20 (b). Frédérique

La conversation fusait donc bon train autour de la table du petit déjeuner, ce matin-là. D'habitude, quand on était tous ensemble, on prenait le temps de s'écouter les uns les autres pour que l'un d'entre nous traduise du français à l'anglais ou inversement (c'était d'ailleurs généralement Benj qui s'y collait). Mais cette fois-ci, chacun voulait apporter sa petite contribution au tableau qui était en train de se dessiner : ça charriait donc, ça exagérait évidemment et ça essayait surtout de se défendre dans un brouhaha de rires et de « Woo whoo woo, what's that ? » que Noz répétait sans cesse pour que Benj lui traduise (elle aurait vraiment dû apprendre à parler français), le tout sur fond de mines défaites et d'un mélange d'odeurs sucre / friture / café.

Sans compter que Benj, héros de la fête, avait de moins en moins envie de traduire au fur et à mesure que le tableau se dessinait.

Evidemment, je ne pourrai pas retranscrire ici l'intégralité de ce qui s'est dit, mais globalement, ça ressemblait à ça si je traduis tout en français :

- On commence par quoi ? ou par qui ?

- La douche, la douche ! ça crie en chœur.

- La douche, c'est quoi cette histoire ? je demande.

- Ca faisait longtemps qu'on n'avait pas vu le cul de Jo. Ca commençait à me manquer, ironise Ti'Pierre.

- Une semaine, non ?

- En tout cas, ça a plu à certains, n'est-ce pas Livia ? commente Raphaëlle

Olivia pique son phare.

- Comment ça, qu'est-ce qui s'est passé ? Allez, racontez, j'ai tout loupé ! demande Noz

- Tu m'étonnes que tu aies tout loupé ! T'avais tellement fumé de beuh que tu es restée scotchée devant le feu toute seule.

- C'est de ta faute, Pete, tu n'arrêtais pas de me faire passer le pétard, se défend Noz.

- Oh, normalement tu dois le faire tourner, pas le fumer toute seule, s'exaspère Ti'Pierre. Sinon ça sert à quoi d'être ensemble ?

Traduction de Benj.

Moment de répit avant le deuxième round.

- Ah bon ? D'ailleurs, comment je suis arrivée dans mon lit moi ? Quelqu'un m'a ramenée ? demande Noz

Silence dans l'assistance, chacun se dévisageant pour savoir qui s'est occupée de la petite Noz.

Ou ne s'est pas occupé d'elle.

- Ben apparemment tu t'es débrouillée comme une grande, je conclus fièrement pour détendre l'atmosphère.

- Ce qui n'est pas le cas de tout le monde, hein Laura Ingalls ? relance Matt.

J'aurais mieux fait de me taire moi.

- Oh là les gars, doucement, vous allez pas charrier parce que j'ai eu du mal à aller me coucher. Ca arrive à tout le monde ! je me défends.

- Tu peux remercier Tom, ah ça on peut dire qu'il s'est bien occupé de toi, indique Mary.

- J'espère qu'il en a eu autant que Benj ! ironise Jo.

- Ah c'est pour ça qu'il s'est dévoué, raille Raphaëlle sur un ton que je ne lui connais pas ! Alors, elle est bonne Laura Ingalls ? Tu as enfin assouvi tes fantasmes de jeune ado rêvant de soulever les jupes de la petite nunuche dans la prairie ?

Regard noir de Tom à Raphaëlle.

- C'est quoi cette histoire que vous inventez là ? je demande interloquée.

Petit moment de panique : j'ai fait quoi moi hier soir ?

J'ai comme un mauvais pressentiment. Je n'ai quand même pas fait un remix de la pub tu t'es vu quand t'as bu ?

- Tom, Benj, qu'est-ce qu'il y a eu ? ? je demande un peu plus fort. Allez sérieux, je me souviens juste de ... de Tom qui me borde ... accompagné de Noz, je rajoute vite pour me rassurer.

