36 (c). Frédérique
Ce fut l'oubli dans l'ivresse, ivresse aussi alcoolique que musicale. Des rires, de la chaleur, de la musique, de l'alcool et des amis. Surtout des amis.
A cinq heures et demi, après une dernière danse merveilleuse, nous avons quitté le bal bientôt désert pour l'arrêt de bus. Olivia, Benj, Jo, Noz, Ti'Pierre, Matt, Raphäelle, Mary.
Pas de Tom.
Partir sans le revoir ? Angoisse.
Main dans la main, sourires crispés, yeux humides, voix fluettes, nous marchions dans la lueur matinale qui commençait à percer. Moi qui ai toujours eu horreur des adieux sur le quai de la gare, les conversations inutiles, les mains qui s'agitent, les larmes qui apparaissent, j'ai coupé court aux adieux.
- Vaut mieux qu'on se quitte tout de suite, j'attendrai le car seule. Il ne devrait pas tarder de toute façon.
On s'est embrassé, accoladé. Il y avait des larmes, des rires, des promesses.
- Adieu Laura, I enjoyed meeting you.
Ben voyons Raphaëlle, ta phrase toute faite, j'en attendais pas moins de toi. ... Mais enfin je ne t'en veux pas, on n'est juste pas du même monde.
- Naïce tout mite you tout, hein Waphaëlle ? Surtout les mites !
- Si tu reviens sur ce continent, tu m'appelles, hein ? Vraiment, tu me le promets ? We keep in touch, hey, on se revoit petite sœur, n'est-ce pas ?
Benj, mon beau Benj, mon frère, bien sûr que je vais kiper ine teutche. Mais là, je vais pleurer !
Pendant que j'arborais un sourire d'idiote pour ne pas fondre en larme, Olivia est venue me serrer dans ses bras.
- Ciao Frede, nous resté en contacté, si ?
Olivia, ma douce Olivia, tu vas me manquer.
- Tu me fais visiter Florence, Firenze, OK ? C'est moi qui paie les glaces ! j'ai réussi à articuler la gorge serrée. Bonne continuation, t'es une fille super.
- Grazie. Ma ! Toi aussi, ai-je à peine entendu tellement Noz se pressait sur moi pour m'accolader à la mode nord-américaine.
- It's not that far, don't worry. There must be some direct flight to Paris from Vancouver. Can I come to your place when in Paris ?
Non Noz, tous les français n'habitent pas à Paris. Mais au moins toi tu sais détendre l'atmosphère !
- Viens quand tu veux chez moi Noz, je te ferais visiter le pays. Tu verras, c'est bon pour la géographie !
- You're teasing me ?
- Mie ? Néveur! Ail love you craizi feuni gueurle.
- Lov'you too. Take care.
Au tour de Matt maintenant. Matt, un mec extraordinaire que j'ai découvert trop tard.
- Bye mate.
- Baïe Matt !
- And remember : if you want to experience real adventure, come down-under for a night in the bush with kangaroos, snakes and crocs !
Matt mon pote, je viendrais c'est sûr, en Australie ou ailleurs, mais pour les serpents, comment dire ...
- Et pendant ce temps-là, à Tapachula ...
Ti'Pierre, toujours à propos !
- Pourquoi du sel ? je demande pour rester encore un peu dans l'absurde avec Ti'Pierre.
Et pour évacuer la boule coincée dans ma gorge.
- ???
- A Tapachula, enfin, dans vraie la scène du film, la femme dans le magasin, pourquoi elle veut acheter du sel à ton avis ? C'est une allégorie ou c'est pour saler ses frites ?
- T'en as des questions toi ! ... Hé bé à mon avis, c'est sa poutine qui n'a pas de goût !!! éclate-t-il de rire.
- Chuut, t'es fou ! Si un Québécois t'entend, tu es viré illico !
- T'inquiète paupiette ! Allez, bon retour au bercail amiga ! Passe bien le bonjour de ma part à la mère patrie surtout, hé ? Pas que j'ai le mal du pays, mais le cassoulet me manque !
