𝟏 - Hunger Games

J'inspire profondément. Je ne réalise toujours pas ce que je m'apprête à faire. Mais ce n'est pas le moment de flancher.

— À trois...

Je regarde Peeta devant moi. Il sert tellement les baies dans ses mains tremblantes qu'elles menacent d'éclater ; et un instant j'imagine qu'elles s'explosent et je vois le jus couler sur ses mains. Mais ça n'a aucune importance.

— Deux...

Il approche les baies de ses lèvres, et je l'imite. Et je me rends compte que, pas un instant, je n'envisage de les avaler. De mourir.
Pas un instant.

— Un...

Il a un petit rire, un peu grinçant, un peu couinant. Et aussitôt, c'est comme si j'entendais « coin », et une image de Prim s'impose à moi. Son rire, alors que je m'efforce de rentrer sa chemise dans sa jupe. J'imite le canard pour l'amuser ; et ça marche.

J'ai de la volonté. Et je vais le prouver.

— Zéro.

Alors je regarde Peeta avaler ses baies sans frémir.

J'ai de la volonté. Et je l'ai prouvé.


La fanfare de trompettes habituelle retentit, et je pourrais presque voir les habitants du district Douze se lever, d'un même mouvement, applaudir. M'acclamer. À l'exception des Mellark, bien sûr. Eux vont probablement se terrer, volets fermés, jusqu'à la fin de leurs jours. Je frémis à cette pensée, mais je ne dois rien laisser paraître. Je vais laisser tout le monde me féliciter, Haymitch se dire heureux pour moi, alors qu'il aurait préféré garder Peeta. Le parfait amoureux, celui qui improvisait mais avait toujours les bonnes répliques.

Tout le monde supposera que mon amour feint pour Peeta aura été une ruse. Elle rentrera probablement dans la liste des meilleurs rôles joués dans l'arène pour arriver à ses fins – si toutefois quelqu'un en tient une, un carrière, peut-être. Je ne me pose moi-même pas la question. Je tente de sortir Peeta de mes pensées. De ne pas réfléchir à mon acte. De ne pas douter.

Et je me laisse emporter. Ou, du moins, j'essaie.


Je ne rentre pas tout de suite chez moi. Avant cela, le Capitole me retient encore un peu plus pour me rafistoler de bas en haut. Toutes mes blessures, de la plus bénigne à la plus profonde, sont soignées jusqu'à ce que la moindre cicatrice disparaisse ; et je dois reconnaître que les chirurgiens ont fait du bon travail. Sans les fantômes des vingt-trois autres tributs – et d'un en particulier – pour me hanter, je pourrais moi-même croire qu'il ne s'était rien passé.

J'oscille entre « si seulement » et « tant mieux ». J'aimerais, ô combien, me débarrasser de l'image incessante de Peeta, suivie, sans faute, de celle de Rue. Mais une petite voix au fond de mon crâne me serine que je fais mieux de ne pas oublier.

Mais qu'importe. C'est impossible, même alors que tout le monde s'efforce de me distraire.

À part peut-être Cinna, lui s'est contenté d'être là. Il me serre dans ses bras à peine sortie de l'arène, sans se soucier de tacher ses habits de sang et de jus de sureau mortel. Je ne peux malheureusement pas en dire autant de Venia, Octavia et Flavius, mes préparateurs, qui dès mon arrivée m'entourent comme un essaim d'insectes attirés par la lueur d'un lampadaire. Ils s'empressent autour de moi, plus pour me féliciter à grands cris que pour s'attaquer à ma préparation – acte qui devient rapidement moins efficace. Ils refont aussitôt les Jeux, se rappelent les évènements les uns après les autres, et dans le désordre de préférence. Je n'avais qu'une envie, m'éloigner de leurs bavardages pour m'isoler au calme dans ma chambre. J'arrivais à peine à penser. Je capte le regard de Cinna posé sur moi et il saisit ce que je ressens sans avoir à le formuler : il congédie aussitôt mes préparateurs.

C'est sans un mot que je regagne mes appartements. Alors je comptais réfléchir, et me calmer, je sombre aussitôt dans le noir total du sommeil qui me tombe dessus aussitôt couchée.