Ca me revient maintenant. C'est quoi cette histoire avec Tom et Noz ?

- Vu l'état de Noz, je doute de son aide ! insiste Ti'Pierre.

La conversation continue sur Noz. Tom, assis presqu'en face de moi, me regarde soudain droit dans les yeux et sur un ton très calme et étonnamment bas, m'avoue :

- Prend ton gaz égal Fred, avec moé y c'est rien passé. J'en n'ai pas profité, même quand tu t'côllais !

- Comment ça, coller ?

- Tu faisais des câlins à tout l'monde. Tu d'mandras à Ben ç'qu'y a eu entre vous deux.

Benj ? Un truc entre nous ? Merde, merde, merde, je ne m'en souvenais même pas ! Ca servait à quoi alors ?

- Benj, qu'est-ce qu'on a fait ensemble hier soir ? je demande précipitamment en interrompant leur explication de texte sur la soirée de Noz.

- Hier soir ? Tous les deux ? ... Ca ma chère, c'est une bonne question. Je n'en ai aucune idée.

Ah là là, ça se corse, lui non plus ne s'en souvient pas. Notre couple ne passera donc pas à la postérité ? Si au moins il y avait eu des paparazzis, j'aurai pu lire nos ébats dans Voici !

- Même pas un petit souvenir ? Genre : « Oh Benj tu es super beau, embrasse-moi » ? susurre Jo en français d'une voix féline de femme fatale en chaleur.

Ah ben si, il y avait des paparazzis !

Neuf paires d'yeux bloqués sur moi maintenant. Je suis le phénomène de foire. Je fais quoi : je rougis ? je baisse les yeux ? je détourne la conversation ?

Pas mal ça, détourner la conversation, mais pour ça, faut un truc qui claque et je n'ai pas le cerveau hyper frais ce matin. En manque d'imagination, je lance un :

- Et pendant ce temps-là, à Tapachula ...

Et pour garder le plus d'aplomb possible (ou pour ne pas perdre le peu qu'il me reste), j'enfile mon plus beau sourire forcé, genre Colgate, et je leur fais un petit coucou à tous. Eh oui, c'est moi !

Applaudissement de Ti'Pierre qui trouve la réplique fort à-propos. Mais c'est le seul, parce que les jaseries continuent.

- Chic chic, un ragot ! s'amuse Noz, que je soupçonne préférer lire la version anglophone de Paris Match plutôt que celle du Monde Diplomatique. Ca faisait longtemps ! Benji et Fred donc ? Eh ben, on ne s'embête pas ici, continue-t-elle en nous dévisageant l'un après l'autre.

- Laura, euh, 'xcuse moi, Fred, j'pens'rais pâs qu'y a eu quekchose avec Benji, tente de me rassurer Mary.

Gentille cette petite, mais elle a rien compris : j'aurais préféré qu'il y ait eu quelque chose. Ca fait quand même trois semaines que je travaille ma phase d'approche !

- T'as passé le party collée à Benji, continue-t-elle. Vous zautres, vous étiez toué deux bin sa brosse.

- Sa brosse ? je demande.

- Saouls, bourrés, cuités, torchés, pétés, b...

- OK Pierre, nous avons compris, le coupe Benj en regardant Mary pour l'engager à continuer

- Ca fait que vous vous êtes frenché en ostie.

- Frenché en ostie ?

- Embrassés un paquet de fois, me répond Ti'Pierre tout en en profitant pour mimer des gros bisous bruyants à la mode Mama guadeloupéenne.

Ah quand même !

Hmmmmmmm, j'ai embrassé Benj ...

Mais je n'ai aucun souvenir. En forçant ma mémoire, je dois bien pouvoir me le rappeler, non ? Surtout si ça a duré longtemps ? Faudrait peut-être que j'envisage une séance d'hypnose.

