27. Pierre
J'ai laissé tomber le stylo et je n'ai pas eu le courage de le reprendre pendant une bonne dizaine de jours. Du coup, je ne suis plus dans l'élan, je ne sais plus quoi écrire, je ne sais pas par où commencer.
Le mieux, c'est peut-être de te mettre des extraits de mon « herbier ».
Tiens j'ai là une carte postale de forêt à l'automne que j'ai envoyée à ma mère ; elle a tout gardé, trop mignon. Je me prenais pour un poète. Heureusement que j'avais pris une maxicarte pour que tout rentre ;) !
Quelles senteurs merveilleuses. C'est une odeur de nature, de grands espaces, c'est celle du tsuga, de la résine, de la mousse, c'est celle que l'on sent lorsqu'il vient de pleuvoir, c'est une odeur humide. C'est une odeur de bien-être, de calme, de repos. C'est aussi une odeur de fumée, de grillades, de bois brûlé, une odeur de soirées sauvages.
Et ce bruit, c'est celui du calme, du silence, le souffle du vent dans les épicéas, le clapotis de l'eau sur la rive, le crépitement du feu, le hululement d'une chouette, puis des accords de guitare.
Derrière le feu, la lune se reflète sur le lac et joue à cache-cache avec l'ombre chinoise des arbres. Il ne manque que l'aurore boréale.
Je t'embrasse bien fort,
Pierrot
C'est vrai qu'il y avait un calme absolu. Rien à voir avec la ville et les sirènes de la police en pleine nuit. Là tu pouvais faire des grasses-mat quand personne ne venait te réveiller. Par contre, les siestes n'avaient pas le même goût qu'à la maison. Ben oui, il manquait les grillons !
Tiens ça commence à m'amuser ces petits souvenirs.
Je te décris donc mon herbier.
Sur la première page, j'ai dessiné une pruche de l'est (tsuga canadensis). C'était l'arbre dominant de cette forêt. Manu il parlait toujours des « sapins » ! Que c'est pénible, ça se voit quand même que ce n'est pas un sapin !
Deuxième page : rameau feuillé de bleuet (vaccinium myrtilloides) scotché avec un fruit écrasé et des traces de doigts bleus foncés sur le bord de la page. Je me souviens que je me suis fait une orgie de myrtilles ce jour là, oups, de bleuets pour parler local. Il ne manquait que la faisselle du fromager du village !
Troisième page : j'ai dessiné une sittelle à poitrine rousse (Sitta canadensis), enfin, le dessin est assez à peu près. J'ai dû être pris par le temps, ou alors elle n'arrêtait pas de bouger sur le tronc. Comme je n'avais pas de crayons de couleur, j'ai mis des flèches avec les mots correspondant aux couleurs. C'était pour pouvoir retrouver de quel oiseau il s'agissait. J'avais bien pris des photos, mais il fallait attendre de les développer et je n'étais pas sûr que la pellicule soit finie le jour où on retournerait aux bureaux du parc (ils avaient le bouquin des oiseaux d'Amérique du nord). Maintenant, c'est plus simple : tu prends une photo et tu la regardes ensuite quand tu veux (par exemple devant ton bouquin d'oiseaux). J'ai un pote qui a même une application sur son smartphone qui t'aide à retrouver automatiquement le nom de l'oiseau devant toi juste en prenant une photo. Faut juste que le téléphone capte. Ca m'étonne qu'ils n'aient pas encore utilisé ça pour éviter la triche dans les concours de cochage d'oiseaux ! Mais tu verras, dans quelques années, le téléphone aura un zoom hyper puissant, il y aura même plus besoin d'amener des jumelles ! C'est fou le progrès. Mais je préfère quand même mes bonnes vieilles jumelles et mes bouquins. Au moins, on n'est pas pisté par big brother.
Quatrième page : j'ai fait le plan de la cabane. Au début, j'avais fait ça nickel (j'avais mesuré les pièces au double pas) et puis Jo et Fred sont arrivés et ils ont commencé à barbouiller mon dessin, en ajoutant des bonhommes patates censés nous représenter, des canoës, une tronçonneuse, des planches et même des toiles d'araignées. Ca donne un petit côté Picasso que j'aime assez !
