33 (b). Frédérique

Ce fut une semaine de complicité, de légèreté, de simplicité. Plus de drague entre nous, plus besoin, parce qu'on savait, parce que c'était clair.

Non, je n'évitais plus Tom. Je profitais de chaque minute, de chaque seconde pour être avec lui. Quand je piochais, quand je coupais, quand je ramassais les branchages, quand je ratissais, quand je creusais, quand je tassais, quand je sciais, quand je martelais, quand je portais, quand je clouais, et même quand je suais, je me relevais constamment pour le voir et croiser son regard.

Et il était toujours là son regard.

On n'échangeait pas de mots doux, pas de caresse, juste le regard. Mais quel regard. J'étais toujours fourrée dans ses yeux, sans appréhension, sans honte, sans crainte. Ses yeux verts kaki, limite marron, presque marron quand il faisait très chaud et sec, que dis-je marron-noir, très foncés, plus clairs et verts quand il sortait de l'eau.

On était souvent ensemble, très souvent.

On était inséparables, presque devenus complémentaires, rigolant à la blague de l'autre presque avant qu'il ne l'ait faite, formant une équipe presque imbattable au dessinez c'est gagné de Ti'Pierre, jouant de la musique en harmonie, moi avec ma guitare et lui avec son ruine-babines comme il disait (quel bonheur le québécois) !

Tellement proche que les Zaôtres devaient bien jaser.

Mais qu'importait, qu'ils jasent, il n'y avait rien à jaser de toutes façons.

Tellement proche, qu'un soir, après une grosse journée de travail sur un bivouac, il m'agaça.

Soudainement, l'harmonie se brisa, ses jeux de mots me parurent nuls, sa voix devint criarde et son regard complice me gêna. Même sa grande mèche blonde, que j'adorais surtout quand il la plaquait sur le haut de sa tête, m'apparut nase, stupide, idiote, moche, fade, grotesque, disproportionnée, extravagante, insipide. J'essayai de me raisonner, de me remémorer les sensations qu'il me procurait encore quelques heures auparavant, mais rien n'y fit. Ca m'énervait, je m'énervais et je m'engueulais avec le pauvre Benj qui n'avait rien à voir. Je partis me coucher tôt cette nuit-là, ne trouvant le sommeil qu'après plusieurs heures des Misérables (tome 2).

Le lendemain, Mike, qui était arrivé la veille en bateau, décida qu'il fallait absolument ouvrir le sentier du portage qui nous permettrait d'accéder au bivouac suivant. Il allait partir avec quelques uns pendant que les autres finiraient le montage des toilettes, la fabrication de la table et le désormais classique fignolage final. Il choisit Matt, Jo et Tom. Matt pour la tronçonneuse et la débroussailleuse et Jo parce qu'il était costaud.

Et Tom parce que Mike était toujours derrière son dos.

Oui j'avais remarqué que Mike était toujours à vérifier le travail de Tom, lui faisant toujours des reproches là où, pour les mêmes choses, il ne nous disait rien. Ca m'avait d'ailleurs franchement exaspéré, mais je m'en étais rendue compte pendant la phase de guerre froide (l'éloignement) et il n'était alors pas question d'intervenir et de prendre la défense de Tom.

Et maintenant que je pouvais le faire, Mike me donnait l'occasion de souffler un peu, de m'éloigner de ce garçon que j'avais cru aimer et qui m'insupportait finalement. Tant pis pour Tom, il était assez grand pour se débrouiller avec Mike après tout. Et si ça devait se finir en engueulade comme la dernière fois, la fin du séjour étant proche, Bob trouverait sûrement une solution. Fallait plus compter sur moi, j'étais passée à autre chose.

Ils partirent donc toute la journée.

Je crus que je pourrais redevenir normale, la Fred qui aime batifoler, rigoler, jouer. Mais non, ce fut une journée morose. Tout était nul. Il faisait chaud, j'avais des ampoules, des courbatures, des crampes, mal à la tête, soif, chaud encore, j'étais fatiguée, j'étais irritée, j'étais énervée, je criais sur tout le monde, leur répondais mal, les renvoyais dès qu'ils avaient besoin d'aide. J'étais une peste et je le voyais bien, mais je n'y pouvais rien. C'est Ti'Pierre, exaspéré par une de mes innombrables plaintes, qui m'a ouvert les yeux :

- Tu es vraiment gonflante Fred aujourd'hui ! Tu n'arrêtes pas de râler pour un rien. Tu te prends pour Manu ou quoi ? Allez, décroche un peu, prends sur toi et arrête d'être chiante ! Sinon, ça va pas le faire jusqu'à la fin de la semaine, je te le dis !

Je reste interloquée.

Bon déjà parce que Ti'Pierre ne s'était jamais mis en colère.

Et puis à cause de ce qu'il avait dit. Oui j'étais devenu comme Manu. Manu qui était si sympa au début et si chiant à la fin. Manu et sa Céline.

Oui sa Céline, sa chérie.

Bruit de rouages dans mon cerveau.

Des engrenages se mettent à tourner.

Une lumière s'allume.

Une idée émerge et traverse mon esprit.

Une image plutôt dans ma tête : des yeux verts, une grande mèche ondulée, une petite cicatrice sur la pommette.

Quelle conne je fais : je suis en manque, en stupide manque de ce looser de Tom, de ce crétin avec ses manières agaçantes, de ce niaiseux avec sa mèche trop ....

