28 (b). Frédérique

Je passais plus de temps que je n'aurais pensé avec Boulette. Elle voulait toujours des caresses et son pelage était si doux qu'il m'était impossible de résister. Il faut dire qu'elle me collait assez souvent. Quand ce n'était pas moi, elle grattait l'amitié avec Matt ou Olivia. Fréquemment, quand je faisais la sieste, elle s'allongeait le long de mon corps, roulée en boule et ne bougeait plus jusqu'à ce que je me réveille ou que Matt vienne la chercher pour jouer. Quand je dormais, elle s'allongeait sur mes pieds, dans la tente. Comme seule Olivia supportait un chien dans la tente, nous étions devenues colocataires de toile, ce qui n'était pas pour déplaire à Boulette. Question nourriture, c'est Olivia qui s'en chargeait. Moi, mon rôle auto-attitré, c'était de lui donner les petits morceaux de friandise pendant le repas, ce qui agaçait particulièrement Benj.

Avec Boulette, je découvrais Matt. J'avais toujours eu un a priori négatif sur lui, mais comme il s'occupait bien d'elle, enfin de lui (Boulette est un chien), j'ai commencé à m'intéresser à lui. Il était temps !

Bon Matt, c'était pas un érudit, il ne lisait pas de livres, il ne collectionnait pas les plantes. Il n'avait pas fait d'études, mais il avait pas mal de trucs à raconter. En fait, en le côtoyant un peu plus, je me suis rendue compte qu'il n'était pas dans son milieu avec nous.

Enfin si, il était dans son élément, la forêt, mais il n'avait pas l'habitude de trainer avec des gens comme nous. Lui, c'était la démerde, les petits boulots, le bush et les potes au comptoir du bar. Du coup, il ne devait pas être hyper à l'aise. C'est peut-être pour ça qu'il en rajoutait souvent trop quand il parlait. Mais quand il avait dépassé ça, parce qu'il avait compris que ça ne prenait pas sur toi, c'était un gars intéressant.

Bon, j'avoue que ça ne s'est pas fait du jour au lendemain. Au début, je n'avais d'yeux que pour Benj, puis ensuite je trainais toujours avec le quatuor Benj/Ti'Pierre/Tom/Jo et puis il y a eu la découverte de Tom suivi de l'épisode Tom/Noz/la sorcière. A partir de là, j'ai pris un peu le large. Pour me protéger. Je ne les fuyais pas (je ne le fuyais pas), mais je me suis rendue enfin compte qu'il y avait pas qu'eux, que les autres n'étaient pas des figurants. Bon c'est un peu caricatural tout ça, parce qu'on était tout le temps ensemble tous les dix puis neuf, mais j'avais établi des relations plus particulières avec le groupe des frenchy. Après l'épisode de la sorcière, je me suis alors rapprochée un peu plus d'Olivia, que j'aimais beaucoup pour son calme et de Noz, pour sa bonne humeur.

Et grâce à Boulette, j'ai rencontré Matt.

Passé ses histoires de pêche dans les marécages australiens infestés de crocodiles, péripéties qui étaient quand même assez extraordinaires il faut l'avouer et presque trop épiques pour être vraies, Matt avait eu un passé chargé pour son jeune âge (c'était le plus jeune d'entre nous). A 17 ans, comme il n'aimait pas l'école et voulait de l'aventure, il avait suivi un pote et s'était embarqué comme marin sur un cargo qui allait de Port Hedland jusqu'en Chine. Port Hedland, c'était le port de commerce du coin, enfin le port le plus proche, situé à plusieurs centaines de kilomètres de chez lui, sachant que le village voisin dans ce coin de l'Ouest de l'Australie pouvait se trouver à cent kilomètres. Sur son cargo, il avait fait escale dans des coins qui sonnent bon l'exotisme : Java, Bornéo, Singapour, Manille, Séoul. Il avait aimé les ports, la vie qui se déroulait à un autre rythme, à une autre ambiance, la nourriture différente et les gens qui foisonnaient dans les ruelles, les touk-touks et les vendeurs ambulants, les restos de rue qui servent du riz frit, des mixtures à base d'insectes et des soupes épicées, les maisons de tôle ou de bric et de broc qui tenaient par magie sur des pilotis pourris par l'eau de mer et les coquillages, les odeurs fortes de bouffe, d'essence ou de poubelles, le bruit strident des moteurs et la foule à chaque arrivée d'un bateau, la circulation anarchique et les gaz d'échappement, la moiteur du jour et la fraicheur des nuits, les bars animés le soir bien sûr et le calme des marchés le matin, les peaux dorées et les cheveux noirs, les yeux bridés et les tailles de guêpes, les habits soyeux des femmes et évidemment les petits seins pointus. Il avait découvert l'Asie, mais surtout le plaisir du voyage.

