17 (b). Frédérique
Certains jours, il faisait tellement chaud, qu'on ne reprenait pas le travail de suite après manger. On décrétait une longue pause. J'en profitais pour me faire une bonne sieste, une sieste flash comme disait Ti'Pierre, qui était d'ailleurs plus marathon que flash quand on le réveillait au bout d'une heure. Je choisissais un endroit tranquille, à l'ombre des pins (épicéas me répétait Ti'Pierre, épinettes corrigeait Tom), pour profiter de ces instants de contemplation avant de sombrer dans un délicieux sommeil bercé par la chaleur de l'air.
Sauf les jours où les bibittes avaient décidé de m'achever. Et là, malgré mon superbe sixième sens et ma ténacité à toute épreuve, il fallait me rendre à l'évidence : faute de zénitude, il ne me restait plus qu'à essayer de trouver le sommeil protégée sous le polyester de la tente bouillante. P... de bibittes ! Pourquoi Noé n'a pas écrasé le couple de maringouins qui essayait de s'incruster dans son arche ?
Certains soirs, je ne sais pas pourquoi, il n'y avait pas de moustiques. Le bonheur ! J'en profitais pour aller tout au bout du ponton regarder les étoiles. Le ciel était profond et la voie lactée grandiose. Ti'Pierre qui connaissait tout m'apprenait des noms de constellations, mais ce que je préférais, c'était leur inventer des noms. Je m'allongeais tout au bout du ponton et regardais. Je restais là des heures, à observer ce ciel immense encadré par les ombres chinoises des arbres et leur cime si joliment torturée. Certains soirs, la lune apparaissait au bout du lac, un disque roux gigantesque et brillant qui s'éclaircissait au fur et à mesure qu'il montait dans le ciel. Elle était tellement grande et proche que je pouvais presque distinguer précisément ses cratères et ses montagnes.
Et la mer de la Tranquillité.
Dans le calme du soir, bercée par le clapotis de l'eau contre les piliers du ponton, rafraîchie par la brise légère qui traversait le lac et enivrée des parfums de résine qui me parvenaient jusqu'ici, je savourais effectivement la tranquillité de la forêt. Bien souvent, sans même m'en rendre compte, je m'endormais là au bout du ponton, sous le scintillement des étoiles, seule ou avec Boulette le chien, sa tête calée sur mes genoux. Je me réveillais alors en pleine nuit, tirée des bras de Morphée par l'humidité. J'avais un peu froid, Boulette était parti : j'étais seule avec la nuit noire et le ciel étoilé. Il avait tourné, je ne reconnaissais plus les étoiles de la veille et la lune avait presque disparu. La brise s'était renforcée et dans la noirceur du lac, je distinguais le froissement des vagues sur la surface. C'était le signe qu'il était l'heure ; le marchand de sable était bel et bien passé. Encore un peu endormie, j'entendais mes pas résonner sur les planches du ponton, puis faire crisser le sable de la rive et craquer les aiguilles de pin. Je m'arrêtais auprès de la lueur rouge, reste du feu éteint depuis longtemps, mais dont l'humidité conservait le fumet. A côté, bercée par le sifflement infime de la braise qui se consume, j'entendais la respiration régulière de Matt qui dormait profondément sur son tapis de mousse. La forêt était presque silencieuse : les insectes s'étaient tus, remplacés au loin par le clapotis de l'eau sur le ponton. Par moments, le hululement d'une chouette ponctuait ce rythme sourd, comme pour prouver désespérément que le concert n'était pas tout à fait fini. Son écho me tirait de ma contemplation et j'entrais à pas de velours dans la cabane chaude et ronronnante (et trop souvent ronflante), trahie par le grincement de la porte et le craquement des barreaux de l'échelle du lit. Et là, enfouie dans mon duvet et parée des miraculeuses boules quies, je m'endormais en rêvant d'étoiles, de lac et de forêt.
Mais le plus souvent, c'était soirée bibittes, donc soirée au coin du feu. Autour d'un poisson pêché par Matt qui cuisait sur la braise ou après le plat de pâtes concocté par Olivia. Il y avait toujours un peu d'alcool, des jeux ou de la musique. C'était ambiance colonie de vacances chez les trappeurs.
Pour la musique, il y avait Jo et Tom. Tom et son ruine-babines et Jo et sa guitare.
Il jouait vraiment bien de la guitare, Jo. Quand il prenait son instrument en main, de bout en train il passait alors au statut d'artiste. Ce n'est pas qu'il avait une technique extraordinaire, mais il avait ce je ne sais quoi qui liait les notes entre elles, qui transformait la partition en une mélodie. J'adorais quand il jouait du Leonard Cohen. Je n'étais pourtant pas une super fan et je connaissais plus les reprises d'Aufray que les originaux. Mais il y mettait une telle intensité et une telle douceur, avec sa voix douce et légèrement grave, pleine d'humilité, que j'avais les larmes aux yeux et la chair de poule. Surtout quand il jouait Everybody knows.
