22 (c). Frédérique
Ce soir, le repas était facile à préparer : patates dans la braise avec ribs de porc que nous avait amenés Mike le matin même (il n'avait pas que des défauts cet ours là), camembert dans la braise (ça, on l'avait dégoté un peu plus tôt et il lui fallait au moins un passage dans la braise pour que ce plâtre puisse commencer à s'exprimer. Peut-être arriverait-il à couler un tant soit peu avec la chaleur du feu de bois ?) et gâteau à l'ananas. Pas grand-chose à préparer, même pas les patates à éplucher, hormis le gâteau qui avait le gros avantage de se faire entièrement dans la poêle et avec une rapidité déconcertante, le plus long étant presque d'ouvrir la boite de conserve. Matt, comme tous les soirs, s'occupait du feu sous le regard toujours émerveillé de Noz (qui en profitait d'ailleurs pour glander, la coquine), Jo et moi étions à l'atelier d'emballage de pommes de terre dans l'alu suivi de leur lancer dans le feu et Raphaëlle s'appliquait à son gâteau, aidée juste pour la forme par Benj. A côté, Olivia essayait de mettre la table sur des planches qu'on avait posées sur un tas de canoës. L'ambiance était détendue, je m'étais calmée et à vrai dire, on papillonnait un peu, une bière à la main (finalement, on avait décidé de taper dans le stock du lendemain, en espérant qu'on serait rentrés à la cabane le soir). Il était question de déconnade comme d'habitude, avec surement une blague de Jo et son gros rire qui aurait fait passer le requiem de Mozart pour la compagnie créole.
C'est le moment que choisit Tom pour entrer en scène. Précédé de Ti'Pierre, les tongs raclant le sol et le pantalon bouffant. Ti'Pierre s'est vite jeté sur une bière. Pas Tom. Il était indécis, embêté par ses bras devenus trop longs et son corps qu'il ne savait pas où garer. Je détournais exprès le regard pour l'éviter : je sentais déjà mes nerfs qui me chatouillaient le bout des doigts. Comment osait-il ce con ? Bon c'est vrai, il fallait bien qu'il mange aussi, mais quand même ! Je faisais donc semblant de rire à la dernière blague de Jo, ce qui n'était pas très difficile vu qu'il riait évidemment aussi, mais qui n'était pas très discret.
Rires exagérés donc et siphonage de bière de mon côté versus tripotage de mèche et roulage de clope du côté de Tom, chacun pour essayer de se donner une contenance.
La tension était palpable, les Zaôtres n'ont pas eu besoin de la palper : soudain un ange passe et je laisse s'écraser l'aigu de mon rire au beau milieu de la cuisine improvisée. Je sens les projecteurs se poser alternativement sur Tom et sur moi.
- Fred, scuse-moé pour talleur. J'voulais pâs dire çâ. Pis j'le pensais pâs pantoute.
Je ne sais pas pourquoi, je ne me retourne pas ; dans ma tête, un gros blanc : je n'arrive plus à réfléchir ni à réagir ; je reste figée ; je sais juste que j'ai la main calée sur la bière, le cerveau juste concentré sur ça : ne pas faire tomber la canette.
- Pis, si t'es toujours OK asteure, on va faire la photo pour Bob, en tout cas, si t'es OK pour faire de quoi avec une tête de con comme moé.
Mon ventre se crispe, ma gorge se noue, mes pommettes se figent, mes yeux s'embuent : envie de pleurer tout à coup. Faut que je me retienne, tout le monde me regarde. Quelle idiote : quand on m'engueule, je m'énerve ; quand on s'excuse, je pleure ! Je peux pas faire simple, moi ?
- Bon ben Fred, on ne va pas y passer la nuit. Il t'a dit qu'il s'excusait, tu ne comptes quand même pas qu'il se mette à genoux pour te demander d'aller faire une photo avec lui, non ?
Garder son sang froid, surtout ne pas pleurer. Ce serait trop la honte. Inspirer, expirer, voilà, inspirer, expirer, inspirer, je me retourne en avalant une gorgée imaginaire de ma canette de bière déjà vide tout en faisant oui de la tête.
Quelques secondes de répit pour relâcher la pression (vivent les canettes et leur aluminium opaque) et le plus naturellement du monde, je réponds en évitant absolument son regard (ne pas pleurer, ne pas pleurer) :
- Tu as pris les appareils photos mon ostie d'épais ?
Je n'ose pas le regarder mais je sens que le terrain est déminé. Maintenant, que faire : signifier l'enterrement de la hache de guerre par un rituel de type accolade ou faire comme si de rien n'était ?
