6. Livia
Livia B.
E-mail reçu le 20 juin 2008
Ecrit en anglais, traduit en français (de France)
Très chère Mary,
Tu me demandes de donner mon ressenti sur l'activité pratiquée et mes relations aux autres membres du groupe que nous formions au Parc des Beaux Lacs. Je vais essayer de faire au mieux, en espérant que ce soit suffisant pour ton étude. Je suppose qu'elle fait suite à ta thèse. A ce propos, j'ai appris qu'elle a été bien accueillie. Toutes mes félicitations avec un peu de retard. Désolée, mais ici les nouvelles arrivent au compte-goutte.
Avant de commencer, je te prie de m'excuser d'utiliser l'anglais pour t'écrire. J'ai essayé d'écrire en français, mais comme cela fait plusieurs années que je ne le pratique plus, je ne suis pas capable de m'exprimer correctement, surtout pour ce que tu me demandes. Je sais que tu ne m'en tiendras pas rigueur et je t'en remercie d'avance. Je me suis dit que l'anglais serait plus facile pour toi que l'italien et comme je parle anglais tous les jours ici, ce n'est pas un problème pour moi.
Tout d'abord, je tiens à te dire que j'aimerais bien les revoir, les copains du Canada. Depuis que je suis enceinte, je me perds dans mes souvenirs et je me rappelle souvent ces bons moments. Je fais le point en quelque sorte sur ma vie, moi qui vais la donner. Je pense souvent très fort à mon père aussi. Je sais que ce n'est pas conseillé, mais si c'est un garçon, je l'appellerai Paolo, comme lui. Si c'est une fille, j'hésite encore. Et puis c'est un peu secret. Je n'ai pas voulu connaître le sexe du bébé ; ça fait partie de la magie et puis en brousse, les femmes ne le connaissent pas non plus mais leur sourire à la naissance de leur enfant me dit que ce n'est pas indispensable. J'ai un peu le trac quand même. Quelle ironie pour moi qui ai mis plusieurs bébés au monde et dans quelles conditions ! Je me rappelle cette femme à Koumana qui avait accouché de deux jumeaux en pleine chaleur à la lampe tempête. On avait à peine eu le temps d'allumer le groupe électrogène et ils étaient là. Le sourire de cette femme après la douleur, c'était intense.
Le Canada était mon break francophone et sociétal. C'est un grand changement après mon premier passage en Afrique. Je me rappelle que ce qui m'avait le plus frappé, c'était l'absence de poussière. Même dans la cabane quand j'y suis arrivée la première fois, c'était propre. On pouvait laisser la vaisselle sécher toute seule, elle ne devenait pas rouge. Ca peut paraître drôle, mais mine de rien cette poussière continue, ça prend les yeux et le nez et imperceptiblement, ça rend fou. Il m'est arrivé d'avoir des crises de ménage en Erythrée. Je devenais une maniaque de la serpillière avec un bol entier de produit, je me lavais les mains et les relavais juste après. Dans la douche, je me frottais très fort pour faire évacuer le rouge de la poussière. Au Canada, ça m'a changé, ça oui. Et puis le lac ou la rivière pour se délasser, quelle merveille.
Une autre chose dont je me souviens, c'est le calme. Il y avait toujours un peu de bruit, mais du bruit reposant, comme les oiseaux, les mouches ou le vent. Ce n'était pas des cris de femmes, des klaxons, des ânes ou des chiens, bien que sur ce dernier point Boulette était assez présent aux aurores. A croire que son plaisir matinal consistait à japper dans la rosée du matin. Peut-être qu'il aboyait justement parce que ça lui mouillait le poil ?
J'aimais ça les rosées du matin. Je donnerais bien mon café contre la rosée ici, pour que les couleurs soient plus vives. C'est fou comme on s'habitue aux couleurs. Ici au début, tout est rouge ocre : la terre, les maisons, les toits, les troncs, les pistes, les voitures, les dromadaires. Pareil que là-bas, sauf que c'était du vert. Et puis au fur et à mesure, les nuances apparaissent. L'herbe, la mousse, les arbres. On distingue même les nuances de vert de chaque arbre, la couleur de leurs aiguilles, même de chaque face de leurs aiguilles. Pierre nommerait d'ailleurs l'espèce qui a la face inférieure des aiguilles plus blanches.
