9. Frédérique
Le dimanche suivant, comme prévu par Ti'Pierre, on est tous allés « en ville », voir le fameux match de la finale de la coupe du monde. La France était qualifiée, nous l'avions appris quelques jours avant par Bob à la radio. Benj avait perdu son pari et Ti'Pierre était soulagé. Ca l'aurait gavé d'aller jusqu'à Rivière-Blanche pour voir une finale Brésil-Croatie.
Pendant tout le trajet, Ti'Pierre et Manu étaient surexcités. Comme des enfants avec un nouveau jeu. Ils avaient décidé de mettre l'ambiance et de motiver tout le monde, même Olivia qui ne voulait pas venir (c'est vrai que la France avait éliminé l'Italie en quart de final aux tirs au but après un match parait-il difficile). Ti'Pierre avait pris place dans la benne, tentant non sans mal de se tenir debout, une Labatt'Blue dans une main, un sifflet dans l'autre. Mais où avait-il trouvé ce sifflet ?
Pendant le match, on a réussi à se contenir, au moins au début. Jo ravitaillait tout le monde en bière, Manu commentait les commentaires, Ti'Pierre jugulait, avec Benj et Noz, on délirait, et Matt buvait. Le patron du bar jouait le jeu, les habitués aussi et nous on consommait. C'était la première fois que j'appréciais un match de foot. Avant la fin du match, on était beurré comme des petits LU.
En plein après-midi.
Mais ce n'est pas tous les jours qu'on bat le Brésil en finale de la coupe du monde.
Je me souviens qu'on dansait la samba sur les tables avec Jo et Ti'Pierre, qu'on embrassait tous les bûcherons du coin, qu'on a fait un défilé digne de celui du 14 juillet dans le bled, qu'on hurlait à tous les gens qui sortaient de chez eux, interloqués par ce boucan vraiment inhabituel, qu'on était champion du monde. Champion du monde ! On prenait les tuyaux d'arrosages et on faisait de batailles d'eau, tous ensembles. On a fini dans la rivière tout habillés. On a quand même vu les fesses de Ti'Pierre et parait-il qu'il a fallu batailler sévèrement pour que Jo garde son caleçon (mais je ne me souviens plus exactement de cet épisode). On faisait un concours international de chansons paillardes, évidemment des bières à la main. Faut dire qu'il faisait tellement chaud et que des bières il en sortait de partout. Et que Ti'Pierre, en maître incontestable des soirées rugby, connaissait un nombre phénoménal de chansons paillardes qu'il fallait traduire pour les anglophones, Benj y compris vu les subtilités du vocabulaire utilisé.
Du grand n'importe quoi donc.
Cette fois, privilège du vainqueur, ou dose éthylique aidant, j'ai eu le droit au siège à l'intérieur du 4x4 pour le retour. Je n'ai même pas eu le temps d'apercevoir les deux granges à la sortie du village, je dormais déjà. J'étais entre de bonnes mains, il y avait au moins un chauffeur sobre.
Vive Olivia, vive l'Italie !
Champion du monde !
L'ambiance est restée au beau fixe un bon moment après cette journée. Soirées barbecue-guitare, jeux de cartes, jeux de société, rires, musique et fiesta. Oui musique, même au fin fond de la forêt. Noz et Raphaëlle avaient amené leur discman avec pas mal de CD et Ti'Pierre nous avait impressionné avec son MP3, matériel tout nouveau pour l'époque. Maintenant, on le trouverait ridicule avec une si petite capacité, genre une cinquantaine de chansons, mais à ce moment-là, et surtout au fin fond de la forêt, c'était la classe. On pouvait même enregistrer le chant des oiseaux, ce qui était surtout important pour Ti'Pierre. Mais là où il avait fait très fort, c'est qu'il avait amené des petites baffles. C'était pas de la hifi, plutôt de la lowfi, achetées 20$ à peine. D'une capacité de propagation du son d'une dizaine de mètres tout au plus, ce qui était suffisant pour qu'on puisse reprendre en chœur les refrains les plus connus et casser les oreilles de la faune de cette forêt particulièrement bien préservée.
Dire que c'était la fiesta, c'est un peu exagéré, mais comme disait de Coubertin, l'important c'est de participer. Et pour ça, tout le monde participait, même Olivia.