- Hurry up mates, the fire is ready for the meat.
- Allez allez, dépêchez-vous les petits gars, ça va être difficile de vous attendre longtemps sans apéro !
- C'est vrai Ti'Pierre, t'as raison, on se bouge, d'ailleurs comme tu le dis souvent : on n'est pas là pour chasser le caribou ! Matt, we come back soon, je rajoute avec mon anglais toujours aussi franchouillard.
- Hey guys, vous allez together ? s'inquiète soudainement un Jo anormalement sérieux. Ben, watch out, I tell you this french canadian guy is stealing your new fiancée !
Rire de Jo, sourire de Benj et bruitage de bisous. Ti'Pierre, qui n'en manque jamais une, rajoute, sur un ton évidemment suave :
- Oh Benj, t'es super mignon, kiss me.
- C'est malin ! je tente de me défendre, en m'enfonçant plutôt. Allez, marrez-vous, ça fait du bien. Mais vous préférez peut-être payer le homard au resto pour Bob ?
Je ne savais pas quoi dire. On marchait vers la vasque et les quelques mètres me semblaient un marathon.
Ou presque.
Je ne savais même pas si l'atmosphère était tendue, en fait, je ne savais pas si Tom avait été sincère ou s'il s'était excusé pour la forme, parce qu'il fallait bien mettre de l'eau dans son vin dans notre microcosme et parce que Ti'Pierre le lui avait demandé. Je ne savais même pas comment il avait réagit face à mon retour de bâton : pour moi, ça avait pris des proportions considérables, mais peut-être que pour lui, c'était une bricole par rapport à l'engueulade avec Mike. Parce qu'il y avait eu cet épisode que j'avais presque oublié. Et peut-être même que ça aussi, il s'en fichait. Tom était tellement mystérieux ou plutôt insondable.
Et aussi : incompréhensible par moments.
Déstabilisant, même.
La vasque. On était arrivé à la vasque. Déjà ? Je ne m'étais même pas rendue compte d'avoir marché sur les cailloux de la berge !
- Si on attend un peu lâ, on va pouvoir voir le coucher d'soleil, pis y m'semble qu'ça peut être malade icitte. Mais ça risque de prendre du temps.
Il était déjà concentré sur sa photo. Hallucinant ! C'est ça : déstabilisant !
On a parlé photo, cadrage, vitesse, lumière, couleurs. On se déplaçait pour cadrer tantôt la vasque et la falaise, tantôt la vasque et le spa. On était d'accord pour faire une pause longue pour créer un flou blanc sur les remous du jacuzzi, mais on n'était pas d'accord sur le choix de la pellicule (noir et blanc ou couleur ?), ni sur le zoom. Après moult arguments, on a convenu de faire plusieurs photos, d'autant que Bob nous offrait la pellicule. Mais rien à voir avec les mitraillages actuels des appareils photos numériques. D'autant qu'on n'avait pas tant de temps que ça, les Zaôtres nous attendaient pour le repas. Tant pis pour le coucher de soleil ; de toutes façons, une photo de coucher de soleil, c'est tellement convenu et les couleurs du cliché n'ont jamais la splendeur de la réalité.
- Et si on faisait une photo de la vasque et du jacuzzi de nuit, avec les étoiles en fond ? Si on a un peu de chance, on aura la lune dans l'axe, ça sera super. Et en plus, ce sera plus facile de faire une longue pause sans risquer d'être surexposé. T'en penses quoi Tom ?
- C'est correc', on revient après souper.
J'étais hyper fière, les photos allaient être parfaites, surtout la dernière.
Et puis ça semblait être redevenu normal avec Tom. Il avait été cool, calme et on avait même ri. Et puis, j'aimais bien son angle d'approche des photos : il avait une façon de cadrer qui m'étonnait mais qui donnait une signification singulière, un peu comme un artiste. Et puis, je l'avais surpris en train de prendre des photos de moi pendant que je m'escrimais à confectionner un trépied en cailloux pour y poser l'appareil. J'avais fait comme si je n'avais rien vu évidemment, mais au fond de moi, ça m'avait fait super plaisir : c'était sa façon à lui d'enterrer la hache de guerre ? Et puis, j'avais aimé qu'il rigole à ma blague de la vasque haut de gamme (au moins un qui comprenait). D'autant que j'aimais bien le son de son rire. Et puis son accent aussi. Et puis son sourire avec sa petite cicatrice. Et puis ...
- Fred, tu viens-tu souper ou tu restes icitte ?
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