21 (b). Benjamin
- Mais dis-moi Mary, tu as vraiment réussi à contacter tout le monde ?
- Toute sauf Manu.
- Ah Manu ! Je ne sais pas ce qu'il est devenu, moi non plus je n'ai eu aucune nouvelle. J'espère qu'il est heureux avec son amoureuse et qu'ils se sont mariés. Il avait l'air d'y tenir tant. Mais Manu, c'est un épisode qui reste pour moi comme un échec.
- Ben voyons donc, ce n'est pas de ta faute !
- Si quand même un peu. Je n'ai pas été capable de voir qu'il ne se sentait pas bien, je n'ai pas été capable de l'aider, ni de le garder dans notre groupe. Il avait pourtant l'air si heureux les premiers jours et d'un coup, il s'est renfermé dans sa coquille. Tu te souviens qu'il n'appréciait plus rien ? Même pas les pancakes de Pierre, tu sais, ceux qu'il faisait avec du beurre d'arachide et de la crème chantilly.
- Ecœurant ! C'est pas possible de résister à ces crêpes-là ! Mais tu sais, moi je l'ai à peine connu.
- C'est vrai que tu n'es pas arrivée tout de suite. En fait, les jours avant son départ, il ne prenait plus l'apéritif avec nous, il ne restait plus le soir au coin du feu et il râlait quand on le réveillait en allant se coucher à dix heures. Il s'embrouillait avec tout le monde pour un rien. C'était comme si une mouche l'avait piqué.
- Ou comme si y'avait bu de quoi qui l'avait rendu en amour ! C'est-tu pas à cause de sa blonde qu'y est parti ?
- Si. Comment s'appelait-elle, je ne me souviens plus.
- Céline, me semble.
- Ah oui, Céline. Tu as bonne mémoire.
- J'ai pas de mérite, je l'ai lu récemment.
- Je ne te demanderai pas qui te l'a écrit, ne t'inquiète pas !
- J'espère au moins que Céline ne l'a pas laissé quand qu'y est arrivé en France, qu'y a pas gâché un mois d'été pour rien.
- Toi aussi tu trouves que c'est du gâchis ? Noz et Pierre aussi ! Moi je ne suis pas aussi sévère. Il a essayé, ça n'a pas marché, il est reparti avant que ça soit trop difficile pour lui. Et aussi pénible pour nous. Tu sais, c'est moi qui lui ai proposé de partir. Il fallait l'accord du Parc, mais c'est moi qui lui ai soufflé cette possibilité. On avait discuté ensemble de son mal-être et je ne le voyais pas rester avec nous dans la forêt, il aurait été comme emprisonné.
- Ben tu vois, ça fait que tu as essayé de l'aider !
- Oui mais c'était trop tard. Je ne l'ai pas vu changer. J'étais trop occupé à profiter de l'ambiance du groupe. J'étais complètement dans mon élément. Il manquait juste quelques vagues pour surfer, mais à part ça, j'adorais. Ce qui est étonnant, car à part Jo, aucun ne ressemblait à mes potes. Ils étaient tous différents, mais je les aimais tous. Et puis, on s'entendait tous bien. ... Pourquoi tu fais cette tête, Mary ?
- J'ai rien dit moi, ce sont tes impressions, pas les miennes.
- Oui c'est vrai, il y avait des petites tensions dans le groupe parfois. Plutôt entre les filles d'ailleurs. Je suppose que ça ne doit pas être facile pour une jolie fille de vivre un mois et demi à côté d'une bombe sexuelle comme Rapha. Noz ne me l'avouera jamais, mais je pense qu'elle était quand même un peu jalouse. Alors oui Fred n'adorait pas Rapha, mais elle savait l'éviter et éviter le conflit. Enfin, la plupart du temps ! Et comme Rapha la prenait un peu de haut, cette jalousie ne l'atteignait pas. Et je pense sincèrement qu'elles se respectaient, oui sincèrement. Peut-être même qu'elles s'appréciaient à la fin, mais là je n'ai aucune certitude !
- Pis Livia ?