Je sais pas ce que je veux moi.

Enfin si. C'est lui que je veux.

Tout de suite.

Maintenant.

Sauf que maintenant, il est avec Mike, Matt et Jo sur le chantier du portage et moi je suis sur celui du bivouac.

Et il y a encore du boulot à faire et il fait chaud, et j'ai mal au dos et ...

Non !

Positive. Pas comme Manu, allez, il fait beau, on a déjà abattu un sacré boulot et dans deux-trois heures, c'est fini.

Et il sera là.

Je me suis remise au travail, avec plus d'entrain cette fois. On venait juste de finir quand j'ai entendu le bruit du moteur : ils arrivaient. J'avais le cœur serré, les jambes un peu en coton. Je ne sais pas ce qui m'a pris, j'ai dit à Benj « je vais chercher le bois pour ce soir » et je me suis éloignée du campement. Il faisait aussi chaud et le sous-bois n'était pas simple à traverser, mais je me sentais mieux là. Je me concentrais sur le petit bois, faisant des tas au fur et à mesure que j'avançais. C'était bizarre, j'avais combattu ce manque toute l'après-midi, comptant chaque minutes qui me séparait de nos retrouvailles et maintenant je rallongeais le moment où je le verrais.

Incompréhensible.

En faisant mes tas de bois, je réfléchissais. C'est que maintenant, c'est moi qui avais le pouvoir de faire durer cette sensation de manque et désormais, c'était supportable. Presque agréable. J'avais envie de faire durer ce plaisir, avouons-le, j'avais envie de faire lanciner Tom aussi. Qu'il souffre un peu.

Je réapparus au bout d'une demi-heure. Ils avaient eux aussi repris leurs marques et étaient déjà en train de s'affairer qui à la cuisine, qui au rangement, qui à la discussion, une bière à la main. Les bras chargés de bois, je lançai à la cantonade un « alors, bien travaillé ? », comme si de rien n'était, en évitant scrupuleusement le regard de Tom. Matt, occupé à vider les poissons qu'il avait pêchés en revenant, me gratifia d'un « That's cool for the BBQ, mate ! » très enjoué et Jo vint me raconter quelques anecdotes de la journée. J'arrivais à éviter Tom, jusqu'à la session baignade. Là évidemment, il prétexta je ne sais plus quoi pour venir vers moi me glisser un « Tu m'évites-tu ? » avant de rejoindre Raphaëlle et rester un peu trop près d'elle à mon goût.

La garce.

Saleté d'hormones mâles !


Alors ça y est. J'étais bel et bien officiellement amoureuse de Tom. La vie était belle, j'avais de l'amour qui sortait de tous les pores de ma peau et une énergie phénoménale m'emplissait. Un peu comme ces personnages de dessins animés japonais de mon enfance qui se transformaient en super-héros grâce à un afflux soudain de lumière claire et des traits de crayon noirs qui les figeaient en l'air, le tout en tournant sur eux-mêmes sur fond de musique gnangnan, la petite boucle de cheveux roses ou le bord de la cape violette ondulant lentement dans la brise, histoire de montrer au téléspectateur ébahi que c'était bien un dessin animé qu'il regardait et pas une image fixe. Tout ça bien sûr sans que les personnages autour ne s'en rendent compte. Balèzes les mecs. J'ai toujours trouvé ça nase et vraiment mal fait, mais au fond, c'est peut-être uniquement parce que je n'avais pas encore expérimenté le phénomène.

J'étais donc Goldorak, Gigi ou le Capitaine Flamme, au choix.

Sauf que je n'avais pas de cape.

Ni des grands yeux qui prennent la moitié de mon visage.

Et pas non plus de fulguropoint pour sauver la planète Terre, Véga et l'univers tout entier.

Quelqu'un peut me dire pourquoi je parle de Goldorak là ? La petite maison dans la prairie, passe encore (merci Jo), à la rigueur Beverly Hills 90210 pour le côté cul-cul de l'histoire d'amour, mais Goldorak ???

En plus, je l'ai toujours trouvé moche Actarus !


L'amour avait sur moi une autre propriété : je me sentais extraordinairement libre et légère, légère, légère ... Après l'apnée, j'étais désormais en apesanteur.

Ou presque.

A chaque pas que je faisais, à chaque battement de mon cœur, à chaque phrase, j'avais l'impression de m'envoler. Et pas besoin de l'huile Lesieur du Professeur Tournesol.

En fait, j'étais heureuse.

C'est complètement crétin quand j'y repense : j'étais amoureuse d'un gars à qui je plaisais mais qui ne voulait pas de moi et paradoxalement, j'étais heureuse. Ca doit être mon côté maso qui s'exprimait !

J'étais heureuse et je nageais dans le bonheur donc.

Mais pas que.

J'avais instinctivement décidé que ce bonheur là serait contagieux. Et plus il se répandait, plus il me rendait heureuse. Un cercle vertueux.

Cette dernière semaine, je suis donc passée de l'aigritude presqu'absolue à l'amour quasi inconsidéré pour les Zaôtres.

Enfin presque tous.

Jean qui rit, Jean qui pleure disait ma mère quand j'étais petite. Faut croire que je n'avais pas beaucoup évolué.

J'aimais donc tout le monde et j'étais attentive à eux. Peut-être pour la première fois depuis mon arrivée dans ce groupe d'ailleurs.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top