24. Livia

Malgré la répétition, j'aimais bien ce travail. Au départ, il y avait des broussailles sur un bord de lac et à la fin, il y avait un joli camp tout équipé. Entre les deux, il fallait piocher, scier, porter, clouer, percer, tailler, couper, débroussailler, tronçonner, ratisser, creuser, brûler. Une bonne dose d'énergie dans l'air pur, parfois même dans l'air chaud. C'était un travail dur, mais il faisait autant appel aux muscles qu'à l'intellect : il fallait s'organiser nous-mêmes par exemple. On échangeait entre nous pour trouver le meilleur moyen. Pierre disait souvent « Mon père m'a toujours appris qu'il faut savoir être fainéant, alors réfléchissons ! ». On trouvait une astuce qui nous permettait de gagner du temps, temps que nous consacrions ensuite à la baignade, à la rigolade ou à la méditation.

Je me sentais bien dans cette forêt, je me sentais bien avec eux. Quand j'inspirais profondément, la fraicheur du lac se mêlait à la chaleur de la terre. Je me sentais reposée, je me sentais zen. Je me sentais très loin de l'Italie et encore plus de l'Erythrée.

Ce que j'aimais le plus je crois, c'est de me dire qu'on foulait des lieux presque vierges, ou personne à part quelques rangers étaient allés. On accostait sur des rives où la nature était reine. Ce n'était d'ailleurs pas évident d'accoster, tant la rive était jonchée de ronces et de broussailles. Parfois la rive s'affaissait sous mon poids et je finissais les pieds dans l'eau. J'avais l'impression d'être une aventurière, avançant avec ma serpe, jusqu'à une clairière que les rangers avaient repérée en passant en hydravion. Parfois, la clairière était couverte d'herbe rase et j'aimais m'allonger en plein milieu, ce qui ne plaisait pas à Benjamin, lui qui n'aimait pas commencer par une pause. Parfois, c'était un champ de buissons avec des baies comestibles que je ramassais pour agrémenter le dessert du jour. J'étais en effet souvent aux fourneaux avec Fred et Pierre. Tous les trois, on arrivait à élaborer des repas agréables, évitant ainsi les repas à base de chips. Je n'y aurais jamais cru, mais ce break canadien fut un de mes meilleurs régimes minceur : entre la cure de poissons pêchés par Matt, les sauces très peu grasses pour plaire à Raphaëlle et le plateau de fruits imposé par Fred, les faibles calories que j'ingurgitais étaient dépensées à vue d'œil en travaillant sur les camps.


Nous étions tous les dix toujours ensemble, souvent accompagnés de Mike, Bob ou Erika, les rangers. Ca peut sembler agréable, car on formait finalement une famille, mais justement, comme toute famille, elle avait ses travers. A être tout le temps les uns avec les autres, on en devenait parfois les uns sur les autres. Petites manies ou caractère véritable, j'avais du mal à les supporter 24 heures sur 24. C'était à qui était trop prévenant et à qui à contrario un peu trop égocentrique ; à qui donnait son avis sur tout et à tout moment du jour et de la nuit et à qui pouvait ne pas décrocher un mot de la journée ; à qui dramatisait un peu tout et à qui ne prêtait jamais attention à rien ; à qui était trop maniaque et à qui trop bordélique ; à qui était trop directif et à qui était trop rebelle ; à qui était trop bonne poire et à qui était trop égoïste ; à qui était un peu trop hautain et méprisant parfois ... Certains se retrouvaient en groupe, je pourrais presque dire se liguaient en clan pour mieux affronter les humeurs quotidiennes, pour mieux se protéger des ragots mesquins et inutiles, complètement dérisoires une fois sortis du contexte. Et puis, comme les jeunes à cet âge-là, ils aimaient boire de l'alcool et fumer du cannabis. Je n'ai jamais compris l'intérêt, mais je suppose qu'ils devaient y puiser une force qu'ils n'avaient peut-être pas trouvée en eux-mêmes.

