39. Thomas
Thomas L.
Courrier reçu le 17 octobre 2008
Ecrit en québécois, traduit en français (de France)
Elle était douce. Non, ce n'est pas ça, elle était belle, mignonne plutôt, pleine de charme. Elle était attentionnée. Non, elle était plutôt drôle, c'est ça drôle, son sourire, son regard en coin, narquois, irrésistible. Elle était irrésistible, plutôt craquante, enfin, quand tu la connaissais. Elle était sympa, franche, simple, enfin peut-être un peu compliquée. Elle était chiante parfois, mais elle était ... Je n'ai pas le mot, quand tu la regardes et que tu as une boule dans la gorge, dans le torse, dans le cœur et que d'un coup tu as froid et que tout autour, ça tourne. Elle était tout ça. Et bien plus encore.
Je me relis et je m'aperçois que j'ai oublié notre complicité, ses petits yeux pétillants, sa silhouette fluette, sa folie, sa force aussi. Elle pouvait faire n'importe quoi, ce qui lui passait par la tête, juste pour rire, pour le plaisir de rire.
Non je n'ai pas oublié. C'est en moi depuis tout ce temps. Ca me hante. Je croyais bêtement que ça passerait, qu'il suffisait de croiser une autre nana. Mais non, ça ne part pas, ça ne veut pas. Et ça ne se remplace pas. Elle ne se laisse pas remplacer. Elle est là, dans ma tête, dans mon corps, dans mon cœur. Ca repasse en boucle et en boucle. Je ne sais plus ce qui est vrai et ce que j'ai rêvé, je ne sais plus. Elle est avec moi, dans mes bras, sous les étoiles, je la serre fort, je sens ses petits seins pointus contre mon torse, il pleut on s'embrasse, on s'aime, c'est tellement évident, comme elle dit.
Tellement évident qu'on n'a rien, on n'est rien. Rien que deux moments dans mes bras, rien qu'un bisou d'adieu, rien que son regard profond. Un avant goût si intense, qui commence à m'échapper. Rien qu'un cliché d'elle que j'avais pris par surprise, elle qui n'aimait pas être sur les photos.
Ah putain Mary, quand j'ai accepté d'écrire, je ne pensais pas que ce serait si dur. Il n'y a qu'elle, je ne pense qu'à elle. Désolé pour ton étude, mais elle, c'était la femme de ma vie, la chance de ma vie et je l'ai laissée passer. Comme un con. Parce que j'avais peur, j'étais fier, orgueilleux, je ne voulais pas qu'elle me découvre, en vrai. J'étais trop bien dans cette image que je m'étais donnée. Je tenais bien mon rôle. Pas de faux pas, propre sur moi, sympathique, discret, un brin charmeur. Cette histoire de nana que je ne pouvais pas quitter, le magasin de vinyles et les concerts dans les quartiers, que de conneries j'ai racontées ! J'ai bien brodé, mais pourquoi ? Hein pour quoi en fin de compte ?
J'avais peur qu'elle sache, je ne voulais pas la décevoir, je ne voulais plus retomber dans le gouffre, je ne voulais pas de reproches. Pas d'elle ! Alors j'ai préféré l'éviter, j'ai préféré t'éviter Fred, plutôt que d'affronter ton regard, ton beau regard. Non ma belle, je n'étais pas parti le dernier soir, j'étais dans un coin à m'enfiler des bières après m'être enfilé Rapha. Je me traitais de con et je ne savais plus quoi penser, plus quoi faire.
Je le dis maintenant, parce qu'il y a prescription, comme on dit. Parce que j'ai tout sur le cœur et qu'il faut que ça sorte, il faut que tu comprennes ma belle. Je ne pourrais pas te le dire en face.
Mary, fais ce que tu veux de cette lettre, je n'ai plus rien à perdre, je l'ai déjà perdue.
Alors oui, ce n'est pas glorieux, mais on baisait avec Rapha. Ca faisait un moment. C'est elle qui m'a cherché, je ne sais pas pourquoi moi, elle se tapait déjà Matt, mais je n'ai pas trop résisté. Rapha, elle était canon, elle était chaude et puis, ça me calmait. C'est con à dire, mais ça me donnait la force de te regarder, ma belle Fred. J'avais peur que toute cette pression dans mon corps quand tu branchais ton regard sur moi finisse mal. Je sais de quoi je suis capable. Et puis, en la sautant, je me disais que j'allais te sortir de ma tête. Après tout, on n'avait rien en commun toi et moi. Je ne suis pas un romantique et je n'avais pas envie de me prendre une veste. Rapha, elle était comme moi. Moins pourrie, mais pareil. Elle n'attendait rien en retour. Le sexe, c'est tout. C'est cru, mais c'est comme ça.
