15. Frédérique
Devant moi, la mer dans toute sa splendeur d'un soir d'automne, sombre, mais brillante par endroits. Au loin, dans la clarté de la ligne d'horizon, se dessine la forme d'un bateau. Voiles gonflées, il fend la brise, pur. Le vent commence à se rafraîchir, mais le soleil chauffe encore. Derrière moi, la pinède souligne la montagne enneigée au loin.
C'est alors qu'il sort de l'eau, son pas s'enfonce juste assez dans le sable, des gouttes brillantes perlent de ses cheveux ondulés, son buste doré luit, son visage illuminé dans la pénombre.
Il tend sa main et me touche. C'est doux, agréable. Il disparaît dans la lumière, puis le revoilà.
Paf !
Quelque chose vient de m'assommer.
- ... mmm !
Le quelque chose me secoue l'épaule et d'un coup il fait froid.
- Enwoille, réveille ostie ! Tô-tu vu l'heure ?
Ce cri dans mes oreilles, sur la plage ?
- ... mmm, qu'est-ce qu'il y a ? Il fait froid non ?
- Nouzot' on va magasiner lâ, pis t'as dit que tu nous accâompagn'rais !
C'est quoi ce charabia. Accent bizarre, genre accent québ ...
Oh p..., ça y est, j'y suis. Non je ne suis pas à la maison et il n'y a pas de bateau au large ni de sirène mâle, mais je suis au Canada et un Québécois vient de me réveiller.
Et a lâchement enlevé la polaire qui me tenait chaud !
- Tom, c'est pour les courses que tu m'as sortie d'un super rêve ?
- C'est pâs moé, c'est Ti Pierre lâ. Mais ça a ben d'l'allure, y é bin capabe d'parler français du Québec. Pi y'a eu raison, fait qu'sinon, tu dormais jusqu'à soir lâ. T'as même pas été capab' d'entendre le klaxon du char.
- Réveillée pendant la sieste ! Mais vous n'avez aucun savoir vivre ! Si mon grand-père savait ça !
- Embraye, on crisse le camp, y nous attendent, lâ. Fait qu'y aura bientôt pu d'sel à Tapachula ! a ajouté Ti'Pierre.
C'était pour aller en ville. Les courses se méritaient, encore de la piste pendant un bout de temps. Cette fois, j'avais eu droit à la cabine, donc pas de poussière et du moelleux sous les fesses. Benj, en bon père de famille et surtout parce qu'il avait le permis canadien, était encore le conducteur.
- Le commandant de bord Benjamin Jason Dawson et son équipage vous souhaitent la bienvenue à bord de ce Toyota 747 à destination de Rivière-Blanche, parking du Parc des Beaux Lacs. Veuillez attacher vos ceintures. Ce voyage est non fumeur. Je vous rappelle qu'il est interdit de fumer dans les toilettes qui se trouvent derrière l'arbre. Fumer dans les toilettes ou porter atteinte aux détecteurs de fumée est passible de corvée de vaisselle. La température extérieure est de 25° Celsius, ce qui fait approximativement une centaine de Fahrenheit pour ces ringards de yankee. Nous atteindrons Rivière-Blanche dans une centaine de nids de poule. La compagnie Air Benji et ses membres d'équipage vous souhaitent un agréable voyage.
On rigolait comme d'habitude, mais cette fois, il y avait un petit malaise : Manu avait décidé de rentrer en France et on profitait de notre virée en ville pour le déposer. J'avais le sentiment d'un échec, alors que finalement, ni moi ni les autres n'étions coupables : il ne supportait pas de vivre loin de sa copine, voilà tout. Mais sur le moment, je me souviens avoir ressassé des et si : et si j'avais été un peu plus attentive, et si je l'avais raccroché au groupe au lieu de le laisser dans son coin, et si j'avais fait plus d'efforts ... Je me sentais coupable parce que je me devais d'être solidaire d'un compatriote dans un pays étranger. Je me sentais coupable aussi parce que début juillet, c'était quelqu'un de très ouvert, de très sympa et d'enjoué et que je ne l'avais pas vu sombrer.
