36 (b). Frédérique

Ce fut une soirée merveilleuse. Un groupe de musicos sous les étoiles : guitare, percus, contrebasse, accordéon, et la voix éraillée d'une chanteuse ; du rythme, de la chaleur, des gars du coin sortis tout droit de leur forêt, chemise à carreau, chapeaux et gros godillots de cuir, de véritables clichés vivants.

Et surtout il y avait les potes, les amis.

Mes amis.

J'avais oublié les rancœurs ; ne restaient que les bons souvenirs.

Même Raphaëlle était ce soir mon amie.

C'était une soirée où la prestance, la convenance et la contenance avaient été bien sagement entreposées au vestiaire. Pas que nous étions saouls, mais plutôt décomplexés. Fini le quand dira-t-on, nous étions ici pour nous éclater, pour nous lâcher. Et personne d'autre que nous ne le saurait jamais. C'est Raphaëlle qui avait donné le ton, à ma plus grande surprise, me prouvant qu'elle pouvait être plus qu'une simple poupée Barbie. Elle était partie dans un délire chorégraphique, entraînant Noz qui n'attendait que ça. Olivia la timide nous montra sa vraie personnalité en sautant dans tous les sens, toujours plus haut et toujours plus longtemps, sa longue chevelure brune balancée de haut en bas au rythme des congas. Jo, ne tenant plus devant ces trois jolies filles, se joint à leur danse, revenant me chercher pour compléter le tableau. Matt et Tom, qui avaient le rythme aussi chevillé au corps que deux vieillards faisant une course en déambulateur, s'évertuaient à se bouger autour de nous, sous le regard hilare de Benj, Ti'Pierre, Mary, Sandra et Bob. Puis Ti'Pierre, toujours prompt à se démarquer par son originalité entra dans le délire et y intégra les poteaux électriques pour une danse érotico-rigide qui déclencha un fou-rire généralisé et faillit faire trépasser Noz. Après quelques minutes de cette chorégraphie que d'aucuns auraient qualifiée de contemporaine, il monta sur la scène pour virevolter autour des musiciens puis sauta dans la foule en visant un bûcheron bien costaud, qui lui épargna l'écrasement fatal au sol comme une vulgaire crêpe. Découflé n'aurait sûrement pas désapprouvé, en y ajoutant certes une bonne dose de grâce.

Comment oublier ces instants magiques de communion, quand la sueur de la danse et de la chaleur du jour couchant nous emmènent dans une douce transe rythmée par la musique qui semble caler ses notes sur nous ?

Comment oublier les sourires de Noz, Olivia, Benj et les autres, la plénitude sur leur figure et l'envie de continuer à s'amuser toute la nuit ?

Comment oublier cette complicité quand Benj m'offre un rock endiablé et tournoyant, si habilement piloté ?

Comment oublier le regard coquin de Ti'Pierre qui prépare un coup et qui semble me dire, trop fier de lui-même, « c'en est une bonne celle-là », avant de faire une percée sur le stand alimentation et d'embarquer le pot géant de sirop d'érable pour un tour de stade ostensible sous les huées des gourmands, et revenir à la case départ poser une énorme bise sur les joues de la cuisinière hésitant entre l'effarement et le fou-rire ?

Comment oublier le calme sur la figure d'Olivia, même transcendée par le plus rapide des beats ?

Comment oublier le regard de Bob qui enveloppe chacun de nous du voile protecteur du père fier de ses rejetons ?

Comment oublier le regard si beau, si clair de Benj qui observe chacun de mes gestes, de mes expressions, de mes tics, avec l'amusement d'un grand frère content de sa petite sœur ?

Comment oublier le flegme de Matt, une bière gigantesque à la main et un sourire énorme sur son visage rougit de soleil, remuant en rythme uniquement avec les pieds et la tête ?

Comment oublier la moue espiègle de Noz qui scrute sans cesse du côté d'Olivia, tout en fumant discrètement une cigarette quémandée tant bien que mal à un joli jeune homme qu'elle n'aurait certainement pas laissé dormir dans la baignoire si l'occasion s'était présentée ?

Comment oublier le regard heureux de Jo, ce colosse qui décide maintenant de m'entrainer dans une salsa rigide et décousue mais drôle à souhait ?

J'étais heureuse, mon cœur brûlait, tout était beau, tous étaient beaux, les congas me faisaient vibrer, la musique me faisait planer, Jo me faisait rire. J'avais envie de les serrer tous très fort dans mes bras.

J'ai stoppé mes pas.