Ma nuit se révèle agitée. Je revois le sang, réentends les cris. Le tout en accéléré, comme un film donc on ne veut pas capter les détails, seulement les émotions. Puis le visage de Peeta. Sa confiance totale, jusqu'au dernier instant. Je l'observe une nouvelle fois porter les baies à sa bouche, et je me rends compte que, si moi je m'étais décidée à vivre, il s'était lui résigné à mourir pour moi. Le jus violet fuse entre ses lèvres lorsqu'il croque le sureau, et il s'effondre presque instantanément.

Et c'est moi qui l'ai tué.


Les quelques jours passés au Capitole me semblent une éternité. Dès que je sors, des flashes crépitent, et Haymitch m'éloigne des caméras. Il n'a rien dit depuis le début, s'est contenté d'une tape sur mon épaule. Pour la première fois, je n'arrive pas une seule seconde à décrypter ses émotions. Est-il fier de moi ? Probablement pas. Portia reste de marbre, mais je ne la vois en réalité presque jamais. Elle ne semble pas m'en vouloir, mais sa douleur fait peine à voir.

J'ai beau être triste de quitter Cinna, c'est avec soulagement que je monte dans le train qui me conduira chez moi, dans le District Douze. À peine enfermée dans la chambre de mon wagon, je m'effondre sur mon lit, sans pourtant m'endormir. Je n'ai cessé de faire le même rêve depuis ma sortie de l'arène, et je n'ai pas eu de sommeil réparateur depuis, malgré ma fatigue de plus en plus lourde, et les piaillements d'Effie n'aident en rien à régler mes migraines.

Je me force quand même à me relever et à gagner le wagon restaurant. Mon ventre crie famine, et la perspective de goûter à nouveau un des plats lourdement saucés du Capitole est alléchante.

Je m'assois près de l'ancienne place de Peeta. La chaise est vide, alors je pose ma veste dessus. Comme si ça allait remplir le vide. Effie, en face de moi, commence part s'écrier qu'elle a toujours cru en le District Douze, le meilleur district. Pas même en moi, ça ne lui a probablement jamais traversé l'esprit. Puis elle déballe le programme des jours à venir. Je revois ma famille – sous l'œil des caméras, bien sûr –, puis on me fait visiter ma nouvelle maison, au village des vainqueurs, et j'aurai quelques dizaines d'interviews pour satisfaire les journalistes en mal d'action. La tournée des vainqueurs n'aura lui que dans six mois, et tant mieux.

Haymitch buvait, comme à son habitude. Alors qu'il commence sa troisième bouteille de vin, affalé sur sa chaise, je décide de déserter avant qu'il s'effondre et que je sois obligée de m'en occuper. J'adresse un « Merci, Effie » à l'intéressée et file.

Le trajet n'en paraît que plus long.


Lorsque je pose le pied sur le sol de la gare, il me semble que des jours se sont passées dans le train. J'ignore aussitôt les journalistes qui se précipitent vers moi, et me dirige à grands pas vers la sortie.

— Katniss !

C'est le voix de ma petite sœur.

Prim. J'aperçois son regard entre deux personnes anonymes au milieu de la foule massée sur le quai. Le District Douze est là presque au complet, mais je me précipite vers Prim, et la prends dans mes bras. Elle se blottit contre moi et murmure :

— Merci.

Je suis au bord des larmes.

— Je t'avais promis, je réponds.

Comme si j'avais eu un quelconque pouvoir sur mon sort dès le début. Si ç'avait été le cas, jamais je n'aurais pris de Tesserae. Plus, même : jamais je n'aurais vécu dans le District Douze.

Elle hoche la tête, et je finis par me redresser. Puis ma mère me sert contre elle. Elle a le regard clair et semble tout à fait maîtresse d'elle. C'est un soulagement.

Nous jouons des coudes pour sortir de la gare, tandis qu'Effie répond aux journalistes et chasse les curieux. Nous passons près de la Plaque, et Sae Boui Boui m'adresse un geste de la main. Elle ne semble pas avoir quitté son poste de tous les Jeux, tellement les cernes sous ses yeux sont noirs. Je lui souris. Comme prévu, la boulangerie des Melark est fermée. Je détourne vite les yeux.