Cinquième page : c'est un lichen. Je l'ai scotché pour vérifier ensuite aux bureaux du parc. Bah, là-bas, personne ne connaissait les lichens. Je me suis dit qu'un jour je m'y mettrais. Je n'ai pas encore pris le temps. J'étais motivé il y a deux ans, mais comme la flore est en esperanto, il faut que je me mette à cette langue aussi. Langue qui ne sert à rien d'autre d'ailleurs, sauf à lire une flore. Dommage, un beau projet de langue universelle. Détrônée par l'anglais qu'on parle partout. Même dans les articles scientifiques français que seuls des français lisent. C'est vraiment n'importe quoi. En plus, tu verrais les fautes de grammaire qu'il y a dans ces articles ! Même moi qui continue à faire des fautes après un an à Vancouver, je les vois.
Sixième page : j'ai fait un dessin de l'architecture d'un canoë. Je trouvais ça très beau et épuré. C'est très simple, mais à la fois, ça doit être assez compliqué à fabriquer. Je croyais qu'il fallait trouver des planches tordues, mais Bob m'a expliqué (je l'ai écrit en-dessous) : La courbure du bois vient du séchage dans une étuve. Cela évite que le bois ne travaille trop ensuite. Actuellement, le bois est recouvert de résine, mais autrefois les Inuits le recouvraient avec de la peau de phoque, pour limiter le poids tout conservant l'étanchéité.
Septième page : dessin d'un poisson pêché par Matt. J'ai essayé d'être le plus précis possible, pour pouvoir vérifier après dans la bibliothèque du Parc, car je me demandais si ce n'était pas une espèce protégée. Après vérification, ce n'était pas le cas. Mais la pêche n'était quand même pas autorisée dans le Parc. Ce qui me gavait le plus chez Matt, c'est qu'il savait qu'il pêchait dans un Parc et qu'il n'avait aucun remord. Je me demande même s'il n'en était pas fier. Comme si c'était une reconnaissance suprême. J'avais beau lui expliquer les conséquences de ses actes, il ne m'écoutait même pas. Il ne se sentait pas concerné, comme au dessus des lois. Comme si la pêche était un acte sacré pour lui. Il se prenait pour David Crockett' et Crocodile Dundee réunis. Toujours hyper fier de lui. Je l'avais baptisé Crocodile Croquette parce que finalement il taquinait plus le gentil toutou que l'animal féroce ! Fred préférait Des Vides Dandy, bien qu'il n'ait pas l'allure d'un dandy, mais quand même avec un cerveau assez vide. Du genre à tuer une canne qui avait des petits. Heureusement, cette fois-là, on est intervenu pour l'en empêcher. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi Bob l'a quand même autorisé à pêcher. Ce n'était pourtant pas indispensable à notre survie, vu qu'on avait régulièrement un ravitaillement !
Huitième page : J'ai dessiné un coléoptère noir (c'est indiqué à côté noir brillant) avec des points sur les côtés de son dos (points dorés, irréguliers). Il a un léger duvet autour de son ventre et du haut de ses pattes (j'ai indiqué comme du coton), un petit rostre pointu et les pattes finies en V arrondi, limite vol d'hirondelle. A première vue, rien de spécial, bien qu'assez beau en le regardant de près. J'ai noté en commentaires : Ce petit gars s'est posé sur mon cahier et s'est comporté comme s'il voulait sucer le papier. Ou peut-être les miettes de ma tartine que je viens de finir. Au fur et à mesure que je le dessine, il s'intéresse au graphite qui forme son portrait, comme s'il refusait que je le croque, ou comme s'il voulait effacer certains traits qui ne lui plaisent pas. Puis il agite ses pattes comme s'il apprenait à nager. J'ai été obligé de le chasser pour tourner la page, mais il s'est agrippé au papier comme si c'était hyper important pour lui de rester ici. Tombé à côté de moi, il a fait le mort avant que je ne le ramasse avec une feuille. Réanimé, il s'est remis à voler en direction de mon cahier. Décidemment, cette bête est accroc. Je n'ai pas pris le temps de fouiller dans les bouquins de Bob pour connaitre le nom de l'espèce. Fred m'avait fait remarquer que c'était un scarabée canadien et qu'il n'y avait pas besoin de se prendre la tête pour en savoir plus. Au moins elle avait repéré la grande famille. Je me souviens qu'elle avait été hyper impressionnée par mon dessin, mais elle avait quand même ajouté que Raphaëlle dessinait beaucoup mieux que moi.