Je sentais bien qu'avec toi ma petite Fred, il y avait un truc qui passait, je n'arrivais pas à résister, j'étais attiré, il fallait que je te voie, qu'on soit ensemble, les journées, les soirées, mais quand j'étais avec Rapha, la pression retombait. Ca marchait pas mal comme formule. Sauf qu'un matin, j'ai eu l'impression que je foutais tout en l'air. On était là, toi et moi au bord du lac et j'ai eu l'impression que tu ressentais comme moi. J'ai failli te prendre dans mes bras, t'embrasser, rester comme ça pour la vie. Je n'avais même pas envie de te baiser, tellement c'était fort. Oui c'était fort, c'était fou, ça tapait dans mon cœur et j'ai paniqué. Tu ne l'as peut-être pas senti, mais d'un coup, je me suis vu dans la réalité. J'ai pensé que Rapha allait être jalouse, qu'elle allait tout balancer. Je ne crois pas que tu aurais aimé savoir que le mec qui t'aime et que tu aimes, il s'en tape une autre. Je n'avais pas envie que tu m'accuses, je n'aurais pas supporté ton regard accusateur et tes reproches. Et puis, j'ai eu peur que tu découvres, tu n'es pas conne, je n'aurais pas tenu longtemps. Je n'aurais pas pu te le cacher, je n'aurais pas pu éviter tes questions. Derrière le gentil petit vendeur de disques, tu aurais découvert le vrai Tom, le délinquant, la racaille comme tu veux. Non, ce n'est pas par amour de la forêt que je suis venu débroussailler des sentiers, c'était la dernière étape de mon programme de réinsertion, la dernière étape de ma toute dernière chance, qu'elle avait dit la juge. « Je vous conseille de vous tenir à carreaux ». Je me suis tenu à carreau, à pique et à trèfle. Même un peu trop à cœur.
On aurait fait quoi, dis, si je t'avais embrassé ce matin-là au bord du lac ? J'aurais dit platement : « Fred, ma belle, j'ai dealé, j'ai volé, j'ai trafiqué, je me suis battu, j'ai pris des coups, j'ai été violent, mon petit frère est mort par ma faute, j'ai fait de la taule, pas trop mais trop quand même, j'ai passé des mois dans des centres pour délinquants mineurs puis pour jeunes majeurs, j'ai passé des heures dans le bureau de la juge, je suis mal parti dans la vie, je suis en période d'essai, je dois faire mes preuves, mais ne t'inquiète pas ma belle, j'ai craqué sur toi, je suis amoureux comme un fou, ça va bien se passer. » ? ? ? Et toi avec ton sens de l'humour, tu aurais répondu : « Mais c'est génial. Ca au moins c'est l'aventure ! » ? ? ? Non, je n'aurais jamais pu te dire la vérité, comme je n'aurais jamais pu soutenir ton regard en te la cachant.
Comme j'aurais aimé pouvoir t'expliquer que ce n'était pas de ma faute, c'était la faute à la société. Mon père alcolo qui battait ma mère et touchait ma sœur, ma mère à l'ouest, les potes en vrac, les nanas à impressionner, les premiers joints, les premiers rails et la dope, les voitures volées, la Kawasaki flambant neuve donnée par le caïd du quartier, l'argent facile, les mensonges et puis l'engrenage. Mais je n'aurais pas tout dit. Je n'aurais pas parlé de la froideur de la prison, de l'exaspération des parloirs, de l'arrogance des jeunes aux centres d'éducation, de la violence quotidienne pour un rien, de ma solitude, de la franchise de mon éducateur, de l'humanité de la juge pourtant si dure, et surtout du regard de Sam quand les pompiers l'ont désincarcéré de la voiture, Sam mon petit frère adoré. Je n'aurais pas non plus parlé de mes faiblesses, de mes lâchetés ni même de mes envies. Je sais que j'aurais eu cette boule qui me vient dans la gorge quand il faut affronter la réalité, cette boule que j'arrive un peu mieux à apprivoiser maintenant.
Et on serait où en ce moment, ma belle Fred ? On ferait quoi ?
Des fois, je me dis que ça n'aurait pas duré entre nous, mariés peut-être mais sûrement divorcés. Que le coup de foudre, il serait parti comme il était venu. Très vite. Trop vite. Qu'on ne se parlerait plus que par SMS, pour organiser la garde des enfants, que je me crèverais le cul à bosser à l'usine pour payer la pension alimentaire, avant de noyer ma misère dans l'alcool et la drogue.