Dès que les piles furent achetées, la forêt, tranquille au réveil, s'égayait avec la musique coolos de Ti'Pierre, à base de reggae, de ska et de latino. Fallait voir Jo se déhancher, pelle à la main, sur Jamin' de Bob Marley et Ti'Pierre braillant « armée française, allez-vous en ! » d'Alpha Blondy dans le fond de son trou à chiottes. Tout un symbole ! Avec Noz, on n'était pas en reste, on sautillait, voire même on sautait, un râteau à la main, au rythme de Ska-P que je découvrais et que j'adorais, au grand dam de Matt et Raphaëlle. Olivia, ce qu'elle préférait, c'était Manu Chao, peut-être parce que c'était tranquille et en espagnol et Ti'Pierre ne se privait pas de le faire tourner en boucle sur son MP3, en hurlant « bienvenida en el bosque , bienvenida aux beaux lacs, bienvenida las amigas, tequila sex y marijuana ».
Quand Noz parvenait à brancher les baffles de Ti'Pierre sur son disc-man, on avait droit à Dave Matthew's Band, un groupe qui faisait fureur à Vancouver, à Alanis Morissette, U2 ou Garbage, ce qui n'était pas mal non plus. Quand c'était au tour de Raphaëlle, on subissait le trio infernal Madonna/Dion/Carey, enfin, je subissais, quoique je trouvais toujours un moyen de m'éloigner des baffles, ce qui signifiait parfois aussi m'éloigner du lieu de travail. J'ai réussi à me faire dispenser d'une corvée vaisselle grâce au risque de développer un zona au contact des vibrations de la voix de Maria Carey !
De temps en temps, je parvenais à imposer mes quatre CD et on avait le bonheur de savourer les ombres des sapins à la nuit tombante bercés par le saxo de « your latest trick », de se défouler sur « Je t'emmène au vent » et « Tomber la chemise » et de danser comme des démembrés avec Matt, trop content d'honorer son pays, sur « beds are burning » de mes idoles Dire Straits, Louise Attaque, Zebda et Midnight Oil.
On avait établi un rituel quand on était à la cabane : se boire l'apéro sur le ponton en regardant le soleil se coucher. C'était un moment de grâce. La température de l'air devenait acceptable et une légère brise soufflait dans nos oreilles et sur nos peaux mouillées d'une petite baignade bien méritée. Assis en rang d'oignons, nous sirotions la boisson du soir. Ca avait commencé par des Labatt bleues et des Budweiser, les kro canadienne et américaine qui faisaient partie des provisions laissées par les rangers et dont Matt raffolait (on est australien ou on ne l'est pas), et ça s'était heureusement vite amélioré. J'avais déniché au fin fond du liquor store (ô suprême bonheur) la dernière bouteille de rhum agricole des Antilles, dont je me demandais d'ailleurs comment elle avait pu arriver là au vu de la collection d'alcool de multinationales dans le magasin, et on avait fait le plein de citrons verts, certes traités (tout ne peut pas être parfait). A mon grand étonnement, pratiquement tous, à part Ti'Pierre et Tom, trouvèrent mon ti punch beaucoup trop fort. Des mauviettes. Même Matt Dundee, ZE baroudeur, n'a pas réussi à finir son verre sans y ajouter du jus d'orange (quel dommage). Le rhum terminé dans un punch très léger et le liquor store en rupture, il a bien fallu trouver d'autres alternatives : Benj nous proposa du whisky-coca (quelle originalité), Noz un vodka-pomme et Raphaëlle du gin fizz. Moi j'ai embrayé sur ma botte secrète numéro deux : l'irish coffee.
Et je dois dire que ça a fait son effet.
Bon OK, normalement, l'irish coffee, c'est pas trop une boisson d'apéro, mais les soirs où il ne faisait pas trop chaud, ça collait bien. Faut dire que Noz et Jo auraient vendu leur âme pour de la crème chantilly. Ah oui, parce que je faisais l'irish coffee avec de la crème chantilly (chuuut, ne pas le dire à ma mère, sinon elle va me renier) ! Oui je sais, c'est meilleur avec de la crème qu'on fouette, gnagnagnagna, surtout qu'au Québec, la crème est très douce et pas amère, mais je ne me voyais pas commencer à battre la crème avec une fourchette pour dix personnes, même avec l'aide de Jo qui se serait sûrement proposé ! Bon déjà, on a évité le Nescafé grâce à Olivia qui s'occupait du café, café qu'il fallait cependant couper avec beaucoup d'eau pour ne pas rester éveillé toute la nuit !