Moi, comme toujours, je préférais m'isoler dans mon coin, sur un rocher ou sur un banc, la plus éloignée possible de ces querelles de voisinage qui m'affligeaient. Comment pouvait-on se prendre la tête alors que notre sort était largement privilégié ? J'avais envie de leur raconter ces femmes de la brousse érythréenne, qui faisaient des kilomètres dans la chaleur et la poussière avec leur gosse sur les bras pour rejoindre le dispensaire d'Afabet pour essayer de le sauver d'une mauvaise fièvre. Ou celles qui risquaient des complications mais préféraient accoucher dans la brousse plutôt qu'au dispensaire, car l'enfant conserverait une chance de ne pas être recensé et plus tard enrôlé de force dans l'armée de cette dictature. J'avais envie de leur parler du regard hagard des gosses rachitiques, de la maigreur de leurs mères, des cicatrices profondes laissées par les coups de machette, des blessures des rescapés de cette guerre civile délaissée de l'Occident qui faisait déjà partie de l'histoire ancienne, des amputations des malheureux qui marchaient sur une mine oubliée, des cris et de l'exiguïté de ce dispensaire, de la qualité des soins à géométrie variable selon l'ethnie des patients, de toutes ces douleurs et ces injustices que j'avais croisées, de mon impuissance avec juste mes deux mains et un stock trop restreint de médicaments, des heures et des heures passées à essayer d'apporter de l'humanité à ces femmes et ces hommes par ailleurs opprimés par le gouvernement d'Erythrée. J'avais envie de leur dire tout ça, de le crier à leurs oreilles, d'hurler même, mais je ne crois pas qu'ils auraient compris. Comment auraient-ils pu ? Et pour me répondre quoi ? Tout au plus une phrase condescendante.

Je préférais m'éloigner quand les querelles ridicules les prenaient. Ca a toujours été ma façon de faire d'ailleurs.

Mais je n'étais pas non plus toute seule dans mon coin. J'étais même très souvent avec les autres : toute la journée à travailler ensemble et le soir à faire la cuisine ou le ménage avec quelqu'un. Et puis, il y avait les soirées jeu. Pierre était le spécialiste des jeux. Il avait dû être animateur dans une vie antérieure. Pourtant, à part un jeu de cartes, il n'avait aucun matériel. Mais simplement avec de l'imagination, du papier et un crayon, il occupait nos soirées. Moi qui ne suis pas très incline aux jeux, j'étais très réticente. Mais comme il leur fallait un nombre pair de joueurs, j'étais sollicitée. Et moi qui n'ai jamais su dire non, je me suis jointe aux autres.

Le premier jeu que nous avons fait en commun était finalement d'une extrême simplicité. Il fallait dessiner le mot écrit sur un papier pioché dans un sac et le faire deviner à son équipe. C'était assez facile à partir du moment où l'on comprenait le mot en question. Le premier qui devinait le mot avait gagné. Il fallait dire le mot en français ou en anglais, Benjamin faisait l'arbitre. Raphaëlle qui dessinait vraiment très bien était très forte à ce jeu et bien vite, tout le monde voulait être dans son équipe. Moi, je ne me débrouillais pas trop mal pour dessiner, par contre, pour trouver les mots, c'était difficile, car spontanément, ils me venaient en italien. On a bien vite fait équipe avec Fred et Jo, car ça leur était égal de gagner. C'était une bonne équipe, avec un bon fond. Jo s'intéressait à l'italien et c'était une façon de lui apprendre du vocabulaire qu'il clamait juste après avec des manières de comedia dell'arte. Et pour moi, c'était une façon d'apprendre de nouveaux mots en français et en anglais et savoir orthographier ceux que je venais d'apprendre les jours précédents.

Il y avait aussi les soirées jeux de carte, chaque pays ayant le sien ou ses règles particulières lorsqu'il s'agissait d'un jeu internationalement connu. Comme ils étaient souvent en nombre suffisant et que je n'ai jamais trouvé d'intérêt à passer du temps autour d'une table à carte, je m'esquivais souvent et les laissais s'amuser.