Alors je ne travaille pas à l'usine, je parcours le monde pour faire un métier sensationnel dont tu m'as donné le goût, mais tu n'es pas là quand je rentre, même en SMS. Je t'ai laissé partir ce matin-là dans la brume, je n'ai pas couru après le car, je ne t'ai pas appelé, je ne t'ai pas écrit, je ne t'ai pas envoyé une seule photo. Et je t'ai à peine dit que je t'aimais. Pourtant je l'ai pensé tant de fois.
Tu étais la femme de ma vie, Fred. Je ne voyais pas ça comme ça à l'époque, j'étais naïf, je croyais que c'était passager, que c'était le changement de milieu, la quasi liberté, l'air de la forêt, ton accent français, l'attention que tu me portais, la photo que tu m'as faite découvrir, mais non, tu étais la femme de ma vie. Tu étais la chance de ma vie.
Fred. Ma belle petite française.
Tu as été ma chance finalement. C'est grâce à toi en fait que je m'en suis sorti pour de vrai. C'est le dernier regard de Sam qui m'a donné le déclic, mais c'est toi qui m'a donné la force de continuer jusqu'au bout et de ne pas retomber dès le premier échec, c'est toi qui m'a donné une passion et c'est Ben qui m'a trouvé un métier. Ce n'était pas celui que la juge avait prévu, ça ne lui semblait pas assez sérieux, mais j'ai su que c'était gagné quand je suis revenu la voir avec mon premier reportage que j'avais fait sur les enfants handicapés de Vancouver. J'avais suivi tes conseils, j'avais pris une pellicule TMax que j'avais développée en couleur. Coup de chance, ça avait donné des tons jaunes qui leur apportaient une douceur solaire, tu aurais adoré. J'aurais voulu que Sam voie ça.
Tout n'a pas été rose pour m'en sortir. Mais c'est à toi que je pensais quand je me voyais craquer, c'est à toi que je pensais pour tenir bon, pour ne pas replonger. A toi et à Sam. Mes deux étoiles. Rentrer dans le droit chemin, gagner ma croûte honnêtement, prendre un billet d'avion et venir te voir, c'est ça qui me faisait tenir.
Mais je n'ai pas osé. Je n'ai jamais osé venir te voir. Même quand je suis devenu un vrai photographe, même quand je suis devenu fier de moi.
C'était trop tard.
J'aurais frappé à ta porte un jour et ton fils de 5 ans m'aurait ouvert : « maman va revenir » il m'aurait dit ? Je n'aurais pas pu supporter, j'aurais sombré, direct. Je ne suis pas bien net en fait. Je fais le fier, le dur, je vais dans des pays pas possibles, dans des conflits pas possibles, je couvre des guerres, je vois des horreurs, mais quand je pense à toi, c'est le doute, la boule au ventre.
Ce bout de papier là que j'écris, c'est ma dernière chance. Mais si tu ne réponds pas, ce sera moins dur que d'avoir à affronter ton sourire qui se fade, ta figure qui se ferme, ton corps qui se crispe et un « je suis désolée Tom, ce n'est pas possible ... ». Le même que je t'ai dit il y a dix ans, dans cette brume du petit matin. Il fallait que je le dise, ou plutôt que je l'écrive. Peut-être pour passer à autre chose, pour pouvoir rencontrer quelqu'un d'autre, pour pouvoir aimer quelqu'un d'autre qui sait ? Même si je me dis que ce n'est pas possible d'aimer quelqu'un si fort pour rien et que fatalement on se reverra un jour, comme ça, au hasard d'une rue ou d'un aéroport. Et que tu me pardonneras, que tu m'accepteras, que tu m'aimeras, qu'on s'aimera. Mais comment peut-on pardonner tout ça ?
Je ne vais pas me relire, sinon, je fous tout à la poubelle. D'ailleurs, Fred ma belle, tu ne le liras peut-être jamais ce foutu papier, il est entre les mains de Mary.
Mary, fais-en ce que tu veux, écris ce que tu veux, coupe, arrange, embellis, noircis, fais-en un roman, que sais-je ? Je m'en fous, je te fais confiance et je fais confiance à mon destin.
Désolé d'avoir répondu à côté de la plaque. Je ne pouvais pas. De toute façon, je n'ai jamais été bon à l'école. Et il parait que je suis un artiste maintenant, au moins j'ai une excuse !
Prends soin de toi Mary,
Je t'embrasse,
A bientôt,
Tom.
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