25 (b). Frédérique

On devait être début août, il commençait à faire vraiment très chaud, on faisait un peu tous la grasse matinée dans la cabane parce qu'on avait bien bossé et pagayé la veille. C'est à ce moment-là que je les ai vus au bord du lac.

Tom et Noz.

Moi j'arrivais tranquille vers eux. J'avais vu Noz lui dire un mot et il avait bredouillé des phrases en retour, plein de tristesse dans son visage. Puis des larmes ont coulé sur sa petite barbe naissante. Il s'est frotté les yeux, a essuyé ses joues du plat de sa main, s'est rapproché d'elle, a collé son épaule contre sa tête, puis l'a enfouie dans ses bras contre lui quelques secondes. Je le voyais pleurer. Il l'a embrassée sur la tête et est parti seul le long de la rive. Elle, elle l'a regardé un moment, s'est retournée pour partir de son côté. Elle a croisé mon regard : elle semblait troublée. J'ai baissé les yeux. Quand je les ai relevés, ils n'étaient plus là.

Je suis restée là, debout, à essayer de comprendre. Elle lui aurait annoncé une mauvaise nouvelle, genre un décès ? ?? Pourquoi elle ? C'était Benj et Ti'Pierre les plus proches de Tom et c'était Ti'Pierre qui avait eu les rangers la veille à la radio. Ca ne collait pas.

J'ai pensé à d'autres choses.

Et puis m'est venue cette idée. Bête mais tenace.

Je ne voulais pas y croire, mais cela s'est imposé comme une évidence. Il avait craqué sur elle et elle, elle avait refusé ses avances.

Tout simplement.

Nozaki, sous ses allures de bonne copine rigolote était autre chose pour lui. C'est vrai qu'elle était jolie, toute menue, toujours souriante, toujours positive.

Et moi je n'avais rien vu.

C'est alors que j'ai eu l'impression que les choses autour de moi reculaient : le lac, les arbres, les rochers, les ombres. Le monde s'éloignait, mon monde vacillait, ma tête semblait rétrécir, partir en arrière, elle était lourde, mon corps se faisait comme aspirer par derrière. J'étais pourtant dans mon corps, mais je ne contrôlais plus rien. J'avais chaud mais ma peau était froide. Je respirais vite, trop vite. J'avais mal au cœur à un point, comme si une main de sorcière, avec sa peau ridée et ses doigts crochus ornés de bagues machiavéliques chiffonnait mon cœur comme une feuille de papier et le broyait. J'ai pensé à ça sur le coup : « je ne suis pas une feuille de papier ». Et j'entendais son rire à la sorcière, ça résonnait dans ma tête. J'avais du mal à respirer, sans doute à cause du cœur. Ca a duré quelques secondes avec cette intensité. J'ai pensé très fort qu'il fallait que je me calme. J'ai soufflé plusieurs fois très fort et je suis allée m'asseoir contre un arbre. La main de la sorcière faisait toujours une boulette de papier avec mon cœur. J'ai essayé de réfléchir, de comprendre. Et ça tournait toujours.

C'était pourtant simple : je venais de me rendre compte que je l'aimais.

J'aimais Tom avec un grand A.

Pas comme Florian, renvoyé aux oubliettes celui-là. Là, c'était un coup de foudre, un vrai. Sauf que j'avais vraiment été foudroyée.

Touchée en plein cœur.

Le cœur en bouillie parce qu'il ne m'aimait pas, qu'il s'intéressait à Nozaki. Ironie du sort : c'était grâce à elle que je découvrais l'amour et c'était à cause d'elle que je souffrais.

J'avais mal aussi parce qu'il était triste, il pleurait. Un mec qui pleure, je savais même pas que ça pouvait exister. Et Tom qui pleure, ça semblait impossible. Je l'aimais, donc s'il avait mal, j'avais mal, c'était aussi con que ça.

Mes sentiments devenaient de plus en plus confus : jalousie envers elle, quelle salope.

Mais non, c'était pas vrai, Noz je l'aimais bien et puis elle ne voulait pas de lui. Mais pourquoi elle ?