Jo continuant dans la cadence m'a marché sur le pied, j'ai ri, il a ri encore plus fort, j'ai regardé ce grand gaillard barbu et bronzé, son regard humide et sa bouche rieuse plus grande que lui et je l'ai serré très fort dans mes bras. Moment d'amitié pure au milieu du rythme. Je l'ai serré très fort, plus fort que la guitare, que l'accordéon et que la batterie. Je l'ai serré encore et encore. J'allais partir, on allait se quitter, j'avais tous les droits.

- Jo, tu es un ami merveilleux, un frère, je t'adore.

- Fred, my little pearl, thank you for being just as you are, il m'a soufflé dans l'oreille.

Du bonheur, je vous dis.

Et en plus, pour la première fois, il ne m'avait pas appelé Laura Ingalls !


J'étais heureuse donc, noyée dans la foule amassée sous les étoiles en ce vendredi 14 août, sur cette piste de danse installée au milieu du village pour la fête patronale de Rivière-Blanche, Québec, Canada, planète Terre, dansant, riant, blaguant avec les Zaôtres, avec Mary, Bob, Sandra et même Boulette.

Sauf Tom.

Lui, il était scotché au bar.

Depuis un moment.

Depuis trop longtemps à mon goût.

Il tchatchait avec un groupe de buveurs de bières.

- Tom, t'es vraiment un con, j'ai balancé.

Je m'étais armée moi aussi d'une bière, je m'étais incrustée auprès du comptoir et je l'avais fixé bien droit dans les yeux, sans sourciller.

- T'es vraiment qu'un con !

J'en rajoutais maintenant. J'étais excédée, déçue même. Je jouais ma dernière carte. C'était trop bête qu'il passe cette soirée – ma soirée – à discuter avec les premiers venus, alors que moi je crevais d'envie d'être avec lui.

- Quessé ... ?

Il bafouillait, son regard ne comprenait plus rien.

- Je croyais que tu étais différent. Mais non, je me suis trompée ...

Je continuais sur un ton douloureux. C'était ma dernière chance et puis j'étais tellement déçue, j'en avais mal au cœur. J'avais la gorge serrée maintenant.

- Je m'en vais dans à peine cinq heures. J'aurais juste voulu être encore un peu avec toi avant de partir, parce que j'avais l'impression ... enfin ... toi et moi ... on est ami au moins ... enfin ...

- ...Chu un crisse d'épais !

Son regard devient si intense, si douloureux.

- Fred, ma belle Fred ...

Lui aussi parlait avec des silences maintenant.

Le monde extérieur n'existait plus. Exit ces buveurs au comptoir.

Exit le comptoir.

Exit les gens autour.

Il ne restait que nous et la musique.

Ou plutôt nos regards, des regards qui ne se quittaient plus, qui vibraient ensemble, exprimaient tout ce que nous ne pouvions articuler, toute cette émotion qui avait grandit imperceptiblement depuis des semaines et qui s'était cristallisée depuis la dernière. Je voulais fermer les yeux, défaillir. J'étais heureuse, j'étais triste, je riais en pleurant, mon cœur brûlait, ô suprême bonheur !

Il a juste dit « Viens ! », m'a pris la main, a traversé la foule et s'est posé sous les étoiles, en face de moi. Le ciel était clair, grandiose, il y avait une petite brise et nous étions seuls, ou presque. J'ai frissonné. Il a alors ouvert la fermeture éclair de son sweat et m'a attiré à lui, tout contre lui. Il a refermé la fermeture éclair et a ajouté :

- T'auras pus frette comme çâ.

Non je n'avais plus froid.

Son corps était chaud. Je n'ai pas réfléchi, je l'ai enlacé, mon oreille posée sur son épaule. Je sentais son souffle dans mon cou, son souffle régulier, chaud et doux, avec cette légère odeur de tabac roulé qui m'enveloppait.

C'était mes derniers moments avec lui.

Avec lui.

J'étais maintenant parcourue par une intense chaleur et des courants électriques partout dans le corps. C'était une décharge de bonheur. S'il ne voulait pas de moi, tant pis, j'en profitais. Je voulais rester toute ma vie dans ses bras. Je voulais fusionner avec lui. Ce n'était même plus sexuel, c'était au-delà.

C'est ça le bonheur ?

Il a baissé le ton et les mots ont coulé. Une quantité que je ne lui connaissais pas. Tom, le timide, le réservé, Tom qui préférait les silences aux longs discours, qui répondait souvent de la tête, qui roulait sa cigarette ou soufflait dans son harmonica quand on lui posait trop de questions, Tom parlait, enfin. C'était si faible que ça me parvenait décousu, inaudible. Je n'osais pas lui demander de répéter, de peur de l'arrêter. Je percevais des mots d'abord compacts, caillouteux, rêches, et des phrases courtes, claquantes, cinglantes. Puis le ton devint plus fluide, plus doux, presque gambadant, les phrases s'étiraient, comme se perdant dans les dédales de la pensée. Je percevais des prénoms, puis des regrets. Je souriais à ses expressions québécoises merveilleuses, je me balançais au rythme de son accent. J'entendais des mots, je ne percevais plus le sens. Ces mots qui comblaient, repoussaient à plus tard, rassuraient, évitaient de penser à ce moment d'intimité intense, à ce qui pourrait se passer s'il arrêtait de parler. A chaque pause, à chaque regard trop intense, ma gorge se coinçait.