- C'est pas plutôt le Bordeaux ?
- Attention la pitchoune, pas de familiarités entre nous ! Bon ma petite Fred, j'ai ton mail, tu as le mien, sûr on se fait une de ces fiestas quand je rentre au pays, ça va déménager, un truc de malade mental ! Je vais te montrer comment on fait la fête dans le sud-ouest, tu en parleras encore quand tu seras à la maison de retraite ! A dans un an ma poule ?
Pierre, mon Ti'Pierre, bien sûr qu'on se la fera cette fiesta.
- Et ça a intérêt à envoyer du lourd ! En attendant, profite-bien de ton année à Vancouver. Et travaille ton accent anglais, c'est pas le Québec là-bas !
Deux bises ? Trois bises ? Quat... Trois bises ! Ca sent déjà les complications françaises !
- Adieu Fred, merci pour toutte, a réussi à placer Mary.
Pas eu trop le temps de te connaitre, dommage. Ce sera pour une autre fois ?
- Adieu Mary. A bientôt j'espère.
- A bientôt. Fais que quand tu reviens icitte, je te fais goûter la poutine, la vraie. Pis tu verras, c't'écœurant.
Effectivement, mais au sens français de France du terme. Mais tu es trop gentille pour que je te raconte mes impressions de la poutine. Et puis, j'ai autre chose à faire là tout de suite.
- OK, je retiens l'invitation, répondis-je diplomatiquement.
- I'm gonna miss you my dear Laura Ingalls ! a lancé une belle voix grave dans un sérieux que je ne lui connaissais pas.
- Toi aussi, Jo, toi aussi tu vas me manquer. Mais arrête avec ce surnom débile !
- You're so cute when you're upset ! Travaille sur ton guitare, OK ? Next time, tu apprends moi le guitare ! Take care. And don't forget : eating ...
- ... is cheating ! Je sais ! Tu as encore bien bu hier soir toi, Jo ?
- Me ? a-t-il conclu dans un grand rire en me reprenant dans ses bras pour une si grosse accolade que je ne touchais plus le sol.
J'ai inspiré un grand coup pour chasser cette boule dans ma gorge, je me suis baissée pour faire un dernier câlin à la jolie Boulette qui avait le poil si doux, et, tout en la caressant religieusement entre les oreilles, ses yeux dans les miens, j'ai réussi à articuler un truc un peu nul :
- Merci les amis, vous aussi, vous allez me manquer. Allez, ouste, restez pas ici, c'est un peu glauque cet arrêt de bus. Toi aussi Boulette, va ! Allez plutôt finir la soirée au bar et faites aussi bien que pour la finale du mondial, hein ?!!
- C'est qui les champions ? a crié Ti'Pierre.
- Et montrez-leur qui c'est les bûcherons du Parc des Beaux Lacs ! Et si vous voyez Tom, dites lui qu'il est naze... Et dites lui aussi que je l'adore ce petit con. Allez, à plus tard les amis, à la maison, à Tapachula ou ailleurs. Allez, filez vite ! Ou sinon je vais me mettre à chialer ...
- Champion du monde, champion du monde ... chantait Ti'Pierre en s'éloignant.
- Crazy french, criait Noz en le rejoignant.
- Crazy soccer fan ! ajoutait Jo.
Ce fut les dernières paroles que je distinguais encore d'eux, ponctuées de rire et de chants de supporters. Je les regardais partir tous les huit, en troupe, en grappe presque, comme d'habitude finalement, serrés les uns contre les autres, avec Boulette en tête.
Les Zaôtres.
Je n'en fais déjà plus partie.
Ils m'ont quitté, me laissant seule dans le crachin de l'aube qui commençait maintenant à se lever. Ce crachin, venu de nulle part, qui me rafraîchissait la figure et se mêlait à mes larmes.