- Olivia ? Je ne crois pas qu'elle était jalouse de Rapha. Tout simplement parce qu'Olivia n'a pas ce genre de sentiments. Olivia, c'est l'incarnation de la bonté. Un type d'ange. C'est étrange, Olivia m'a toujours fait penser à une sainte ou à la vierge Marie. Peut-être parce qu'elle est pure comme la vierge Marie ? Qu'elle ne s'énerve jamais et qu'elle tendrait la joue droite plutôt que de se fâcher avec quelqu'un ?
- Ou qu'elle a la peau blanche pis les cheveux noirs ?
- Oui aussi, surtout sur les peinture dans les églises d'Italie ! Non sans rire, tu ne trouves pas ?
- Je sais pas, j'y ai jamais pensé. J'dirais plutôt mère Theresa.
- Parce qu'elle s'occupe des autres avant elle-même ? Pas faux, mais question physique, je choisirai plutôt Shiva. Six bras qui agissent au lieu de parler, ça la caractérise bien.
- Attends, Shiva, c'est-tu cette jolie déesse hindoue avec les longs cheveux noirs pis les belles boules ? Ben voyons donc Benji, Livia non plus, elle te plaisait pas spécialement ?
- Je te l'ai avoué : elles me plaisaient toutes. La bombe sexuelle, la petite bridée, Laura Ingalls et Shiva. Oui, maintenant que j'y pense, elle ressemblait assez à Shiva finalement. Elle devrait porter le sari, je suis sûr que ça lui irait à merveille !
- Mais elle l'a certainement porté, passequ'elle est restée un moment en Inde.
- C'est vrai ? Quand ça ?
- Oh, me semble que c'était y a quatre ou cinq ans.
- C'est vrai ? Mais j'y étais moi ! On aurait pu se rencontrer. Ca aurait été drôle de se voir en Inde !
- Avec le monde qu'y a en Inde, je crois pas que ça aurait été possible de vous croiser par hasard !
- Oui c'est sûr, mais qui sait, Shiva et la Vierge Marie dans la même personne, c'est possible qu'elle ait d'autres pouvoirs. Blague à part, tu as des nouvelles d'elle ? Si elle n'est plus en Inde, elle est où maintenant ?
- Aux dernières nouvelles, c'est-à-dire y a quelques mois, elle était en Tanzanie et me semble qu'elle va rester là un peu, mais je t'en dis pas plus, je t'ai déjà expliqué de quoi. Si tu veux, je te donne son courriel. Pareil pour les autres d'ailleurs si tu veux.
- Oui avec plaisir. Tiens à propos des autres, tu as su que Tom avait publié un livre ?
- Un livre ?
- Il ne te l'a pas dit alors. Ca ne m'étonne pas trop de lui finalement. C'est un recueil de photos. Tu veux le voir ?
- Si tu l'as icitte, oui.
- Attends, je fouille dans ma valise.
Bruits de pas, puis bruits indistincts.
- Voilà l'ouvrage. Il me l'a envoyé à Bali, tu te rends compte ! D'habitude, quand je reçois des livres là-bas, c'est pour le travail, c'est intéressant, mais c'est quand même pour le travail. Et là, j'ouvre le paquet, je vois ce livre, je ne fais pas attention à l'auteur parce que je m'attends à un recueil de photos en lien avec mon travail, je feuillette les pages en commençant par la fin, les photos sont belles mais n'ont rien à voir avec le micro-crédit ni avec Bali, et je tombe sur la première page, regarde : c'est lui là, derrière son appareil photo. A peine reconnaissable.
- Mets-en !
- Et regarde la dédicace imprimée dessous :
« A toutes ces âmes pour ces instants offerts
A Ben et Noz pour leur confiance
A Fred pour sa passion
A Sam, éternellement. »
- Enwoille, c'est malade ! Pis la dédicace à main, en dessous ?
- « MERCI. Ton ami, Tom ».
- C'est rendu que ça dû te faire crissement plaisir !
