5 (e). Frédérique
De l'autre côté de la barrière linguistique, il y avait les anglophones. S'ils nous appelaient les frenchy, nous n'avions pas jugé bon de leur donner un nom d'équipe. D'autant que les canadiens anglophones étaient déjà officiellement affublés du joli petit nom de têtes carrées. Valait mieux ne pas trop en rajouter donc.
Jonathan fut des anglophones celui qui essaya le mieux de discuter avec moi. Il parlait doucement en essayant d'articuler. Quand il y pensait. C'était donnant-donnant : il essayait d'apprendre le français pendant que moi je me dépatouillais avec mon niveau d'anglais très très scolaire, alors on parlait chacun dans notre langue et ça fonctionnait assez bien.
- O Fred, my lovely Laura Ingalls (il m'énervait à m'appeler Laura Ingalls, tout ça parce que j'avais eu la mauvaise idée de faire deux tresses) ! You've got such a cute accent, you're so lovely. By the way, you know the story of the guy ...
Et il vidait invariablement son stock d'histoires plus ou moins drôles qui apparemment ne faisaient rire que moi et que je commençais à connaître rapidement presque par cœur.
Avec Nozaki, qu'on baptisa vite Noz malgré ses protestations relatives au fait qu'elle avait un petit nez et sa suggestion qu'on la surnomme Zaki comme tout le monde le faisait normalement, il fallait parler en anglais parce qu'elle ne comprenait pas un mot de français à part Oui, Non, Merci, Bonjour, Croissant. Etonnant pour une canadienne, ce que lui rappelait souvent Bob, bien qu'à la fin, elle commençait à parler un peu français. Un peu seulement. C'est-à-dire qu'elle avait triplé son vocabulaire initial.
Elle ne parlait pas trop vite l'anglais avec moi (contrairement à Matt) et souvent elle mimait avec les mains, faisait un effort pour essayer de me comprendre ou en tous cas affichait un grand sourire quand elle ne captait pas mon anglais qui ressemblait d'ailleurs toujours autant à du yaourt gout bulgare. Pour le plus compliqué, on se faisait traduire, ce qui était toujours une bonne occasion pour solliciter Benj. Mais même si on ne se comprenait vraiment pas souvent, on se marrait bien : cette fille me plaisait.
En revanche, je cernais vite (ou croyais cerner) Matthew. Trop superficiel à mon goût, il se prenait un peu trop pour le mec qui a tout fait tout vu, sous prétexte qu'il pêchait dans le bush australien. Au lieu du baroudeur qu'il prétendait être, il me faisait plutôt penser à un crocodile dundee passé de mode qui aurait mal vieilli et c'en était plutôt pathétique. En plus, il voulait toujours imposer sa façon de faire même après les remarques pertinentes de Ti'Pierre. Il faut quand même rendre à César ce qui lui appartient : c'était un sacré bosseur. Et même parfois il était drôle. Mais franchement j'avais vraiment du mal avec ses références incessantes aux stars du show business australo-américain. Un peu comme si moi je lui parlais de Patrick Sébastien ou de Gérard Jugnot. Et puis pour tout avouer, je ne comprenais quasiment rien de ce qu'il disait, vu qu'il parlait hyper vite, en avalant la moitié des mots et ne faisait aucun effort pour se faire comprendre. D'après Benj, c'était normal, c'était l'accent australien. Ah ben alors, ...
Quant à Raphaëlle, ce ne fut qu'à l'aide d'une bière que je pus entamer notre première vraie conversation qui fut d'une platitude exemplaire.
Il y avait aussi Bob, Mike et Erika. Bob était resté deux jours, histoire de nous montrer le travail à faire et comment le faire bien et efficacement. On croit que scier une planche ou creuser un trou c'est inné, mais non, il y a deux-trois astuces pour pas se casser le dos ni se couper les doigts. Bob était vraiment hyper sympa, un peu ours quand même d'allure, mais passé le physique, il était très avenant. Et il avait un super accent québécois que j'adorais. Je m'imaginais qu'il devait être un papa très joueur, vu qu'il était hyper attentif avec nous et toujours partant pour tout. Il avait toujours un mot positif pour nous encourager, avec la petite tape dans le dos qui allait bien, même quand on faisait un truc hyper nul. Il disait « c'est bien, tu y es presque. Je te propose de prendre plutôt la pelle de cette façon ... » Il proposait, jamais il n'imposait. Une perle, je vous dis.
Mike n'était pas du tout sur cette longueur d'onde. J'avais déjà aperçu la bête le premier jour et je crois pouvoir dire qu'il était conforme à ma première impression : grande capacité de travail mais absence totale de communication. Il n'était pas pénible, mais ce n'était pas spécialement un plaisir de l'avoir avec nous. En même temps, je crois qu'on le lui rendait bien, vu qu'on avait quand même assez tendance à l'ignorer. La seule chose que j'aimais bien chez lui, c'était ses expressions québécoises, qui étaient encore plus tarabiscotées que celles de Bob et Tom. Mais je n'aurais pas passé toute une soirée rien qu'avec lui. De toute façon, je ne risquais pas grand-chose, vu que j'avais remarqué qu'à partir de neuf heures du soir, il s'éclipsait toujours discrètement en direction de son lit. Un grand fêtard devant l'éternel donc !