Sauf que ses conditions de voyage à lui n'étaient pas idéales, parqué comme un con dans des couchettes spartiates et moites qu'il partageait avec d'autres marins, tout ça pour un salaire de misère, avec le mal de mer en prime, surtout en pleine tempête quand il fallait aller réparer les moteurs dans les odeurs de gasoil, la chaleur et le bruit de la salle des machines.

Arrivé à Séoul, il avait démissionné, avait zoné quelques jours et avait trouvé un bateau plus petit pour le retour, jusqu'à Singapour, puis un autre jusqu'à Darwin.

Là, il avait trainé du côté de la rue des auberges de jeunesse. Lors d'une soirée arrosée, il avait rencontré des jeunes hollandais qui voulaient passer quelques jours dans les Kimberley comme des vrais australiens avec le van qu'ils avaient loué. Ils avaient sympathisé et Matt avait proposé ses services de guide en échange du couvert et du transport jusqu'à Broome. Ils avaient passé une dizaine de jours à pêcher, observer les animaux dans le bush et en bord de mer et à picoler. C'était la première fois qu'il allait dans les Kimberley, ce massif montagneux de la côte nord-ouest, entre Broome et Darwin, traversé par une piste. Sur l'insistance des hollandais, ils avaient rencontré des aborigènes et avaient passé quelques jours avec eux à pêcher le crabe dans les mangroves. Ils avaient été bien accueillis et avaient bien sympathisé.

C'était la première fois qu'il avait un réel contact avec les aborigènes, les abos comme les appellent les blancs, et au début, il était assez réticent. Il se souvenait de ce que répétait sa grand-mère : ces gens sont des profiteurs et des soulards ; ils ne s'occupent pas de leurs enfants ; ils préfèrent acheter du whisky plutôt que les vêtir avec l'argent qu'on leur donne ; ils ne méritent pas qu'on les aide ; ils sont bêtes, méchants et sales. Au moins sur ce dernier point, apparemment sa grand-mère avait raison, mais c'était le seul.

Il avait adoré les Kimberley, un coin qu'il me décrivait comme rude et sauvage, aux paysages encore plus rouges qu'à Broome et il avait adoré apprendre les trucs de brousse à ces touristes un peu débrouillards. Et il avait adoré être avec les abos et apprendre leurs techniques de pêche.

Rentré à Broome, il avait un peu glandé chez ses parents, une belle maison en bois avec vue sur la baie, qu'il avait repeinte en bleu pour s'occuper. Il avait trouvé du boulot dans le parc national local pour des petites missions. On l'appelait pour compter le nombre de tortues qui venaient pondre sur la plage, puis le nombre de petits qui naissaient. Plus souvent, c'était pour des tâches plus chiantes, comme débroussailler des sentiers, entretenir les caillebotis ou dessabler les routes (ah tiens, c'est un expert. C'est pour ça qu'il maitrise aussi bien le job !). Il avait aussi promené des touristes à dos de chameau sur Cable Beach, la fameuse plage de sable blanc de Broome, mais ça, ça le gavait parce que ces touristes-là étaient vraiment trop nases ! Eh oui, étonnement, il y a aussi des chameaux en Australie (dromadaire importé d'Afrique du Nord a précisé Ti'Pierre).