Et pourquoi lui ?

Oui, pourquoi lui ?

Et sa Sara alors ?

Quel connard.

Mais non, ce n'était pas de sa faute, ça arrive comme ça, ça m'était bien arrivé à moi. Au moins maintenant il était libre, enfin, pas pour moi quand même.

Putain, ça faisait mal, le cœur, la tête, les vertiges. Ca se bousculait là-dedans, les pensées fusaient. Il fallait que je me calme.

Au bout d'un moment, la sorcière a du en avoir assez, elle a lâché prise, mon cœur chiffonné a du réussir à pomper un peu de sang, mon cerveau a dû s'irriguer, j'ai réussi à respirer plus calmement. Le froid sur ma peau a disparu, le mal de tête a diminué, celui du cœur aussi. J'avais toujours aussi chaud dedans, mais je me sentais légère. Au fond, j'étais heureuse, je l'aimais. Avec une telle force que je n'avais jamais connue. J'ai regardé le lac : les couleurs étaient magiques. Les images m'arrivaient comme au ralenti, douces, tranquilles. Je me suis dit que cet amour pouvait devenir une force, une force positive. J'ai regardé vers la forêt. Il y avait un chien, une sorte de berger belge. Je lui ai souri, il m'a rendu mon sourire. J'ai respiré un grand coup, je me suis levée et fébrilement j'ai marché jusqu'à la cabane. J'avais une soif incroyable à étancher. Puis je me suis vautrée sur mon lit et j'ai dormi d'une traite.

Je n'ai jamais demandé à Noz ou à Tom ce qui s'était passé. Ce n'était pas mes affaires.

Tom. Comment ne l'avais-je pas vu ? Depuis quelques jours, Tom s'était transformé, comme s'il était sorti de sa chrysalide. Ou alors c'est moi qui l'avais enfin considéré, qui avais enfin fait attention à lui, qui avais trouvé qu'il n'était finalement pas si taciturne que ça. C'est sûrement après l'anniversaire de Benj puis le spa naturel que ça a commencé. J'avais mis ça sur le compte de la beauté du paysage, des photos qu'on faisait patiemment ensemble, des soirées musique et de ses expressions québécoises si drôles ; mais non, même si c'est Benj que j'avais embrassé lors de cette soirée alcoolisée, c'est Tom que mon corps avait choisi, reconnu et attendu. C'est vrai maintenant que j'y pense, il avait tellement été gentil et prévenant avec moi lors de cette soirée : il était allé me chercher un pull quand je claquais des dents, prostrée devant le feu et implorant Benj parti faire son show dans la douche ; il m'avait tenu compagnie alors que je devais être une grosse loque débitant à tout bout de champ des partitions d'âneries ; il m'avait ramené jusqu'à la cabane alors que je ne devais pas être capable de poser un pied devant l'autre sans compter monter les deux marches de l'entrée ; et il m'avait aidé à rentrer dans mon lit après m'avoir enlevé mes chaussures tout en contenant Noz qui devait être tout aussi pénible que moi et il m'avait bordé comme l'aurait fait ma mère si j'avais été terrassée par une pneumonie infectieuse sérieuse.

Mais c'était plus que ça, maintenant je sais que c'était bien plus.

Les jours suivants le spa, j'avais encore la boule au ventre, mais je me sentais tendue, stressée et on avait un stock de bières et d'alcool qu'on vidait un peu plus chaque soir ; le matin, c'était un peu le brouillard dans ma tête, la confusion et le bonheur aussi. Même les soirs où on ne buvait pas, ça ne passait pas : j'avais chaud, j'avais froid. J'étais contente de travailler, ça m'occupait et on se marrait bien aussi avec les autres. J'étais sur mon nuage, j'aimais tout le monde, je croyais aimer Benj et je rigolais toute la journée.