J'en étais à la délectation de cette fin de nuit humide et silencieuse, de ces belles couleurs pastel si calmes, à savourer les gouttelettes sur ma peau, dans ma bouche, ce goût doux après le salé des larmes, quand j'ai vu une silhouette qui courrait vers moi.
C'était lui, c'était bien lui.
Je n'en croyais pas mes yeux. C'était surréaliste. J'avais l'impression de jouer le final d'une scène d'un film américain médiocre.
Il s'est approché de moi. Mèche mouillée. Sourire timide aux lèvres. Cicatrice en cœur.
Et ce regard ...
- Désolé, çâ m'â pris d'aider à rapporter un tcheum magané.
Ses mots se bousculent, décousus, entrecoupés par le souffle qu'il reprend.
- Pis, j'avais pâs l'heure. J'ai croisé les zaôtres. Y m'ont dit. Fait qu'j'ai couru. J'ai eu peur de t'manquer. C'est correk, chu un ostie d' colon.
L'aube.
Le crachin.
Sa grande mèche humide. Il la relève sur sa tête, dévoilant son regard.
Ce regard.
Le car qui va arriver.
Mon cœur serré.
Le sien aussi je crois.
Non, je n'arrive pas à le croire. Il y a pourtant nos regards, toujours nos regards ...
Il s'approche, tout près. Ses mains prennent mon front et le posent délicatement contre le sien. Il est chaud, tout chaud. Quelques secondes de bonheur, de répit. Je chuchote.
- Tom, je ...
- Chhhh...
Il me met son doigt devant ma bouche. La douceur de son doigt sur mes lèvres. Irrésistiblement, je lui embrasse le doigt.
Je lève les yeux vers les siens. Une larme coule sur sa joue, juste sur sa petite cicatrice. Je l'embrasse cette petite cicatrice, cette petite virgule si belle. Tendrement.
Il se laisse faire.
Ca brûle dans mon cœur. Je sais qu'il sait, mais il faut qu'il l'entende.
- Je t'aime Tom.
- Ch'sais.
- Non Tom, c'est pas comme la semaine dernière, c'est pas juste tu me plais, j'en suis sûre maintenant, je suis tombée en amâour bin raide, comme on dit icitttte !
Petit sourire triste et nouvelle larme.
Il lui faut quoi ?
- Je t'aime comme je n'ai jamais aimé, Tom.
Sa lèvre tremble.
Il lève les yeux et nos regards se rencontrent à nouveaux.
Son regard. Il y a tellement d'amour dans son regard.
J'ai envie de l'embrasser, mais il baisse les yeux, tristement. Une nouvelle larme coule sur sa joue.
Mon cœur bat si fort. J'ai comme une force qui m'arrive soudain, qui irrigue mon corps. Je me sens invincible. Pourtant il ne bouge pas.
- Je sais que tu m'aimes Tom. Nous deux, c'est tellement évident.
Encore des larmes. Mes mains sont maintenant autour de sa figure. Inconsciemment, je lui sèche délicatement les joues. Sa petite barbe est douce. Je l'entends murmurer, encore sous les larmes :
- Ca s'peut pâs ma belle, ça s'peut pâs...
Je n'y crois pas !
Je ne veux pas y croire !
Je ne peux pas y croire ! Son corps là, cette énergie, cette évidence.
- Pourquoi ? Hein pourquoi ? je lui demande doucement.
Il ne répond pas. Il pleure doucement. Comme avec Noz, comme avec la sorcière.
Ah non, pas ça ! Il m'aime, c'est tellement évident.
Le sang me monte à la tête. Je crie presque :
- C'est la distance ? ... C'est ta Sara ? ... C'est quoi, hein, c'est quoi ? ... C'est quoi le problème avec toi ? Tu vas pas me dire qu'il n'y a rien entre nous là, tu peux pas ?
Ses yeux toujours baissés.
- Regarde-moi ! Vas-y Tom, regarde-moi !
Avec mes mains, je lui lève la tête, le forçant à me regarder.