Après ça, il était parti à Alice Springs, la ville au centre de l'Australie, pour bosser comme guide pour les touristes. Il les amenait pour trois jours dans le centre rouge. Une vingtaine de personnes, souvent des jeunes de 18 à 25 ans. Son pote Brad conduisait le bus, lui il les guidait et leur racontait tout un tas d'histoires vraies ou mystifiées. Il leur faisait faire une petite balade dans un canyon, les amenait à Ayers Rock, le gros rocher qu'on voyait sur la couverture de l'album de Midnight Oil (mais il avait promis à ses potes abos de ne pas monter dessus parce que c'était un site sacré pour eux), et les faisait dormir à la belle étoile à côté d'un feu de camp. C'était pas aussi grisant que son périple dans les Kimberley parce que c'était quand même assez convenu comme tour, mais il aimait bien gagner sa vie comme ça. Il rencontrait pas mal de gens de plein de pays différents, enfin surtout des européens et des nord-américains et à la fin des trois jours, ça se terminait en fiesta gratis.

Et puis, il me l'a avoué, les filles, elles craquaient toutes pour lui ; sûrement l'effet guide il disait. C'était donc sympa, pas trop mal payé et avec plein de filles qui lui laissaient un petit pourboire et plus si affinité. Ce qu'il appréciait tout particulièrement.

Il s'était fait aussi pas mal d'amis, des ossies mais aussi des abos. Ils lui avaient appris à tresser des sacs, mais il n'avait pas eu le temps d'apprendre à chasser au boomerang avec eux. Après un an à Alice (comme on disait là-bas), il s'était lassé et était retourné à Broome. Il s'était trouvé une copine et avait bossé un peu. Mais il avait vite eu la bougeotte. A force de rencontrer des étrangers et de les entendre parler de leur pays, il avait envie d'aller voir.

Un jour sur un coup de tête et avant de s'encrouter dans une vie qui n'était pas la sienne, il a pris un billet d'avion pour Los Angeles. De là, il est remonté en stop jusqu'à Seattle, en s'arrêtant en passant chez plusieurs Américains qu'il avait baladé à Ayers Rock et avec qui il avait gardé contact. A Seattle, il a travaillé un peu dans la forêt, mais il faisait froid pour lui (c'était en mars). C'est en discutant avec un ranger Américain avec qui il bossait qu'il a entendu parler du Parc des Beaux Lacs. On l'a mis en relation avec Pierre le Ranger et c'est comme ça qu'il est arrivé ici, après avoir traversé le continent en stop et en bus, en squattant encore chez des ex-clients ou des amis d'amis rencontrés en chemin et en travaillant un peu dans les champs.

Matt avait donc tapé la route avant d'atterrir ici, le sac sur l'épaule, à la Kerouac, mais toutes proportions gardées : il n'avait traversé qu'une fois le continent et l'époque était un peu moins beatnik.

A côté de tout ça, évidemment, nous on était de la gnognotte. Surtout moi et mes deux jours et demi à porter mon sac sur le sentier en venant. Tiens à propos de sac, le sien était deux fois plus petit que le mien et pourtant il était parti depuis plus de six mois. Mais comment faisait-il ?

Donc ce type là n'était pas du tout un mytho comme je le pensais au début, c'était plutôt un type hyper humble et qui ne parlait pas beaucoup de lui par rapport à ce qu'il avait vécu.

J'ai donc reconsidéré mon point de vue sur lui.

Et j'ai essayé de le faire parler.

Pour en apprendre sur le monde, sur les gens, sur ses impressions, sur son savoir. Bon, j'avoue que je ne comprenais pas tout ce qu'il disait, même si je n'arrêtais pas de lui demander de parler moins vite, mais je crois avoir compris l'essentiel. J'ai compris que lui, il avait compris l'essentiel de la vie. D'un côté il y avait Benj avec ses théories et ses engagements politiques, de l'autre il y avait Matt, aucune théorie mais il fonçait, il allait voir.

Une belle brochette ces deux là.

D'autant que Matt était quand même pas trop moche.

Et surtout carrément bien musclé.


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