En revanche, pour le loup-garou, il fallait être dix. Donc ma présence était obligatoire sauf quand Bob était avec nous. C'est un jeu que j'appréhendais de prime abord. Je ne voyais pas bien l'intérêt de toutes ces palabres et j'avais le sentiment qu'il fallait se livrer. D'ailleurs, la première fois que nous y avons joué, ça a fait un gros bide. Jo s'était virtuellement fait tué et nous ne voyions pas bien l'intérêt de tuer virtuellement quelqu'un d'autre. Pierre était ultra motivé, mais c'était bien le seul. Pour lui faire plaisir, on a fait une autre partie, qui n'était pas plus convaincante. La fois d'après, il fallut me trainer pour y rejouer. Mais cette fois, c'est Benjamin qui a pris la place du maitre du jeu. Pierre lui avait tout expliqué pendant la journée passée à scier et Benjamin avait accepté en guise de dernière chance. Je n'étais pas du tout motivée, mais j'ai eu la chance de piocher un personnage important et je comprenais mieux le but du jeu. Benjamin décrivait tellement bien les lieux, les personnages et les évènements, que je me suis prise au jeu. Et je dois dire que je n'étais pas si mauvaise pour tromper mon monde. Ca m'a même donné envie de rejouer. Surtout qu'en nocturne, entre le feu et le lac, il y avait un aspect magique dans ce jeu de rôle. Mais le gros problème, c'était la traduction. Ca prenait beaucoup de temps et surtout, c'était difficile pour Benjamin de tout traduire, c'est-à-dire, traduire aussi les mots de trop et les hésitations qui compromettent celui qui bluffe. Il était tout le temps contredit et parfois, ça en devenait pénible. Mais me concernant, comme je m'exprimais dans une langue étrangère, ils étaient plus indulgents avec moi et j'ai bénéficié de quelques soirées de grâce qui m'ont permise de gagner quelques parties !


Un jour Boulette est arrivé. Je ne sais plus qui l'avait baptisé ainsi, mais ça lui allait bien. C'était un joli chien gris et blanc. Imposant mais hyper gentil. Il m'a tout de suite plu et ça a dû être réciproque, car il restait souvent auprès de moi. Il venait me retrouver quand je méditais près du lac. Il glissait doucement son joli museau sous ma main pour que je le caresse. Dès que je retirais ma main, il revenait. J'aimais bien ses moments où on était tous les deux. Il était doux et il avait un regard bienveillant. Des fois, il s'allongeait sur le dos, les jambes écartées, les pattes avant repliées, la tête de côté et les canines dehors. Ainsi dans la position de l'embroché, comme l'avait spécifié Matt, il me regardait implorant en attendant que je le caresse sur le ventre et alors, il remuait de la queue.

J'avais parlé à Bob de Boulette, pour qu'il s'informe d'un avis de recherche éventuel au village, car c'était évident qu'il avait des maîtres, vu qu'il était bien dressé. Bob avait étendu les recherches dans les hameaux alentours, mais apparemment personne ne le réclamait, à mon plus grand plaisir. D'après lui, il devait venir d'une des résidences secondaires qui se construisaient de plus en plus au bord des lacs et ses maitres étaient sûrement repartis à Montréal. Boulette est donc resté avec nous jusqu'à la fin, toujours à nos pieds. Il dormait au pied de mon lit, sûrement parce que c'est moi qui le nourrissais. Les premiers jours, je lui donnais des restes et je m'arrangeais pour qu'il y en ait toujours, en gonflant les doses de riz ou de pâtes. Après, quand il a été évident qu'il resterait avec nous, nous lui avons acheté des croquettes. Ca a l'air simple de dire ça, mais entre le moment où j'ai émis l'idée de lui acheter à manger et celui où ses croquettes étaient disposées dans une assiette, il y a eu un débat, houleux comme souvent à cette période-là. La nourriture de Boulette semblait être un prétexte pour régler des comptes. D'abord Benjamin ne voulait pas dépenser de l'argent pour ce chien, au motif qu'il ne roulait pas sur l'or. Etonnant quand on sait combien il dépensait en bières ! Mais devant le tollé déclenché par sa réaction, il a été obligé d'accepter la dépense. Ensuite, Nozaki voulait absolument qu'il mange de la pâtée. Moi j'avais entendu mon oncle vétérinaire qui encensait les vertus des croquettes. Mais c'est surtout l'argument de la conservation des boites vides qui a fait mouche, justement pour ne pas rameuter les mouches dans les bivouacs. Enfin, il y a encore eu une discussion sévère sur la qualité des croquettes, puis sur la quantité à donner. Moi j'avais abdiqué depuis longtemps, surtout que ça tournait au pugila. Tout ce que je voulais, c'est que Boulette mange bien. C'est ce qu'il faisait d'ailleurs. Et avec parcimonie. C'était rigolo d'ailleurs, car bien qu'il se ruait sur l'assiette qui lui faisait office de gamelle dès qu'elle était servie, il mangeait juste la portion dont il avait besoin, en prenant bien soin de ne prélever que les croquettes se trouvant d'un côté de la gamelle. De telle sorte qu'après son repas, le restant de croquettes qu'il se gardait pour plus tard était systématiquement bien rangé. Comme s'il décidait de se rationner avec précision. Pierre avait appelé cela « la théorie des croquettes » et essayait d'y voir un lien avec l'instinct de survie et la théorie de l'évolution, théorie que Matt et Jo découvraient à cette occasion. Fred pensait plutôt que c'était un chien maniaque, ce qui n'était finalement pas une mauvaise chose. C'est vrai qu'il faisait d'ailleurs ses besoins loin de nos espaces de vie. Bref, ce chien était une vraie perle