Dès que je passe la porte de la maison, toutes les odeurs familières qu'elle contient m'entourent. Dont, plus forte que les autres, celle des plantes médicinales que ma mère utilisait autrefois. Et qu'elle utilise de nouveau, apparemment.

— Elle s'est remise à soigner les blessés de la Veine, chuchote Prim, qui n'a pas lâché ma main du trajet, en se penchant vers moi. Elle s'est améliorée depuis ton départ. (Elle fronce les sourcils) Ça va ?

J'acquiesce. J'ai beau me dégoûter, je suis heureuse d'être là. Enfin chez moi.


Le vent est de plus en plus froid, mais je ne le sens pas. Emmitouflée dans une veste confectionnée par Cinna, je pourrais être au Pôle Nord comme au Sahara. Avec des gestes précautionneux, je mets dans mon sac le lapin qui s'est prit dans mon collet, et fais demi-tour. J'ai intérêt à être rentrée avant un quart d'heure, car Sae Boui Boui ne va pas m'attendre indéfiniment. Je rejoins la Veine, et me dirige vers la Plaque pour y laisser ma trouvaille. Presque rien n'a changé de ce côté-là : je continue d'aller chasser dans la forêt – bien que Gale soit de plus en plus souvent absent lors de ces excursions quotidiennes – et de ramener mon butin au marché noir. Simplement, je n'ai plus besoin de rien en échange. J'ai plus d'argent que je ne pourrais en dépenser, et si je ne le distribue pas à tour de bras, notamment pour ne pas faire de jaloux, j'achète régulièrement du bœuf à Sae pour qu'elle en mette dans sa soupe. Au moins, il a vrai goût, pas une illusion faite de chien bouilli. Lorsque j'arrive à proximité de la Plaque, pourtant, je n'entends pas le brouhaha de fond habituel ni le son cuivré des cuillers sur les bols de soupe. Et lorsque je m'approche, un Pacificateur que je ne connais pas se rue sur moi, m'attrape les mains et demande, de manière un peu trop enthousiaste pour être calme :

— Montrez-moi ce que vous tenez là, mademoiselle Everdeen.

Je réalise alors. De nouveaux Pacificateurs ont été embauchés, notamment pour la nouvelle gagnante du District Douze... Autrement dit, moi. Sauf que tous ne m'apprécient pas. Et, alors qu'il cherchait probablement une raison pour m'accuser, je la lui ai servie sur un plateau en me faisant prendre un lapin fraîchement tué à la main.


Je connais la sanction depuis que je m'aventure en forêt. Elle peut être la mort ou la flagellation – ou les deux. Heureusement (dans une moindre mesure), on m'annonce la seconde. Alors qu'on me conduit sur l'estrade du milieu de la Veine, je vois quelque chose que je n'ai encore jamais vu. Les habitants se regroupent, main dans la main, pour créer une longue chaîne. Il y a des personnes de tous les âges, malades ou en bonne santé – aussi relative qu'elle puisse l'être ici, pour former un immense mur humain.

— Laissez-nous passer, exige le Pacificateur dont je ne connais toujours pas le nom.

D'un mouvement unanime, les habitants du District Douze secouent alors la tête. Le « Non » aurait aussi bien pu être crié, il aurait eu la même force.

Le Pacificateur sort son arme d'un geste vif et la braque sur le foule.

— Je vous ai demandé de vous enlever de mon chemin, éructe-t-il en détachant les syllabes, comme s'il parlait à des sourds.

Même geste. Une mère pousse son enfant derrière elle et prend la main de l'autre personne à sa gauche, resserrant un peu la chaîne. Je déglutis. Ces personnes sont-elle en train de risquer leurs vies pour moi ?

Soudain les mains se lâchent, et tous les habitants portent leurs trois doigts du milieu de la main gauche à leurs lèvres avant de les tendre vers moi.

Et je comprends. Que Peeta soit mort ou pas, Panem se révolte. Et cette révolte commence ici.

Le District Douze a enfin une gagnante, plus digne que Haymitch, alors les Pacificateurs n'ont pas intérêt à y toucher. À me toucher. Je suis le symbole de leur force retrouvée.

J'ai été la goutte qui a fait déborder le vase. L'étincelle qui met le feu aux poudres.

Alors je leur répond de la même manière.

Et je regarde Panem s'embraser.

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