Et il reprenait.

Non je n'essayais plus de l'écouter, je le goûtais, que dis-je, je le dévorais des yeux. Finie la pudeur, finie l'appréhension. Mes yeux calés dans les siens, je me délectais. Lui continuait à parler, en souriant de gêne ou de plaisir peut-être, à moitié caché sous sa mèche. Alors, certaine du vert exact de ses iris, je les délaissais pour dessiner dans ma tête les lignes de son visage, ses petits sourcils avec son piercing sur le gauche, le pli de ses yeux, sa grande mèche ondulée presque blonde maintenant qui venait finir sur sa petite cicatrice si charmeuse, la forme de ses joues mal rasées, son nez fin et droit, sa boucle d'oreille si haute, son menton fuyant, sa pomme d'Adam saillante, le début de son torse, ses doigts si fins, sa silhouette svelte, puis je fermais les yeux pour me remémorer. Je flottais dans son souffle, dans son odeur, je sentais le grain de sa peau. Bercée, je rouvrais les yeux et recommençais l'exploration. La mâchoire, l'arcade sourcilière.

Il me parlait d'ici me semble-t-il et peut-être aussi de chez lui, il me parlait et moi, blottie dans ses bras, je rêvais juste de passer la main dans ses cheveux, l'embrasser dans le cou, caresser son torse. Mais je n'osais pas briser ce moment et cette frontière invisible qu'il avait installée une semaine plus tôt : nous deux ça s'peut pas.

Quand il arrêta son flot, je levais la tête. Là-haut, les anges avaient allumé les étoiles. Au loin, nous arrivait la chaleur de la musique. Une vraie bouffée de bonheur. J'avais soudain envie de pleurer. Pleurer dans ses bras, pleurer de fatigue, de bonheur, de tristesse, pleurer tout simplement pour le calme qui suit, pleurer d'amour, d'un amour que je savais impossible, mais que je savais et le timbre de sa voix le savait aussi, tout comme la chaleur de son corps. L'alchimie le savait déjà. Je l'aimais, il m'aimait. C'était fou, c'était fort.

Mais c'était impossible.

Nous deux ça s'peut pas.

J'ai lu dans son regard qu'il venait de le réaliser.

Quelques secondes de flottement.

Mes yeux dans les siens.

Ses yeux dans les miens.

Son corps tout chaud contre moi.

Ma main dans ses cheveux.

- Je ...

- Viens, a-t-il coupé.

Il a ouvert la fermeture éclair (putain de fermeture éclair !)

Nos corps se sont éloignés, il s'est dirigé vers la lumière et la foule, m'entrainant par la main. Désormais tout mon bonheur était concentré dans cette main, unique contact entre nous. Nous. Nous étions reliés par une énergie si chaude, si douce, si forte, si intense que je n'aurais pas été étonnée que nos mains deviennent phosphorescentes.

La foule et la musique m'ont happée, sa main m'a lâchée et je me suis retrouvée dans un autre univers. Olivia sautait, Noz se trémoussait, Ti'Pierre me faisait danser le rock maintenant, puis Jo me faisait tourner, tourner sous les applaudissements de Benj. Lui il restait là, au milieu, il me regardait. Nos regards ne se lâchaient plus et je riais comme une gamine sur un manège. La musique, la fatigue, l'alcool, son regard, je tourne, je plane, je l'aime et je lui fais comprendre, je veux qu'il me le dise aussi, qu'il m'embrasse si fort.

- Me regarde pâs de même Fred, s'te plait.

- Il te plaît pas mon regard ?

Je suis effrontée à présent. Je l'aime, je l'aime.

- Oui, y m'plait trop. Fait qu'tu m'plais trop Fred, pis tu l'sais bien asteure.

Et il disparaît.

Un sentiment m'envahit : mon départ. Je prends véritablement conscience de la distance qui nous sépare, de l'impossibilité, de l'inutile, du vain, de la tristesse qui arrive. Peut-on aimer quand on est loin ? Peut-on aimer quand on est très loin ? L'amour traverse-t-il l'océan ?

Je n'ai pas cherché à le rejoindre, j'ai laissé le soin au hasard et j'ai cru en sa parole, quelques heures plus tôt, quand il m'avait interdit de monter dans le car sans lui dire au revoir.


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