Erika, c'était bizarre. Bon déjà, elle avait un look assez étonnant. Je l'aurais plus vu zoner dans un festival de rock avec un chien, un vieux sac de l'armée et d'autres loustics comme elle que dans le Parc des Beaux Lacs. La seule différence, c'est qu'elle ne puait pas le punk qui zone, mais c'était vraiment la seule.
Comment la décrire avec objectivité ?
D'abord ses cheveux : noirs avec des mèches roses, longs jusqu'au milieu du dos, mais en fait rasés de près au niveau de la nuque, ce qui faisait que quand elle avait une queue de cheval ou un chignon, on avait l'impression qu'elle rentrait tout juste d'une mission dans l'armée.
Ensuite sa figure : les oreilles couvertes de boucles, de pointes et d'anneaux, dont un à chaque oreille, inséré dans un trou dans son lobe de la taille d'une pièce ; un anneau dans les narines à la manière d'une vache ; un piercing au menton et un au dessus de la lèvre, un sur la langue et deux anneaux à l'un des sourcils. A côté, Raphaëlle et Tom avec leur piercing respectivement au ventre et sur le sourcil faisaient petits joueurs ! Dommage, Erika avait quand même une jolie figure.
Bon le pire, c'était à partir du cou. M'est avis que les tatouages doivent être interdits sur la figure, sinon elle en aurait eu. Car elle était couverte de tatouages. Un imbroglio de dessins assez classiques pour des tatouages : la rose et ses épines, un serpent, la croix chrétienne bien sûr, les petits oiseaux et deux-trois fleurs, une femme avec des longs cheveux, des barbelés, du motif léopard ... bref, un tableau du Douanier Rousseau sans la classe des fruits naïvement colorés de la forêt tropicale. Quand elle avait un débardeur, on avait l'impression qu'elle avait des manches longues tellement il y en avait ! C'était l'overdose. Bon c'est vrai qu'à l'époque, les tatouages n'en étaient qu'au début de la mode en Europe et à part les bikers en Harley-Davidson, les marins et les voyous, seuls les plus téméraires avaient osé le tout petit motif maori sur la cheville. Ce qui n'était apparemment déjà plus le cas outre Atlantique, à en croire le papillon bleu qui ornait les lombaires de Nozaki, l'hibiscus dans les tons rouges sur l'omoplate et les caractères chinois sur la malléole de Raphaëlle, le motif maori qui encerclait le biceps de Benj (un motif sacré, il m'avait dit) et une spirale compliquée sur le torse de Tom de laquelle sortait un serpent à plume qui étalait ses crocs jusque sur son épaule. Sans parler de l'ancre de marine sur le biceps de Matt, mais comme il avait été marin, je supposais que ça n'entrait pas dans la catégorie mode.
Evidemment, on ne voyait que ses tatouages à Erika ; c'est à peine si on voyait ses fringues. Je l'aurai vu nue qu'elle m'aurait semblé habillée. Je me suis quand même fait la remarque qu'elle était venue avec une petite robe en voilage et des Doc Martins (ou une marque encore plus punk qui remonte bien au milieu de la jambe), ce qui n'était pas hyper pratique pour bricoler. Même Raphaëlle n'avait pas osé la robe, c'est dire. Mais c'est vrai qu'elle n'avait pas beaucoup bricolé, Erika. Je me demande ce qu'elle était venue faire d'ailleurs. Peut-être uniquement nous surveiller.
Ou du moins papillonner, car elle ne surveillait pas trop notre travail.
Enfin, elle vérifiait notre présence au travail mais pas le résultat. Rien à voir avec Bob ou Mike.
A part ça, elle n'était pas désagréable, pas très avenante quand même, et surtout soucieuse de ne pas se mêler à nous. Elle avait bien daigné manger avec nous le délicieux poulet au curry que je ne sais plus qui avait fait, mais elle était partie dans sa tente dès la fin du repas. Car oui, elle avait préféré monter sa tente que venir dormir avec nous dans la cabane. Sur ce point, je ne lui donne pas tort. Elle était repartie le lendemain, après le même manège. Je me demandais réellement quel était l'intérêt de s'être fadé le trajet sur la piste aller-retour pour une telle imposture, mais j'évitais bien de partager cette réflexion avec les Zaôtres que je ne connaissais pas si bien que ça : je n'avais pas envie que l'un d'entre eux cafte et que je sois virée pour si peu. Elle faisait partie du staff quand même.
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Laissons un peu la parole aux autres, et allons lire ce que Livia a à nous raconter de cette expérience dans la forêt québécoise.
Et n'oublie pas la petite étoile, pour voter et aider à promouvoir cette histoire. Merci.
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