Chapitre 1
TW : mutilation, harcèlement
Maman fume à table. L'odeur âcre du tabac se mêle au parfum du bouillon qu'elle a préparé, et ça me donne la nausée. La fumée s'enroule autour de la lumière blafarde de la cuisine, sous les néons bien trop bruyants. Je pleure encore, sans pouvoir m'arrêter, mais ma mère n'en a rien à faire. Au lieu de me laisser tranquille, elle m'a traînée de boutique en boutique toute la journée. Comme si acheter des fringues neuves ou des affaires de dessin pouvait effacer ma douleur. Je n'ai pas pu m'empêcher de repenser à ces jours où elle m'emmenait manger un gâteau au chocolat pour mon anniversaire.
Avant.
Mais aujourd'hui, même ses efforts n'ont pas réussi à me faire cesser de pleurer, mais elle n'en avait rien à faire.
— Comment allaient les parents ? réclame soudain mon père, le nez plongé dans son assiette.
Il n'a pas dit mot de la soirée, jusqu'à maintenant. Ma mère le foudroie du regard, son mégot se consumant lentement entre ses doigts.
— Demande à Kali, je suis sûre qu'elle te répondra mieux que moi.
Le ton glacial de ma mère coupe l'air. Mon père, Auguste, repose sa cuillère, ses mains tremblent légèrement. La colère monte en lui, silencieuse, terrifiante. Je me tends sur ma chaise, je sais ce qui arrive quand il perd son sang-froid. Mais ma elle s'en fiche.
— En tant que chef de la police, tu ne devrais pas savoir ce qui se passe dans cette foutue ville ? Ce n'est pas toi qui as trouvé le corps ?
Je frissonne en pensant à ce jour où j'ai vu mon père en larmes. Il s'était effondré dans la cuisine, entre l'évier et le carrelage. Il croyait être seul, mais j'étais là, le fantôme de cette putain de famille. Découvrir une fille de l'âge de sa propre enfant, défenestrée... ça a dû être insupportable. Heureusement qu'ils l'ont retrouvée avant l'arrivée des élèves. Mais ce soir, ce n'est pas cette version vulnérable de mon père que je trouve, non.
— Ferme-la, Édith.
Ma mère reprend une taffe de sa cigarette avant de l'éteindre dans son verre de vin.
— Tu n'imagines pas ce que tu me fais vivre, crache-t-elle, le regard brûlant.
Je cache mes mains sous la table, mes ongles enfoncés dans ma peau pour me retenir de crier. Mon père vire au rouge, son visage dur, ses yeux, d'habitude si calmes, se voilent d'une noirceur inquiétante.
— La gamine est morte, merde !
Il jette sa cuillère, et le bruit métallique résonne dans la cuisine. Ma mère ne bouge pas, furieuse. D'un geste brusque, elle attrape un verre, le fait voler. Il s'écrase contre le mur derrière Auguste, explosant en mille morceaux. Les éclats scintillent un instant avant de retomber dans le silence étouffé sur le plan de travail.
— Et toi, tu te tapes Kali ! rugit-elle, le visage déformé par la rage.
Mon père se redresse, plantant ses mains sur la table. Ses jointures blanchissent sous la pression tandis que la veine de son front palpite furieusement.
— Si tu n'étais pas si frigide et insupportable, je n'en aurais pas besoin ! hurle-t-il en se penchant vers elle.
Je croise le regard de mon frère. Il ne bronche pas, absorbé par l'écran de son téléphone, comme si de rien n'était. D'un geste mécanique, il plonge sa cuillère dans son yaourt, le portant à sa bouche, indifférent. Les disputes quotidiennes de nos parents ne semblent jamais perturber son appétit.
— Et toi, tu crois vraiment que je peux avoir envie de toi, avec ta bite flasque ! réplique ma mère, le ton acide.
Mon père recule d'un pas, frappé par l'insulte. Ses yeux se plissent de rage, mais il ne dit rien.
Auguste ne parle jamais, ses poings parlent pour lui.
Ma mère, de son côté, croise les bras sur sa poitrine, ses épaules tendues, son regard brûlant. Le silence retombe, seulement perturbé par le cliquetis régulier de la cuillère de mon Joe contre le bol en plastique.
C'est trop. Mon cœur bat à tout rompre, ma respiration se coince dans ma gorge. Je me lève d'un bond, fuyant vers ma chambre. Je ne veux pas entendre la suite. Contrairement à mon frère, je ne peux pas ignorer ce qui se passe autour de moi. Je ne peux pas fermer les yeux et prétendre que ça ne me détruit pas. Je monte les marches deux par deux, comptant automatiquement.
Seize. Il y en a seize.
La porte claque derrière moi, et je me laisse glisser contre elle, jusqu'au sol. Si seulement ils pouvaient se décider à divorcer. Mais ça n'arrivera jamais. Ma mère est trop dépendante de mon père, trop habituée à ne rien faire pour elle-même. Elle préfère s'accrocher à lui, même s'ils se détruisent un peu plus chaque jour.