- Oui. Surtout que ses photos sont magnifiques. Tiens regarde, il y en a une que j'adore ... Voilà, tu vois là, page de droite ? L'enfant qui marche sur les décombres d'une explosion : il y a une lumière tellement poétique dans cette photo, j'en oublie presque que c'est la guerre.
- Elle a été prise où cette photo ?
- En Irak.
- En Irak, pour vrai ?
- Oui, il est reporter de guerre. Tu ne le savais pas ?
- Oui, mais j'imaginais pas l'Irak quand même. Pis ni un aussi bel album. C'est fou tout ça. Ca fait que vous êtes resté en contact Tom pis toi ? Vous êtes-vous revu depuis les Beaux Lacs ?
- Il est venu me voir, l'année d'après.
- L'année d'après ? Pierre m'en a pas parlé.
- Pierre ? Mais il était déjà reparti en France !
- ???
- Les Beaux Lacs, c'était à l'été 1998. Lui il est arrivé en 1999, en décembre. Je m'en souviens, on préparait le nouveau millénaire.
- Ah, fait que tu l'avais invité à une partie ?
- Non pas du tout. Il est arrivé comme ça, un soir de décembre. Il m'attendait sur le canapé en lisant une BD qui trainait sur la table. Il était tout seul dans la maison, un de mes colocataires de l'époque l'avait accueilli puis était reparti. Noz non plus n'était pas là, ce devait être un de ces soirs où elle allait faire de la street danse. Moi j'étais rentré assez tard de la fac comme d'habitude à cette époque là, parce que je travaillais à ma thèse. J'en étais à la phase de bibliographie et ça me prenait un temps fou. Je me souviens avoir eu un moment d'hésitation en voyant cet homme aux cheveux châtains assez longs et bouclés chez moi.
- Ben voyons donc !
- On était bons potes aux Beaux Lacs et on avait gardé contact par e-mail, mais c'est tout. Depuis, beaucoup de choses s'étaient passées pour moi : j'étais en couple avec Noz, j'avais commencé ma thèse, je rencontrais plein d'universitaires avec qui on échangeait sur le microcrédit, Noz aussi me présentait beaucoup de gens de la fac et des associations qu'elle fréquentait, il y avait aussi les amis de mes deux autres colocataires, bref, j'avais un cercle de connaissance très fourni. Alors quand j'ai vu cet homme que de toute évidence j'avais déjà rencontré, j'étais loin de m'imaginer que ça pouvait être lui. Souviens toi, aux Beaux Lacs, il avait les cheveux bruns très courts et une grande mèche, il n'était jamais rasé et avait des piercings sur la figure. Rien à voir avec celui que j'avais devant moi.
- Enwoille ! Y était-tu rasé ?
- Oui, tu imagines ! Alors j'ai pensé à un copain d'un de mes colocs ou de Noz. Je l'ai salué et j'ai commencé à entamer la conversation, en anglais bien sûr. Il m'a laissé parler un peu avant de se mettre à rire. Je me souviens, j'ai eu l'air idiot quand il m'a dit avec son accent du Quebec : « Ben voyons don Ben, tu m'as-tu pris pour un tes osti d'tcheums d'icitte ? Fait que t'sais pas qui chu ? ».
- Mets-en ! T'as dû te sentir niaiseux ! Tu l'as-tu reconnu finalement ?
- Sa voix, je pourrais la reconnaitre entre mille. Ce n'est pas tant le fait qu'il parle en québécois, j'en connais beaucoup des Québécois, vu que j'ai fait un stage d'un mois à Montréal.
- Enwoille !
- Oui, en 97, dans une ONG. C'est d'ailleurs là que j'ai eu la révélation micro-finance.
- J'savais pas.
- Tu ne sais donc pas tout sur tes sujets de travail, ma chère Mary ?
- Nan, pis c'est finalement ça que je trouve intéressant : établir un ressenti individuel pis commun sans connaitre le vécu des protagonistes, pis raccrocher toutte ça à des typologies en se basant yenque su les informations qu'ils veulent bien me livrer pis qu'y faut accroire.
- Je n'avais effectivement pas pensé à tout cela.
- Pis avec Tom ?