Je me sentais si petite, si mauvaise comparée à lui que chaque fois qu'il me tendait la guitare, je trouvais un prétexte pour ne pas la prendre. Avec moi, les notes étaient trop stridentes, trop hachées, le rythme de travers, un peu comme un gosse qui travaille ses gammes de violon. Alors je jouais en cachette, souvent en fin d'après-midi, lorsque tout le monde vaquait à ses occupations, attendait pour la douche ou se baignait dans le lac. J'essayais de m'améliorer mais ça ne venait pas.
- Les oiseaux se cachent pour mourir, il m'a dit un soir en sortant la tête de l'arbre derrière lequel il m'observait. Toi tu te caches pour jouer. Pourquoi tu ne joues pas le soir, avec tout le monde ?
- T'as vu comment je joue ? On dirait une casserole. Dis c'est quoi ton truc ? T'as fait 10 ans de conservatoire ou Mozart c'était ton arrière-grand-père ?
- Non je ne crois pas. Quoique j'ai une chance sur combien de milliards à ton avis ?
- Euh ...
- Mon truc ...
Il s'était assis accroupis en face de moi, la main sur le manche de la guitare, on aurait dit qu'il faisait durer le suspense. Mais maintenant que j'y repense, je crois que c'est l'émotion qui le rendait si grave.
- Je pense à la femme de mon meilleur ami qui s'est éteinte il y a trois ans. Je pense à elle et elle m'inspire. Ca me rend mélancolique et triste ... et gai aussi quand je pense aux bons moments passés ensemble. C'était une fille très joyeuse tu sais. Mais il y a eu cette boule dans son cerveau.
Il s'est tu. Sa pomme d'Adam faisait des va-et-vient dans sa gorge, il regardait dans le vague par-delà mon épaule. Alors j'ai pensé à Tony, à ce copain d'enfance mort à l'âge de 15 ans. Leucémie. Je l'avais appris la veille de l'enterrement par une copine de classe. Ca faisait bien longtemps qu'on ne s'était pas revus avec Tony. 2 ans, 3 ans ? Et encore, furtivement. On n'habitait pas le même côté du village, ce qui faisait qu'on avait été séparés à l'entrée en 6ème chacun dans un collège différent (c'était la règle, la route de la poste servait de démarcation pour le rattachement scolaire au village voisin. Et ça continuait au lycée. Mais Tony n'a pas eu le temps d'atteindre le lycée.)
On s'était perdus de vue. D'ailleurs j'ai peu de souvenirs de lui. Dans la cours de l'école en CM1 ou CM2, dans les ateliers chants ou sports. C'était plus le copain des copains que mon copain à moi. Il était sympa, j'étais sympa aussi je crois, dans les cours d'école des petits villages, ça suffit souvent pour traîner ensemble et jouer à la récré. Il était assez dynamique, grand, châtain clair, beau gosse, joyeux. Peut-être un peu prétentieux ? Je ne me souviens plus trop. Je me souviens par contre que Carole, la jolie petite blonde, était amoureuse de lui. Et Vanessa, la petite brune aussi. Vanessa, avec qui j'étais allée à l'enterrement. Je me souviens de cet enterrement : j'avais eu du mal à réaliser la réalité de la situation, sa gravité aussi. J'avais la gorge nouée, la tête embuée, j'étais mal à l'aise dans cette église. Mal à l'aise parce que je ne savais plus qui il était, à quoi il ressemblait. A cet âge-là, on change tellement. Mal à l'aise parce que c'était mon premier enterrement, ma première église, ma première vraie messe, parce que je me sentais de trop sous cette voûte gothique fraîche où les paroles du curé m'arrivaient graves et inaudibles, où les gens répétaient des phrases que je ne comprenais pas et les ponctuaient par des amen. Mal à l'aise parce que je ne croyais pas en dieu, donc a fortiori pas au paradis et donc Tony, dont la photo décorait le cercueil de bois posé devant l'autel, irait finir son adolescence sous terre, dans le cimetière du village dans lequel je n'étais d'ailleurs jamais entrée auparavant, dans un trou dans lequel on jetait chacun une poignée de terre, sous le regard noir et dentelé de sa mère et de sa grande sœur aux beaux yeux bleus sombres.
J'ai donc pensé très fort à Tony, ce soir-là, dans la fraîcheur estivale d'une forêt québécoise. J'espère qu'il a reçu les fleurs bleues que je lui envoyais en pensée, les sourires aussi. J'espère qu'il a reçu mon amitié qui vibrait dans mon cœur, dans mes souvenirs. J'ai pensé très fort à lui, j'ai pris une grande inspiration, j'ai regardé Jo, et j'ai repris mon morceau. Mobilis, de l'Affaire Louis Trio. J'ai offert à Tony le couplet sur les sirènes et les baleines, je l'ai imaginé heureux quelque part. Et j'ai ressenti ce liant dans la musique, la pureté des notes, la justesse de l'intensité.
A la fin du morceau, Jo a voulu dire quelque chose, mais ses mots sont restés coincés dans sa gorge. Il avait les yeux rougis de celui qui a pleuré. Il m'a souri, s'est levé, m'a mis longuement la main sur l'épaule et est parti vers le lac.
Plus tard, il m'a raconté la femme de son meilleur ami. Je lui ai raconté Tony.
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