- Vraiment ? s'étonne Benj.

Je ne sais pas comment prendre cette remarque, il n'a pas l'air hyper enjoué ...

- Fred, t'arrêtais pâs de dire que t'étais désolée pis qu't'étais saoul, continue Mary. Pi c'est correk qu't'arrêtais pâs de répéter « Benj t'es super mignon, kiss me », même si t'avais pâs ta voix sexy.

- Plutôt celui d'un vieux poivrot ! complète Ti'Pierre. Note quand même que ça n'avait pas l'air de déplaire à Benji, ta leçon de french kiss !

Benj détourne la tête, gêné. J'essaie de pas croiser son regard pour pas le faire rougir d'avantage, c'est pas la peine d'en rajouter.

Dommage, pour une fois qu'on avait un moment de complicité.

- Pi j'croirais pâs qu'c'est allé plus loin, reprend Mary. Passqu'après, nous zôtres, on est touttes allés dans l'lac prendre un bain lâ. Pis quand t'es sortie, t'avais tellement frette que t'es t'allée t'réchauffer près du feu pis Tom y s'est bin occupé de toé. Pis asteure, Benji y'avait déjà disparu lâ.

- Pas bien loin. Juste sous la douche. Avec Jo et Livia, précise Matt.

- Attends attends, Livia dans la douche ? Avec Jo et Benji ? s'étouffe presque Noz. Non, tu exagères là !

- Et à poil les mecs, complète Matt.

Oh p... ! J'ai tout loupé ! Mais pourquoi il m'a ramené me pieuter Tom ? De quoi je me mêle ?

Silence dans la troupe, le temps de digérer ce qui vient de se dire.

Yeux baissés d'Olivia alors que tout le monde se retourne vers elle.

J'en profite pour me tourner vers Benj que tout le monde a oublié dans la bataille. Il ne sait pas trop où se mettre.

Contrairement à Jo, qui fanfaronnerait presque ...

- Attends, faut reprendre du début, clarifie Raphaëlle. Jo voulait se prendre une douche pour se réchauffer. Livia avait beau lui dire très fort qu'il n'y avait pas d'eau chaude, rien n'y faisait. Elle l'a accompagné. Jo était à poil dans le lac, il s'est pas rhabillé et à filé direct à la douche.

- C'était un pari, interrompt une petite voix à l'accent italien.

- T'as parié que tu irais te doucher avec lui ?

- Non, que l'eau de la douche est froide. Et j'ai gagné.

- Bref, quand je suis passée devant la douche en allant chercher un paracétamol à la cabane, la porte était ouverte et dedans je vous ai vu : toi Jo, tout nu, en train de te savonner et toi Olivia, toute habillée, en train de danser une danse de la pluie indienne.

- Surement la suite du pari ? charrie Ti'Pierre, vraisemblablement bien en forme ce matin.

- J'ai crié aux autres de venir tellement c'était drôle, ce qui vous a fait rire mais ne vous a nullement donné l'idée de sortir ni de fermer la porte. A ce moment, Matt et Ben se sont pointés. Ben, tu m'as enlacée, tu étais très chaud et comme Matt faisait son jaloux (sourire de Matt), tu l'as embrassé. Ce qui tombe bien, parce que je n'aime pas trop les mecs saouls. Je les préfère en pleine possession de leurs moyens, si tu vois ce que je veux dire.

- Je dois avouer Ben que tu embrasses d'ailleurs très bien, interrompt Matt.

Benj, incrédule, a les yeux qui sortent des orbites. Il se met maintenant à observer attentivement les miettes de pain sur la table, en essayant de se cacher derrière le paquet de céréales format familial, qui n'est malheureusement pas assez grand. Quelque chose me dit qu'il est au summum de la honte.

Ou plutôt aux tréfonds.

- Un french kiss ? demande Noz qui n'en perd pas une.

Ca y est, on va perdre Benj.