- On est sorti se boire une bière. Je croyais qu'il était venu me voir juste pour la soirée alors je l'ai amené dans mon bar fétiche de Granville, un coin tranquille avec de la bonne musique. Il ne disait pas grand-chose, mais ce n'était pas étonnant car ça n'a jamais été un grand bavard.
- Câ c'est certain !
- C'est plutôt moi qui ai parlé ce soir là ! J'étais heureux dans ma vie et je le partageais. Après plusieurs bières, j'ai enfin osé le questionner sur son passage à Vancouver et sa vie à lui.
- Pis ?
- Il m'a juste répondu que ça n'allait pas fort, qu'il voulait s'en sortir et que c'est pour ça qu'il était parti. Il ne m'a pas donné de détails et j'ai senti que je n'en saurai pas plus. Je lui ai demandé ce qu'il comptait faire, il m'a répondu qu'il ne savait pas. De toute évidence, sa venue à Vancouver faisait partie du processus « s'en sortir ». Avant qu'il ne me le demande, je lui ai proposé de squatter quelques jours chez nous. Il est resté presque deux mois.
- Ben voyons donc ! Pis quessé qu'y faisait ?
- Il se promenait beaucoup, il photographiait : Grandville Island, Spanish Banks, la ville, le port. Il partait en fin de matinée et rentrait à la nuit tombée, équipé de son appareil photo.
- Pis avec tes colocataires, ça se passait-tu bien ?
- Au début, ils ont vu d'un mauvais œil ce Québécois qui squattait le canapé. Mais vu qu'il faisait le ménage, qu'il effectuait les petites réparations qu'on remettait toujours au lendemain et même parfois il faisait à manger avec les fruits et légumes qu'il achetait au marché, il a acquis son statut de résident officiel de la colocation.
- Pis avec Noz ?
- Noz, elle l'adorait. Tu sais, ils s'entendaient déjà bien tous les deux avant, même avec la barrière de la langue. J'étais un peu jaloux d'ailleurs de les voir souvent ensemble, mais Noz m'a assuré que Tom n'était pas du tout son genre et qu'il était trop paumé pour elle et que dans tous les cas je n'avais rien à craindre parce qu'elle m'aimait ! Elle lui apportait de la joie de vivre et lui, il lui portait l'attention que je ne pouvais pas puisque j'étais très occupé avec ma thèse. Je pense que c'est grâce à leur complicité qu'il a commencé à nous parler et à nous raconter sa vie d'avant.
- C'est rendu que tu sais ?
- Toi aussi ?
- C'est fou, je n'aurais jamais soupçonné.
- Moi non plus. C'est vrai que j'avais remarqué qu'il avait le chic pour se mettre dans la merde et de s'y enfoncer. Mais à ce point là, j'étais loin de l'imaginer. Noz m'a dit qu'elle s'en doutait déjà aux Beaux Lacs. Je suis prête à la croire, tellement elle se fait des films pour tout ! En tous cas, Tom se sentait bien avec nous à Vancouver et tout le monde l'appréciait. Même ma famille, chez qui nous avions passé les fêtes de Noël.
- C'est l'fun.
- Au réveillon du premier de l'an, ...
Sonnerie de téléphone.
- Marie, excuse-moi, le téléphone sonne, je vais voir qui c'est.
Bruits de pas.
Au loin, la voix de Benjamin :
- Hey Mom ... yes, I arrived this afternoon ... We changed the flight because of cancellation ... No, I would have tell you ... Mom, can I call you later, if you don't ... it's just that ... No, Mom, it's just ... alright, just a moment please, just a sec ...
Bruits de pas.
- Mary, excuse-moi, c'est ma mère. Il faut absolument que je prenne cet appel. Je lui avais dit que j'arrivais demain, je ne sais pas comment elle a su, mais si je ne la prends pas au téléphone tout de suite, elle va me faire une scène. Je suis vraiment désolé. Je te rappelle dans vingt minutes, ça te va ?
- OK Benji, pas de trouble, la famille c'est important.
- Je te rappelle tout à l'heure sans faute, OK ?
- OK. A d'talleur.
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