Et moi avec.
Je cale ma tête entre mes mains, mes doigts s'entremêlent dans mes cheveux noirs qui tombent devant mes yeux.
Je n'en peux plus.
La pluie frappe les vitres, formant des rivières translucides qui dévalent le verre de ma chambre. J'essaie de me fondre dans cette obscurité, de me dissoudre dans la pénombre, en vain. Le visage d'Arthur s'impose à moi. Je le vois, souriant. Mara, assise sur ses genoux, l'embrasse sur la joue avant d'éclater de rire.
Un rire si clair, si vivant.
Et moi, je suis heureuse qu'elle soit morte.
Je suis un monstre.
J'aime Arthur, et j'aurais voulu qu'il me choisisse, qu'il éprouve ne serait-ce qu'une fraction de ce que je ressens pour lui. Mais ça n'arrivera jamais.
Jamais.
Mes doigts se referment autour du pendentif qui pend entre mes seins. Je le serre tellement fort que les petites ailes s'enfoncent dans mes phalanges. C'est tout ce que j'ai de lui.
La seule chose que je n'aurai jamais. Que je mérite.
Je reste là, immobile, à écouter mon propre souffle et les battements de mon cœur, à ignorer les cris qui montent du rez-de-chaussée, les genoux ramenés contre ma poitrine.
Le bruit de la voiture de Joe quittant l'allée me tire de mes pensées. Je me lève et me poste à la fenêtre juste à temps pour voir ses phares disparaître dans la nuit.
Il me laisse seule.
Je retourne vers mon lit et m'y laisse tomber, toujours habillée, fixant le plafond. Les étoiles phosphorescentes brillent encore. Celles que Joe avait accrochées quand je craignais le noir.
Puis je reviens à lui, à Arthur. À la dernière fois.
La dernière fois qu'il m'a prise dans les toilettes du lycée.
Non. La dernière fois qu'il t'a utilisée.
Je me souviens de ce moment où il avait murmuré mon nom, où il avait appuyé sa main sur ma joue avec une douceur douloureuse, avant de déposer un baiser sur mon front. J'avais cru, pendant une seconde, que ça changerait quelque chose. Que peut-être, il commençait à m'aimer.
Mais non.
Il m'a ignorée pendant un mois. Puis il m'a appelée un soir, complètement ivre, pour me dire que je lui manquais.
Et comme un bon chien, je suis venue.
Le lendemain, au lycée, il a fait comme si de rien n'était. Comme si je n'existais plus. J'ai passé la pause déjeuner à pleurer dans les toilettes. Je m'étais juré de ne plus jamais le laisser faire.
Et pourtant, je l'ai laissé faire. Encore.
Je serre le collier plus fort, me pelotonnant sur moi-même. Je ferme les yeux, essayant de faire le vide. Mais tout ce que je vois, c'est lui. Je pense à Arthur, je pense aux étoiles qui veillent sur moi. Et je pense à Mara, seule sous terre, dans son cercueil rose et blanc, la fleur entre ses mains glacées.
Soudain, mon téléphone vibre à nouveau. Je le tire de ma poche, la lueur du moniteur illuminant mes joues encore humides.
Arthur : je ne reste pas longtemps.
Une bulle apparaît. Mon cœur rate un battement. Mais quand je clique dessus, ce n'est pas un message privé. C'est dans le groupe. Il s'adresse à tout le monde, pas à moi. Je ferme la conversation, le souffle court, mes mains moites sur l'écran.
Puis un autre message arrive. Pas du groupe cette fois.
Numéro inconnu : T'as pas honte de ce que tu fais ?
Je fronce les sourcils. Mes doigts hésitent avant d'ouvrir le message. Je n'ai pas la force pour ça ce soir, mais je clique quand même.
Numéro inconnu : Mara est à peine enterrée que tu te frottes déjà à son mec.
Mon estomac se tord.
Je n'ai rien fait. Rien que je n'ai déjà fait avant... Mais je sens les battements de mon cœur s'accélérer, la faute, l'humiliation, tout à coup amplifiée par ces mots. Par ces regards invisibles qui me jugent à travers l'écran.
Je ferme la conversation. C'est sûrement quelqu'un de la classe. Quelqu'un qui sait pour Arthur et moi, qui sait que j'existe en marge de cette histoire. J'essaie de respirer, mais mon téléphone vibre encore. Encore. Encore.
Numéro inconnu : Tout le monde sait que t'es une salope.
Numéro inconnu : Pauvre Mara, même morte elle te surpasse.
Numéro inconnu : Arthur ne t'aimera jamais, tu n'es qu'une distraction.
Les mots s'enchaînent, violents. Mes mains tremblent, mon souffle irrégulier. Je veux arrêter de lire, je dois arrêter de lire, mais j'en suis incapable. Je suis piégée.