- Ah ça, c'est notre vie privée, en rajoute Matt. N'est-ce pas Ben ? Mais rappelez-vous ce qui a été dit en arrivant : tout ce qui se passe ici ne sort pas d'ici.

Ah bon, on a dit ça ? Mais c'est une très très sage décision.

- Et quand tu as vu Livia et Jo dans la douche, tu n'as pas hésité, tu es allé les rejoindre, continue Raphaëlle. Mais contrairement à Livia, tu as eu la présence d'esprit d'enlever tes fringues. Toutes tes fringues, ce qui n'est d'ailleurs pas pour me déplaire. Merci pour le spectacle !

Raphaëlle a un grand sourire d'extase à l'évocation de Benj tout nu. Elle en saliverait presque. Quelle nympho celle-là !

Benj est toujours aux quarantièmes dessous, Olivia est pas mieux et se sert désespérément un ènième café ; Noz n'en revient pas : elle a presque la bouche qui pend façon Droopy ; Jo est content du récit ; Tom, Mary et Ti'Pierre sont penchés sur la table pour mieux voir et entendre (Ti'Pierre a le T-shirt qui trempe dans sa tartine de confiture) ; Matt oscille entre fascination pour Raphaëlle et exaspération : serait-il jaloux ? Pour faire diversion plus que par souci de description réaliste, il ajoute promptement :

- Tu as failli tomber en rentrant dans la douche d'ailleurs. Et tu les as rejoins sous l'eau pour les embrasser. Dommage que Tom n'était pas là, on aurait pu avoir une belle photo souvenir.

- C'est certain qu'au 500ème, ç'aurait figé les gouttes d'eau, fait qu'ç'aurait été écœurant, hein Fred ? commente Tom en se marrant.

- Mais il aurait fallu mettre le flash, je complète.

- Oh je ne crois pas que ça les aurait gênés, ironise Raphaëlle, n'est-ce pas ?

- Livia, tu es une déesse de la danse en douche, ajoute Jo très fier de lui. Tu ne nous avais pas habitués à ça, tu caches bien ton jeu. C'est la chaleur de l'Italie qui ressort ?

- Fallait pas me faire boire, s'énerve un peu Olivia. Je ne bois pas d'habitude.

- Alors tu devrais boire plus souvent, rajoute Ti Pierre. On s'est bien marré quand même.

- Parle pour toi, Pierre, s'énerve Olivia. On te laisse au bord du feu et on te retrouve avec Mary dans ton lit. Ca va pour toi l'alcool !

Silence tendu. J'ai peur qu'avec la hausse de ton et le mal de tête généralisé, ça commence à tourner au vinaigre.

Mais non, Ti Pierre passe son bras autour de l'épaule de Mary et la regarde tendrement, en lançant, autant à son attention qu'à la nôtre :

- Eh bien, je suis bien content de cette soirée moi. Pas toi Mary ?

- Ah ça y est, on l'a notre couple, claironne Noz trop contente. Je trouvais ça bizarre qu'il n'y ait encore rien eu, avec toutes ces hormones qui trainent. Bon si j'ai bien compris, j'ai tout raté moi.

- T'as surtout raté les bisous de Benji, relance Matt.

- Je suis désolée de te l'avouer Benj, mais tes bisous n'étaient apparemment pas mémorables, je rigole.

- Oh mince, j'ai raté les bisous de Benji, ajoute Noz dans un grand sourire ! On s'en refait quand une soirée, hein mon tout beau comme elle t'appelle Fred ?

- Pi c'est s'a coche : y'a personne qu'à callé l'orignal hier, pourtant on était bin sa brosse !

- ???

Un blanc, suivi d'une explosion de rire de Ti'Pierre et moi, suivi des Zaôtres quand on leur traduit mot à mot ce qui a été dit, avant que Mary nous fasse une traduction plus compréhensible du québécois à la mode Tom.


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