Quand ils furent lassés de l'Irlande, botte numéro trois : le mojito. Facile de trouver du Havana Club et de l'eau pétillante. Le plus dur, c'était la menthe, qu'on arrivait à conserver quelques jours quand on était à la cabane mais qui fanait le deuxième jour sur les bivouacs. Un mojito les pieds dans le lac sous les étoiles de la forêt canadienne, c'était assez sensationnel.
Sur les bivouacs, on avait la botte de Tom : « la fin du monde » et « la maudite », deux excellentes bières québécoises qu'il avait sorties du chapeau dès notre première journée de courses à Rivière-Blanche. Et en plus d'être bonnes et fortes, ce qui changeait du gout de foin des blondes commerciales (j'ai déjà écrit quelque part que je n'aime pas les blondes insipides ?), elles avaient de superbes étiquettes fort à propos : sur la fin du monde était dessinée une ancienne carte du Québec qui me faisait invariablement penser à la carte qu'avait sortie Bob le premier jour et qui me rappelait tout le travail qu'il fallait accomplir ; et sur la maudite, ma préférée parce qu'elle était ambrée, c'était un diable ailé qui arborait un petit sourire narquois tandis qu'en arrière-plan huit rameurs descendaient du ciel dans un canoë en peau de bête. Un peu nous finalement cette maudite. Ces étiquettes ont éveillé notre imagination. C'était à qui trouverait la signification exacte de la fin du monde : était-ce le bout de la terre, la fin de la vie, l'élixir suprême ? C'était aussi à qui ferait le mieux le lien entre nous-zaôtre et la maudite : qui de nous était le diable, qui de nous manquait sur l'étiquette, qui de nous semblait chétif, qui de nous barrait ? Même Olivia qui ne buvait pas d'alcool s'était prise au jeu, comme quoi ça n'avait rien à voir avec notre alcoolémie, même si l'énigme obtenait plus souvent des pistes sérieuses en fin de soirée après plusieurs verres.
Pour le financement de notre bar, on s'était hyper bien organisé (trop à mon gout). Au début, pour simplifier j'avais proposé qu'on fasse un pot commun, comme avec la nourriture ; l'alcool étant à disposition de celui qui en voulait. Mais cet état d'esprit communiste n'avait pas plu à tout le monde (si si, on m'avait traité de communiste ce qui m'avait fait doucement rire), sauf à Ti'Pierre qui y voyait un moyen de boire beaucoup pour pas cher. Fort de ses théories économiques, Benj avait fait une autre proposition : bien évidemment on payait en fonction de ce qu'on buvait (capitaliste, va !), mais pour ne pas que les petits buveurs fassent une avance financière excessive (capitaliste oui, mais adepte de la micro-finance !), on estimait au départ notre consommation d'alcool et on versait en conséquence notre participation au trésorier, Benj pour ne pas le citer, qui tenait à jour un carnet. Ce qui fait qu'en quelque sorte on payait en avance nos consommations. Du coup, Olivia et Raphaëlle qui ne buvaient pas beaucoup n'avaient donné que quelques dollars alors que Jo et Matt avaient aligné les billets de 50. Ensuite, et c'est là que c'était un concept assez fort, dès qu'on buvait quelque chose, on se notait sur le carnet des consommations. Avant chaque virée en ville, Benj faisait le point en déduisant les débits (de boisson) du crédit restant par personne et on ajustait. Pour cela, il fallait quand même estimer le prix de chaque boisson, ce qui n'était pas très facile pour les verres de whisky et autres bouteilles d'alcool. Et il fallait que chacun n'oublie pas de se noter, ce qui en début de soirée allait de soit mais n'était pas aussi évident en fin de soirée. La part des alcooliques était donc quand même prise en compte par la communauté, selon un principe communiste.
- Ce qui est normal, avait ajouté Ti'Pierre, vu ce que boivent les russes.
Blague qui fit un flop chez les anglo-saxons.