Quand on travaillait sur un bivouac, on l'amenait avec nous dans le canoë. Au début, il ne tenait pas en place, mais après, il avait compris le principe. Le canoë était plus lourd, mais heureusement, on s'était amélioré dans la navigation depuis les premières fois. Fred et Nozaki aussi avaient adopté Boulette et elles s'amusaient avec lui. Matt était content qu'il y ait un chien. Cela lui rappelait son enfance dans le bush. Boulette était devenu son partenaire de chasse. Quand il criait « Boulette, bird, go go go », le chien s'élançait à toute allure vers les oiseaux qui s'envolaient toujours à temps. Malgré les échecs, tant qu'il lui criait la phrase magique, Boulette continuait. Evidemment, ça créait des tensions, parce que Pierre n'aimait pas trop qu'on chasse les oiseaux et surtout les canards. C'est vrai qu'on aurait été embêté si Boulette venait à en croquer un ! Et Benjamin, lui, ne voyait pas l'intérêt de garder Boulette, qui avait, il est vrai, la fâcheuse manie de se rouler sur le sable de la grève après une baignade dans le lac, avant de rentrer dans la cabane, les pattes sales, en semant du sable partout, ou en se roulant sur un duvet dans une tente. Mais nous, on tenait bon, parce que Boulette faisait partie de la famille. Et franchement, un peu de sable n'a jamais tué personne ! Et puis, il disait aussi que Boulette aboyait trop. Il faisait effectivement la sécurité dès qu'un animal s'approchait de notre coin, mais Bob avait trouvé que c'était une très bonne chose, pour éloigner les ours. Pierre ajoutait que ça éloignait aussi les loups, mais d'après Bob, les loups n'avaient pas été vus depuis longtemps dans ce coin du parc. Mais c'est vrai qu'il éloignait peut-être aussi les orignaux, que nous n'avons pas eu le plaisir de voir, avant comme après sa venue. Dans tous les cas, grâce à lui, nous étions moins pillés par les écureuils qui se permettaient auparavant de voler notre pain et d'autres denrées même lorsque nous étions attablés.

Boulette était donc autant un compagnon qu'un garde du corps, ainsi qu'un confident personnel, quand le ton montait entre les membres de l'équipée.

Quand on est parti, on l'a laissé à Bob qui m'a promis qu'il trouverait quelqu'un pour l'adopter. J'espère qu'il a tenu sa promesse.


Je m'entendais bien avec tout le monde finalement. J'avais cerné les caractères de chacun et je savais comment les aborder et quand m'en éloigner. Je passais peut-être pour quelqu'un de sauvage, mais j'étais venue ici pour souffler et me ressourcer. Mes impressions sur mes amis de là-bas sont peut-être différentes de celles que j'ai données sur le moment. Entre la fatigue, l'exaspération et la promiscuité, je pense que j'ai manqué de clairvoyance et de ce fait, je n'ai pas toujours eu des avis positifs sur mes camarades. Je me rassure en me disant qu'ils ont sûrement agit de la même façon. Mais l'essentiel, ce n'est finalement pas ce que l'ont ressent sur le moment, ça ne dure pas, l'essentiel, ce sont les souvenirs que l'on garde, eux ils restent éternellement.

Mes souvenirs de cet été sont excellents et je pense que Nozaki, Jo, Raphaëlle, Matt, Benjamin, Fred, Pierre, Tom et Manu y sont pour beaucoup.

J'espère qu'ils ont eu de la chance dans leur parcours et qu'ils sont comblés par la vie, autant que moi je le suis.


Je t'embrasse bien fort,

Au plaisir de te revoir,

Livia

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