- Vas-y, regarde-moi bien dans les yeux et dis moi que tu ne m'aimes pas, dis le moi Tom, putain, dis le moi si c'est vrai ! Dis-moi que tu préfères ta Sara, dis-le bordel !
Je suis énervée, à la limite de la crise de nerf.
Il me regarde, triste.
- Tu peux pas me laisser comme ça, Tom, vas-y, dis le moi !
Je pleure maintenant. Mon cœur bat trop fort, je n'entends plus que ça dans mes oreilles. Ma tête commence à partir en arrière, lourde, bourdonnante, douloureuse. Ca tourne maintenant à l'intérieur. Ca y est, ça recommence. La sorcière est de retour, elle est en train de ...
Je sens ses mains sur les miennes.
Chaudes, calmes.
Délicatement, il les fait glisser vers sa bouche et les embrasse tendrement.
Sa bouche sur mes mains.
Courant électrique dans tout mon corps.
Je n'y comprends plus rien.
D'un coup la tension retombe, tout s'arrête, ça ne tourne plus, je ne pleure plus, seul mon cœur continue de battre fort, très fort.
Je lève mes yeux vers les siens.
Dans les siens.
Secondes éternelles.
Battements de cœur.
Je respire fort, j'étouffe presque.
Délicatement, il m'embrasse au coin de la lèvre.
Son regard profond.
Ses mains dans mes cheveux.
Son bisou dans le cou.
Nos mains enlacées.
Je cherche ses lèvres. Il me les offre, tendrement.
Quelques instants d'éternité.
Feu d'artifice dans mon cœur.
Une larme sur mon visage.
Un sourire sur le sien.
Je dépose un baiser tout doux sur sa cicatrice.
Et je me replonge dans ses lèvres. Intensément. Profondément. Violemment. Je l'embrasse maintenant de toutes mes forces, de toute ma rage, de toute ma peur, de toute ma frustration, de toute mon énergie, de toute mon incompréhension. Nos corps s'enlacent fougueusement. Il me serre si fort contre lui, ses bras maintenant autour de mon dos, de mes jambes, de mes fesses, de mes cheveux, de tout mon corps. Nous sommes aimantés, comme impossibles à séparer. Et ce baiser, toujours ce baiser si intense, si puissant, si vigoureux, si bon, si vrai.
Klaxon du car.
L'aimant se desserre.
Le car est déjà là ! Depuis combien de temps ?
Ses mains sur mes tempes, son front contre mon front.
Un sourire sous sa petite cicatrice.
Encore un bisou, furtif.
Je suis légère, légère, gaie, c'est si beau, si simple :
- Je pars pas Tom, je reste. Je reste au Canada avec toi.
Il fait un pas en arrière. Nous ne sommes plus liés que par les mains et le regard maintenant.
Sa figure ruisselante.
Sa mèche mouillée.
Son sourire désolé.
Ses yeux verts tristes.
Une goutte de pluie sur sa petite cicatrice.
Le visage grave à présent.
- T'as raison ma belle, chu pâs capab' de faire semblant : fait que j't'aime, j't'aime bin raide ma belle Fred. Mais nous deux ça s'peut pâs.
- ???
- Chu désolé, je voulais pas t'faire de misère, mais toé pi moé, ça s'peut pâs. Un jour tu comprendras.
Comment je pourrais comprendre ça ? Pourquoi ? C'est quoi ton problème à toi ?
Mais les mots ne sortent pas.
- T'es une belle personne Fred ...
Reklaxon du car.
- Adieu ma belle ! Pense à moé quand j'pense à toé.
Le cœur gros, je lâche ses mains et prends mon sac.
Un dernier regard, la gorge serrée.
Sa mèche presque blonde, ses yeux verts, sa petite cicatrice.
Un sourire d'adieu.
Je me retourne, je monte dans le car, abasourdie.
Il pleut encore. La brume est orangée. Le soleil va se lever.
Goût du tabac froid dans ma bouche.
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