Bref, Benj était à la tête d'un bar fictif géré par une usine à gaz, d'autant qu'en plus, il fallait ajouter les flux d'argent entre nous tant que nous n'allions pas au distributeur automatique. Mais c'était sa partie, il était content et nous, tant qu'il y avait de l'alcool au frais, ça allait.
Je me souviens de cette période comme d'une période faste où tout roulait dans la bonne humeur. Nous suions toute la journée, j'avais des courbatures le lendemain et des maux de dos, mais la bonne humeur ponctuait presque chacune de nos discussions. C'était un plaisir de se retrouver le matin, et de commencer un concours de blagues et de bons mots. Je n'étais pas en reste, même si le champion toute catégorie était incontestablement Jo. Jo, qui ponctuait inévitablement ses blagues d'un grand rire qui sortait d'une bouche qui devenait énorme pour l'occasion, ce qui achevait de convaincre les plus sceptiques.
Quand il fallait se répartir en groupe de travail, je choisissais souvent celui de Jo et de Benj. Jo pour l'ambiance et la puissance de travail, Benj, parce qu'il était hyper mignon. Je l'ai déjà dit ?
En fait pour être honnête, je gérais l'espace en fonction de Benj. Par exemple, j'essayais toujours de me mettre près de lui à table, mais tout résidait dans l'art de faire croire que c'était fortuit. Pour cela, il fallait adapter ma vitesse de marche pour arriver à table en fonction de sa position par rapport aux autres, accélérer ou au contraire ralentir, sans que cela ne se voit. D'où des réponses plus longues ou des conversations abrégées en arrivant près de la table, du genre « je vais chercher le sel » ou au contraire « qu'est-ce que j'ai faim ». Je me trouvais alors souvent dans son carré de table, à côté, en face ou en diagonale.
Et là, comme une idiote, comme une très grosse idiote même, mon aplomb disparaissait d'un coup et je fichais en l'air toute la stratégie déployée lors de cette approche compliquée : j'évitais son regard, alors que je faisais tout pour le gagner. Faut vraiment être conne, non ? Surtout que juste après, dès qu'il ne faisait plus attention et surtout qu'il ne me regardait plus, je me permettais de le dévorer des yeux ! Parfois je n'écoutais même plus ce qu'il disait, toute concentrée à le mater telle une groupie inconditionnelle. Je le comparais aux autres, et je le trouvais toujours aussi beau et aussi sexy.
Pour donner le change, de temps à autres, je ponctuais par un « oui, oh, tu sais, c'est toujours un peu plus compliqué que ce qu'on croit », phrase passe partout qui marche toujours dans ce genre de conditions et qui avait l'énorme avantage de relancer la discussion donc sa présence auprès de moi. J'essayais même parfois de me rattacher périlleusement à la conversation, c'était mon petit challenge personnel, mais inévitablement, je repartais à contempler mon Apollon et je laissais aller mes pensées : que sa bouche devait être à douce à embrasser, était-il délicat au lit ?, le plaisir de l'entendre me susurrer un je t'aime dans le cou avec son petit accent suave, hummmm ...
Jusqu'à ce que son regard croise le mien et que je m'entête alors à observer les miettes sur la table.
Quelle idiote non mais vraiment !
C'était la même chose quand on travaillait, sauf qu'on était souvent en mouvement et que du coup, c'était beaucoup plus difficile de le conserver auprès de moi. Mais plus facile de mater son corps si bien fait, son torse ferme et ses fesses fines qui sublimaient son T-shirt et son jean pourtant déformés par le travail.
Mais le mieux, c'était le soir. Là, je pouvais le contempler tranquillement. Enfin, je n'y voyais pas grand-chose quand même. Quand j'étais à côté de lui, je percevais la chaleur de son corps et j'essayais d'ordonner au mien de saturer l'air de phéromones qui en langage chimique disaient « hey Benj, je suis là, juste à côté, tourne toi, prends ma main et embrasse-moi ! ». Mais je ne devais pas maitriser le service aéro-phéromonal, parce que je n'ai jamais eu d'accusé de réception ! Il ne me restait plus qu'à profiter quand même de ce moment, me laissant bercer par sa voix, écoutant ce qu'il avait à dire et à m'apprendre.
Et rêvant à notre futur entre les mains de Cupidon.
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