pour quoi faire ? Pour qu'elles me détestent encore plus ? Non. Si même toi, son mec, tu n'arrives pas à la faire changer d'avis...
Elle s'arrête, comme si elle avait déjà trop parlé.
— Il t'arrive de faire des choses que tu n'aimes pas ? elle demande finalement.
— Oui, comme tout le monde.
Je la regarde, incapable de répondre tout de suite. Rosie ne dit rien, mais ses yeux... Ils disent tout.
Ils demandent, sans poser de questions.
— Je ne sais pas quoi faire, Rosie, je finis par avouer, ma voix à peine audible.
Je ne sais pas ce qui me prend, à me raconter ma vie à cette fille que je connais à peine, ici dans ce square abandonné.
Elle inspire profondément, ses yeux sombres plongés dans les miens.
— Fais ce que ton cœur te dit de faire, Arthur.
Son ton est calme, mais il y a une force derrière ces mots, une force que je n'ai pas.
« Les plus tristes sont les plus belles »
Je détourne les yeux, incapable de soutenir ce regard perçant, celui qui, pour la première fois depuis trop longtemps, me donne l'impression d'exister vraiment. Elle ne sait pas que je veux quitter Mara. Qu'à cause de tout ce qu'elle inflige à Rosie, je ne reconnais plus la fille que j'aimais. Il fut un temps où j'aurais tout fait pour comprendre celle que j'ai aimé, pour la faire sourire.
Mais maintenant... je n'en ai plus la force. Rosie à changer quelque chose, ce jour sous la pluie.
Alors j'inspire avant de répondre tandis que l'orage gronde au-dessus de nos têtes.
— Je... je ne veux pas rendre tout le monde triste, je murmure, la gorge serrée.
Je pense à Mara, à ce qui arriverait si je la quittais. Aux regards, aux murmures des autres. À la colère, aux reproches.
Tout ce qui viendrait avec.
— Tout le monde est déjà triste, Arthur, elle souffle doucement.
Elle a raison, voilà que je me plein à la fille qui se fait harceler dans les toilettes depuis le collège. Je la fixe, cette tristesse évidente qui teinte son regard, qui pèse dans chaque mot qu'elle prononce. Mara est triste. Moi aussi. Mais Rosie... Rosie traîne cette tristesse avec elle, la laisse se nourrir de son âme jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien. Je l'ai toujours vue, cette ombre, mais je n'ai jamais osé la regarder de si près.
Jusqu'à maintenant.
— Ce n'est pas facile, je susurre, comme si ça pouvait justifier tout ce que je n'ai jamais eu le courage d'affronter.
De la protéger, elle, ma mère.
Elle acquiesse, en silence, sans me lâcher du regard.
— Je ne peux pas continuer comme ça.
Rosie baisse un instant la tête, ses lèvres se pressant. Puis, lentement, elle relève les yeux vers moi. Je réalise alors qu'elle est la seule à qui je peux dire ça, parler ainsi
— Alors... ne continue pas, Arthur, dit-elle, sa voix douce, mais ferme.
Pas de jugement. Pas de pression. Juste une vérité simple, implacable.
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