Quand je pense à ces moments là, je me dis que je suis contente de les avoir vécus. Même s'il est resté là-bas, pour sa copine, pour sa Sara qu'il vénérait. Il a fait son choix, tant pis pour moi. Mais peut-être que ça n'aurait pas collé nous deux de toute façon ? Peut-être que sorti de cette bulle où nous vivions, peut-être que confrontés à la banalité du quotidien et sans les Zaôtres autour, je l'aurais trouvé fade et notre histoire, si intense était-elle, n'aurait pas tenu cinq jours ? Peut-être étais-je amoureuse de Tom aux Beaux Lacs, Tom et les Zaôtres et non pas de Thomas David Labastide qui vivait Résidence Nelson Mandela, bat. B, 35 quartier des Laurentides, à Montréal, Québec, Canada ?

C'est bizarre, mais grâce à sa Sara, grâce à mon départ ce jour-là dans la brume du petit matin, il reste en moi depuis des années, dans mes pensées, dans mon cœur.

Eternel.

J'ai souvent eu envie de lui écrire, j'ai même écrit des lettres que je n'ai jamais envoyées. Je parlais de moi, je parlais de lui, je blaguais, je nous inventais une vie commune parfois très exotique et parfois très banale (les enfants, le chien, la maison), je me demandais comment il interpréterait telle phrase : je l'avais peut-être mal écrite, je me relevais la nuit pour la rayer et la refaire, je me confondais en excuses pour les ratures et je me concentrais sur les mots à utiliser. Le crayon glissait tout seul sur le papier, certains soirs, j'étais tellement inspirée qu'il fallait que je me force à arrêter. Il m'inspirait et même s'il n'était plus auprès de moi, je me sentais heureuse, épanouie, joyeuse. Des fois, j'avais des bouffées de bonheur qui me prenaient, que je sois au supermarché, dans la rue ou en train de travailler et quelque chose me disait qu'il pensait à moi.

A moé.

J'avais effectivement une force en moi, comme si on était lié. Comme E.T. et sa fleur. J'avais très envie de le revoir, j'avais aussi peur de le revoir, peur de risquer de me rendre compte qu'il ne serait pas à la hauteur de ce que mon imagination l'avait rêvé, peur de risquer de comprendre que finalement le bonheur qu'il me procurait n'était en fait qu'un état d'esprit dans lequel je m'entretenais et que notre amour tel que je le vivais ne serait jamais confronté à la vie réelle et à ses affres, aux impôts à payer et aux lettres de réclamations, à la tambouille quotidienne qu'il faut bien essayer de se cuisiner, aux heures gâchées dans les supermarchés bruyants, aux emmerdes du boulot, aux sournoiseries des collègues carriéristes, aux cérémonies de mariage pathétiques, aux décès des grands-parents adorés, aux désillusions politiques et aux soirées grises devant des émissions de télé inutiles.

Ni aux petites trahisons, mesquineries et autres tromperies entre nous qui arriveraient inexorablement avec le temps qui passe et la routine qui s'installe.

J'avais si peur de tout ça que je laissais mes lettres sur la table quelques jours, avant de les jeter à la poubelle sur un coup de tête et d'en réécrire d'autres un peu plus tard. Finalement, je lui écrivais mes tranches de vie, peu importe qu'il ne les lise pas ; au moins je n'étais pas déçue par ses réponses.

Ce petit manège a duré plusieurs longs mois. Puis j'ai arrêté d'écrire, prise de court par le temps qui manquait au fur et à mesure de mon entrée dans la vie active et de mes rencontres masculines. Ca n'avait plus de sens d'écrire à Tom alors que je m'endormais dans les bras d'un autre. Même si au plus profond de moi je sentais que si, ça avait un sens, mais ma conscience n'était pas capable d'assumer ça.

Tom faisait donc partie de moi et dans les moments difficiles comme dans les moments de bonheur, il était toujours dans un coin de mes pensées. Il y est toujours dix ans après, avec sa mèche blonde ondulée, ses yeux verts et sa petite cicatrice.

Et la chaleur de son corps contre le mien.

Mais si on me donnait l'opportunité de le revoir, je ne suis pas sûre que j'accepterais. Je ne suis pas capable de le dire.

Chu pâs capab'.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top