Il était drôle, Pierre, avec son livre de plantes. Il n'avait pas du tout la tête de l'emploi. Botaniste, ça m'a toujours évoqué les vieux livres pleins de poussière, les carnets remplis de fleurs séchées, le vieux monsieur en pantalon gris avec le petit pull sans manche qui s'applique à écrire proprement au stylo plume le nom de la plante dans son cahier, avec un buvard sous la main ! Pierre, il n'était pas du tout comme ça. Plutôt pas très rangé et pas non plus très appliqué, mais passionné. Une fois, en plein portage du canoé, il a fallu qu'on s'arrête tout de suite, qu'on pose le canoé qu'on avait sur la tête, pour qu'il puisse observer une petite fleur bleue qu'il n'avait encore jamais vue auparavant. Il a sorti son livre de plantes et son appareil photo et a pris des dizaines de photos sous tous les angles, en prenant une bonne minute pour chaque cliché (il avait peur de bouger) et si je n'étais pas intervenue, il y passait des heures. Pour le coup, il a été désigné à l'unanimité pour la corvée de bois du soir.
C'était assez bien, cette façon de s'organiser : on avait instauré un tour pour les tâches communes, sauf pour la corvée de bois, c'était le gaffeur du jour qui s'y collait, ou celui qui se faisait un peu trop oublier dans son coin. J'ai l'impression qu'on y est passé à peu près tous autant, sauf peut-être un peu plus pour Pierre et un peu moins pour Raphaëlle. Il faut dire que Raphaëlle mettait du temps à le ramasser le bois. Peut-être à cause de ses ongles ! Ceci dit, ça ne devait pas être tout le temps facile pour elle : une citadine perdue au milieu de la forêt. Mais je ne devais pas faire une meilleure impression. Ma mère a même failli s'étrangler quand je lui ai annoncé que je partais dans les forêts canadiennes. Elle ne pouvait évidemment pas comprendre que j'avais besoin de frais, de vert, de voir autre chose et de me changer les idées après Afabet.
Je n'y avais pas réussi chez moi, à me les changer les idées. A part Chiara peut-être, la famille n'avait pas vu que j'avais changé. Pas vu que je ne supportais plus cette abondance de nourriture à chaque repas, comme ces assiettes de pâtes qui débordaient et dont la moitié finissait invariablement à la poubelle. Ni ces discussions, que dis-je, ces déclarations trop bruyantes à la limite de la comedia dell'arte, à propos d'un sujet aussi creux que la robe de la présentatrice télé par exemple. Ni tout cet argent gaspillé pour s'offrir la dernière paire de chaussures Prada en croco, les lunettes Dolce Gabbana et la voiture décapotable. Pour moi, tout ça n'avait pas de sens. Ou plutôt n'avait plus de sens. Quand je me promenais dans Florence, dans ma ville que pourtant j'adorais tant, je ne voyais plus que l'extravagance et le superflu et je me surprenais à penser au nombre de personnes mortes lors de l'édification de ces cathédrales et à tous ces affamés alors que l'église se payait des fresques luxueuses réalisées par les artistes les plus renommés. Il fallait me rendre à l'évidence : je ne supportais plus ma culture, pas plus que les comportements de mes concitoyens ou de ma famille.
J'ai mis un moment à comprendre qu'il me fallait un break. C'est Chiara, comme toujours, qui a eu la bonne idée. Un jour, excédée, elle m'a dit : « Mais tu ne peux pas changer l'Italie ! ». Devant ma mine désespérée, elle a ajouté : « Mais tu peux faire un tour ailleurs, dans un endroit tranquille, assez sobre, pas extravagant comme ici et où les gens ne meurent pas de faim et ne sont pas opprimés. » Elle a ensuite listé quelques coins : la Suisse, la Scandinavie, l'Australie, la Patagonie, le Canada, la Thaïlande et deux-trois autres. Ca me séduisait assez. Surtout le Canada et la Scandinavie. Mais comme je parlais mal anglais, j'ai choisi le Canada. Comme ça je pourrais en profiter pour approfondir mon français.
Je suis ainsi partie pour six semaines au Canada francophone, dans le Parc Provincial des Beaux Lacs, pour un travail d'été qui avait plus pour finalité de me changer les idées que de m'enrichir. Mais la paie était suffisante pour financer le billet d'avion. Et puis, je n'avais pas envie de faire du tourisme ; je trouvais cela inutile et futile.
C'est donc dans cet état d'esprit que je suis arrivée le matin du premier jour au rendez-vous fixé à Montréal : défraichie par le décalage horaire, la nuit blanche dans l'avion et les formalités au service bagages à l'arrivée à l'aéroport, mais motivée pour un nouveau départ, un nouveau pays, un nouveau travail et de nouvelles têtes.