Un autre message arrive. Celui qui me fait tout basculer.
Numéro inconnu : On sait ce que tu as fait. Tout le monde va le savoir.
Je me recroqueville encore plus, mes genoux ramenés contre ma poitrine, le collier d'Arthur froid dans ma main. Je n'ai plus la force de répondre.
Le téléphone vibre à nouveau, l'écran s'allume, mais cette fois je ne le touche pas. Je n'ose plus.
Je me sens sale.
Je me sens sale rien qu'à l'idée qu'ils puissent savoir. Qu'ils aient deviné ce qui s'est passé entre Arthur et moi. Parce qu'ils ont raison, même si je m'en suis toujours défendue. Je ne suis qu'une distraction. La fille à qui il pense quand il est seul, saoul, ou en manque de quelque chose.
Mais jamais celle qui compte.
Salope. Insignifiante. Coupable.
Les mots ne me quittent pas, ils se gravent dans am peau, du poison qui me paralyse. Je me demande ce qu'ils ont vu. Ce qu'ils savent vraiment. Je reviens à chaque moment avec Arthur, chaque regard volé, chaque geste caché que je ne méritais pas. Les cris de mes parents s'élèvent du rez-de-chaussée.
Encore.
Leurs voix, violentes, saturent l'espace, mais je n'arrive même plus à les distinguer. Tout se fond en une seule note stridente, déchirant.
Je suis seule. Complètement seule.
Je serre le pendentif si fort dans ma main que mes doigts me font mal. Les mots sur mon téléphone continuent de clignoter, mais je ne veux plus les voir.
Je ferme les yeux, mais ça ne change rien. Les mots sont toujours là, gravés dans ma tête.
Les cris en bas redoublent d'intensité. Une chaise qui grince, un bruit sourd. J'entends ma mère hurler, mon père répondre, leurs voix se brisent contre les murs de cette putain de maison de verre. C'est devenu leur quotidien.
C'est devenu mon quotidien.
Mais ce soir, je n'arrive plus à les ignorer.
Je me lève et sors la petite boîte de sous mon lit. Elle émet ce tintement métallique que je déteste. Je ne pleure plus. D'un geste sec, j'essuie mes joues du dos de la main avant d'ouvrir la boîte. La lame de rasoir brille sous la lumière douce de ma veilleuse, un ourson blanc posé sur ma table de chevet.
Je soulève la lame pour al faire miroiter à hauteur de mon visage. Mon doigt glisse sur le bord, effleurant la pointe aiguisée. Je sais que je ne devrais pas, je sais que je veux arrêter.
Mais la tentation est là, et je suis seule.
Sans réfléchir, je déboutonne mon pantalon, dévoilant la peau pâle de ma cuisse.
Je n'ai pas fait ça depuis mes dix-sept ans.
Plus d'un an sans céder.
Mais ce soir, je n'en peux plus. J'ai besoin de quelque chose. Quelque chose pour faire taire les voix, pour éteindre les voix dans ma tête.
Mes mains tremblent légèrement alors que je presse la lame contre ma peau, froide au contact. Puis je tire doucement, laissant le métal tracer son chemin. La douleur est immédiate, vive.
Contrôlable.
C'est cette brûlure superficielle qui me libère, celle qui m'arrache à mes pensées et me ramène dans l'instant.
Je commence à graver.
S.
La lame glisse avec une précision presque chirurgicale. Mes muscles se tendent, mon souffle se fait plus court.
A.
La peau rougit, les petites coupures se remplissent lentement de sang, créant de petites gouttes qui roulent le long de ma cuisse. Je n'entends plus rien d'autre. Ni les cris en bas ni les pensées dans ma tête. Juste ce silence....
L.
Chaque nouvelle lettre est un peu plus facile que la précédente.
O.
La lame trace, découpe, m'immergeant dans cette illusion de contrôle, de maîtrise, là où tout le reste me glisse entre les doigts.
Le sang continue de perler, s'étalant sur ma peau en fines lignes rouges. Je me perds dans cette vision un instant.
Ce rouge vif, presque hypnotique.
P.
La souffrance monte un peu plus, mais elle est familière, comme une vieille amie que je n'ai pas vue depuis longtemps.
Ma seule amie.
E.
Le dernier coup, celui qui termine le mot, celui qui me laisse épuisée, mais curieusement plus calme.
Je regarde le mot, imprimé sur ma peau.
SALOPE.
C'est laid. Ça fait mal.
Sale, jugée, rejetée.
Je pose la lame à côté de moi, m'abandonnant à la douleur. Peu à peu, elle se transforme en un étrange calme. Mon souffle ralentit, devient plus régulier. Pour la première fois depuis des jours, je me sens vide. Mais ce vide est presque apaisant. Plus de colère, plus de honte. Juste un silence, là où tout s'éteint.
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