Neuvième page : C'est une drosera à feuilles rondes (Drosera rotundifolia). J'étais hyper content d'en trouver de beaux individus. Je l'ai dessinée à la va-vite parce que Benji me saoulait avec la vaisselle à faire, et je n'ai pas eu le temps de revenir pour finir, car la nuit est tombée et le lendemain a été très chargé. Je n'ai pas eu le temps de chercher les 3 autres espèces du Québec, surtout qu'on n'a eu rarement l'occasion de traverser des tourbières pendant le séjour. Noz a été choquée d'apprendre qu'il y avait des plantes carnivores dans son pays. Par contre Matt était un peu jaloux. Tiens je n'ai pas vérifié ce qu'il m'a dit à propos des grosses plantes carnivores en Australie. Je ne vois que la famille des Nepenthes, mais je n'ai jamais entendu dire qu'il y en avait là-bas.
Vérification faite : 3 espèces de nepenthes, dont deux endémiques de la péninsule du Cap York. Il avait raison pour une fois, je m'incline.
J'en étais où moi ?
Les pages suivantes de mon carnet : encore de la flore, scotchée ou dessinée. Carex, joncacées, stachis, betula, asteracées, ptéridophytes, ... je ne te fais pas la liste complète.
Page 16, j'ai fait le schéma de la construction des pistes au Québec, tellement j'étais estomaqué : une couche de tuf, une couche d'huile de vidange, une couche de tuf, etc ! J'avais appris en cours que le Québec visait le label qualité environnement en misant sur le recyclage des déchets, mais à ce point là, j'étais loin de l'imaginer ! Ca ne semble gêner personne de balancer de l'huile de vidange en pleine nature ! Le ruissèlement vers les zones humides, tout ça, ce n'est pas un truc qui semble les inquiéter. En tous cas, pas Mike qui était au contraire très fier de m'expliquer le procédé. Bob était plus embêté pour argumenter. Il m'a assuré que ces méthodes ne se pratiquaient plus dans le Parc. Vu la surface du parc comparé à celle de la Province, je ne sais pas si c'est censé me rassurer.
Pages suivantes, c'est encore de la faune et de la flore. Il y a aussi une page (page 19) où j'ai dessiné un marécage sans orignal. Pourtant je l'ai cherché plusieurs fois celui-là, je voulais le montrer à Fred qui n'en avait jamais vu, pour qu'elle me croie enfin quand je lui disais que l'orignal était un sacré bel animal, même avec son nez énorme. Vu qu'elle n'avait pas de patience, au bout de 20 minutes, elle est partie. Tu m'étonnes qu'elle ne voit jamais aucun animal sauvage !
26ème page : j'ai écrit ça sur mon cahier : « Mary est comme une fleur : quand elle a décidé de sortir, elle déroule ses pétales et dégage son doux parfum. C'est une fleur sauvage. On voit qu'elle s'est faite elle-même et qu'elle pousse où bon lui semble. Un peu timide, elle ne s'étale pas comme les roses ou les hibiscus. Elle prend une toute petite place mais sans ses couleurs, le monde ne serait pas si beau. Mary est une fleur, une petite fleur, ma petite fleur. Mary pourrait être la fleur du petit prince. Et moi le petit prince. Sauf qu'il est blond. Et qu'il meurt à la fin. » Dis, tu aimes le petit prince ? Alors dessine moi un mouton veux-tu ?
Bon il est un peu tard, je commence à délirer sévère.
Mais c'est trop bon de relire ces notes, ça me replonge dans notre histoire. Hmmmm...
Tiens, il y a cet e-mail, que j'avais envoyé du bureau de Bob juste après que tu sois partie, après la super nuit sous les étoiles. Tu te souviens ? Je l'avais imprimé tellement c'était fort.
« Cette nuit dans tes bras a été magique, tu me manques. Merci pour cette merveilleuse soirée étoilée et surtout ne change pas...
J'ai une petite fleur dans mon cœur, des cheveux plein le pull et des étoiles plein la tête. Sois heureuse et pense à moi de temps en temps, ça suffira à mon bonheur.
Je crois que je t'aime.
Est-ce que tes yeux pétilleront encore quand tu me regarderas la prochaine fois ?
Quoique tu deviennes, je crois que je garderai toujours une grande place pour toi dans mon petit cœur.
Oh, j'ai tellement envie de te serrer dans mes bras et te couvrir de bisous tout doux et tout tendres. »
J'aime bien j'ai une petite fleur dans mon cœur, des cheveux plein le pull et des étoiles plein la tête. Tu m'inspirais. Je ne crois pas avoir été si poétique depuis. D'ailleurs, je vais m'endormir sur ces souvenirs.
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