Il y avait pas mal de jeunes et une fille sympathique qui essayait d'organiser, mais je ne comprenais pas tout. J'ai juste compris dans quel van il fallait que je monte et je me suis endormie. Quelques heures plus tard, le van nous a déposés sur le parking de la maison du Parc, une grande bâtisse en bois en bordure d'un hameau. Dedans, il y avait une exposition, une boutique de souvenirs et des bureaux. Bob, un des rangers, tentait d'organiser les convois en nous répartissant par groupes. Certains jeunes qui étaient avec moi dans le van sont partis. Pour moi, il fallait attendre. Je devais avoir une telle mine fatiguée que Bob m'a proposé un lit dans le dortoir d'à côté. Tant pis pour l'exposition, il fallait que je dorme.
Quand on m'a réveillée, j'ai pris place à l'arrière d'un pickup avec d'autres jeunes et nous sommes partis sur la piste jusqu'à la cabane. Je me souviens juste de cette première impression de la forêt : les cahots de la piste, le vent dans mes oreilles et des arbres, des arbres, des arbres. Et en bord de piste, des fleurs et des mousses de couleur rouge ou blanche. Dans la benne, ça parlait anglais ou peut-être français ; je ne comprenais rien, mais je m'en fichais : je regardais la nature et c'était vraiment beau.
On n'était plus que dix sur le site et tout le monde semblait sympathique. Cependant, malgré mon bon niveau scolaire en français, je ne comprenais que quand ils articulaient et parlaient lentement. Et parler, c'était compliqué. Les français faisaient l'effort de me comprendre : Pierre baragouinait un peu italien, ça aidait, et avec les quelques mots d'espagnol de Manu et Fred, on s'en sortait. Avec Raphaëlle, qui parlait un peu français, et avec Benjamin qui était bilingue anglais-français, on se débrouillait. Mais avec les autres, c'était beaucoup plus compliqué. Quand Tom, le Québécois, parlait soit disant en français, je ne comprenais pas mieux que quand Jo, Matt ou Nozaki parlaient anglais. Je faisais un grand sourire et si je sentais que c'était important, je demandais à Pierre de me traduire.
Et puis c'est venu. Petit à petit, je parlais mieux français et anglais aussi. Je rêvais même en français à la fin. Au bout de dix jours déjà, ça allait mieux. Ce n'est pas si compliqué, les langues se ressemblent. C'est comme le reste, c'est toujours pareil finalement. Au début, tout est neuf, il faut tout apprendre : les mots, les lieux, les prénoms, les tâches, les caractères. On s'échange des banalités, on s'émerveille de tout. Puis on se lance dans le vif du sujet, on commence à approfondir, à se perfectionner, on est hyper motivé, hyper bavards, on est tous amis. Puis viennent les ampoules, les accros, les habitudes, les prises de bec, les désillusions. On est lassé, on a le mal du pays, de la nourriture, de la langue, on n'a plus d'intérêt, on est déçus par les réactions de quelques uns, on se recroqueville en petits groupes. Certains craquent parfois ; ils ont leurs raisons, qui ne sont pas légitimes pour tout le monde, mais qui me paraissent fondées finalement quand on les regarde de plus près ; les autres restent, s'endurcissent. La moindre nouveauté est attendue avec impatience, on s'ennuie toujours un peu dans notre routine, mais on s'est adapté, on s'est organisé. Puis vers la fin, on se rend compte que le temps passe trop vite, qu'on n'a pas fait la moitié de ce qu'on voulait faire, ni appris le quart de ce qu'on s'était fixé, on n'a pas dit tout ce qu'on voulait dire, on s'est laissé trop enfermer dans un clan et on découvre l'autre, on n'est pas encore rassasié de ce paysage, de cette ambiance et de cette langue, on veut s'en remplir les narines, la tête et le cœur. On dit qu'on ne s'oubliera jamais, qu'on gardera le contact et finalement on se retrouve happé par un retour décalé mais heureux chez soi ou par un nouveau départ et malgré les moyens de communication dont on dispose maintenant, on se perd de vue rapidement. Et si on garde des contacts, ce n'est pas forcément avec ceux qui étaient les plus proches de nous.
Ma vision des choses est très théorique, mais elle s'est appliquée quasiment partout où je suis passée. J'ai beau le savoir, je n'arrive pas à tout maîtriser, je n'arrive pas à m'astreindre de tout noter au jour le jour pour ne pas oublier, pour que les souvenirs arrivent dans l'ordre, que les sensations restent intactes et non déformées avec le temps. Pierre et Nozaki s'astreignaient à un journal de bord. Je les félicite, moi j'avais plutôt envie de me poser sur le rocher devant le lac avec de la musique, un bouquin ou juste le plaisir de regarder les rayons du soleil et respirer la nature pour une petite méditation de fin de journée et une séance de yoga, pour le plaisir ou le besoin de me retrouver. Un peu de calme, un peu de solitude et d'intimité.
Faire le vide assise au bord de l'eau, c'est peut-être ce qui m'a permis de supporter la lourdeur masculine du début. Fred appelait ça la cours de récréation, moi je voyais plus ça comme le marquage du territoire, une sorte de ballet de séduction qui manquait de grâce : il y avait des femmes dans le groupe, donc des objets à séduire (et plus si affinités bien sûr). Ainsi, dès les premiers jours, les garçons tournaient et viraient autour de nous. Pour être exacte, tous n'avaient pas des intentions sexuelles : Manu était tellement amoureux de sa fiancée restée en France que je ne peux pas le compter dans la parade nuptiale ; Pierre était sans doute trop romantique pour avoir de telles prétentions si concrètes et rapides et une fleur ou un oiseau le distrayait trop facilement, même si par amusement ou commodité, il suivait la danse. Mais je pense que les quatre autres, Matt, Benjamin, Tom et Jo avaient des idées plus ou moins bien arrêtées derrière la tête, avec évidemment des stratégies plus ou moins bien élaborées.
Fred en avait joué au début (c'est vrai que c'est agréable de se faire courtiser, quoi que peut-être ne s'en était-elle pas rendue compte), puis quand leur attention a été trop insistante et lourde, elle leur a joué le principe de raison : ça rimait à quoi un coup d'un soir alors qu'il faudrait vivre un mois et demi ensemble en autarcie. Mais il faut croire qu'elle n'a pas été assez claire, car ils ont continué à lui tourner autour, toujours sans finesse. Du coup, je l'ai vue se refermer comme une huitre, ne participant plus aux conversations et ne riant plus, elle qui semblait pourtant de prime abord si joviale. C'est à ce moment qu'on a sympathisé, quand elle venait me rejoindre au bord du lac, pour être un peu tranquille. C'est étonnant, parce que je pense que sans cet épisode, elle ne serait jamais venue réellement vers moi, elle qui est si exclusive.
Avec moi, les garçons étaient beaucoup moins lourds. Je n'étais pas toujours avec eux non plus et puis, je pense qu'ils savaient que pour les timides comme moi, il faut user d'une autre stratégie.
Nozaki, elle, elle s'en fichait. Elle en riait même. C'est elle qui avait surement raison. Elle s'intéressait à eux, puis s'éloignait, les méprisant même par moment. Elle avait une telle facilité à se mouvoir dans la vie qu'elle les tenait par sa grâce, tout en profitant allègrement de leurs petites intentions.
Sans étonnement, celle qui les attira le plus longtemps comme des mouches sur un pot de confiture, ce fut Raphaëlle. Il fallait les voir user chacun de sa stratégie pour arriver à leurs fins. Et elle en redemandait : en plus d'être très belle, elle les chauffait dès qu'elle le pouvait à coup de décolleté, poses langoureuses, crème solaire à étaler, piqure de moustique sur tout le haut de la cuisse à montrer, jeté de cheveux en arrière puis sur le côté, ampoules sur les mains à observer, moucheron dans l'œil, ... Et les Matt, Jo, Tom, Benjamin et même Pierre accouraient autour de leur princesse et gobaient ses conversations futiles, tout en laissant trainer une main sur sa cuisse, une autre sur l'épaule ou en caressant tendrement sa main.
Ce ballet ne dura pas longtemps. Benjamin eut très rapidement les premières faveurs puis Matt, et Benjamin se délaissa d'elle (regain de fierté d'avoir à partager le territoire ?). Matt resta son sexy friend jusqu'à la fin je crois, à moins qu'il n'ait été détrôné par Tom, qui a eu je pense aussi sa dose de sexe (mais peut-être était-ce juste passager ? Je ne les ai aperçu ensemble qu'à la beuverie du match de foot).
Pour Jo, je crois qu'il n'a pas réussi malgré son insistance. Quant à Pierre, ton arrivée a bouleversé son monde : il en a même délaissé un moment ses plantes et ses oiseaux, c'est dire.
Les relations dans le groupe sont redevenues normales après les premiers accouplements : chacun devait savoir à quoi il pouvait prétendre et les tensions sont redescendues. Les garçons se sont calmés, Raphaëlle a réduit son allure, Fred s'est épanouie de nouveau et le groupe a commencé à développer de vraies relations d'amitié. En même temps, la routine commençait à s'installer dans le travail et dans nos journées.
C'est étonnant de constater qu'à partir de ce moment là, Raphaëlle n'était plus le principal centre d'intérêt officiel. Petit à petit, sûrement parce que nous travaillions en petits comités, des affinités se sont créées et des petits groupes ont commencé à émerger.
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