Et maintenant, il était trop tard.
Sur le trajet du retour, les langues se sont déliées. On avait une heure et demie de route devant nous. Alors comme ces supporters de foot qui refont le match au bistrot du coin (c'est pas possible de louper un tel but !, faut dire, avec un arbitrage comme ça, tu peux rien faire ! il aurait dû siffler pénalty, c'est évident, même un poussin l'aurait vu !, remets-moi un verre veux-tu !), ou comme ces couples qui critiquent la soirée qu'ils viennent de passer chez leurs amis à peine la porte de la voiture fermée (trop salée sa blanquette de veau ! mais pourquoi elle a changé de coiffure ?, sa déco de table était un peu too much, non ?, et tu ne trouves pas qu'il a pris un coup de vieux ?), nous aussi on a fait nos commentaires. Au début, c'était bon enfant, plutôt des souvenirs, des bons moments avec Manu, des anecdotes. Puis, à l'évocation des derniers jours, les questions ont fusé : mais pourquoi donc avait-il perdu sa joie de vivre ? Ca me rassurait de voir que je n'étais pas seule à m'interroger. Benj (peut-être était-ce son éducation ?) lui trouvait toujours des excuses. Un peu trop d'ailleurs au gout de Ti'Pierre qui finalement s'est lâché :
- Eh ho ! On ne va pas lui ériger une stèle non plus ! Parce que le Manu, tout propre sur lui qu'il était, faudrait pas oublier qu'il ne pensait qu'à sa pomme. A part sa copine et encore, je ne sais même pas s'il ne pensait pas à lui quand il disait qu'il pensait à elle !
J'ai ri.
- Tu rigoles mais ce gars est un faux-derche, a-t-il continué ! Ah ça, il te dit ce que tu veux entendre, c'est sûr ! Par contre, il n'en pense pas moins. Et jamais responsable de rien même quand il est pris la main dans le sac ! Demande à Jo pour le canoë ! Ah le Manu, il a toutes les qualités pour devenir homme politique !
- Ah bon ? Je ne le voyais pas comme ça. D'ailleurs je n'avais rien vu, il était sympa au début.
J'étais autant étonné par la description de Manu que par le fait que ce soit Ti'Pierre qui la fasse. Ti'Pierre qui me semblait si doux et si rêveur avait finalement un côté très terre à terre.
- Pis, ce tcheum c'tun bizouneux certain ! a ajouté Tom. Chu tané en crisse de lui.
- Un quoi ?
- Un tire au flanc, a traduit Ti Pierre. Pire que moi, c'est dire !
- Ah bon, toi aussi, tu penses ça de lui, Tom, j'ai demandé ?
Tom s'est retourné, m'a regardée, étrangement, profondément, mystérieusement. Il a pris son temps comme il faisait parfois puis a ajouté, avec son accent si beau :
- Cré moé ma belle, sens toé pâs coupabe. Y a toutte fucké l'ambiance icitte, y chiale tout l'tain. A s'ra mieux sans c't'ostie de cave, lâ.
Je rêve où il m'avait appelé ma belle ? C'était quoi : un truc québécois, de la familiarité, une marque d'amitié, de la drague ? De la drague ? Non, pas Tom, il a sa Sara. Il en parle tellement en bien, qu'il est juste impossible qu'il drague quelqu'un d'autre.
Je ne sais pas pourquoi, j'ai bloqué sur la petite cicatrice qu'il avait sous l'œil droit, sous sa mèche. C'était une petite virgule qui soulignait parfaitement son regard vert kaki et qui cassait ce visage fermé, comme pour montrer que finalement, c'était un tendre. Et sa mèche ondulée qui blondissait au fil des jours, un peu comme Ti'Pierre finalement avec ses cheveux en bataille. Bientôt ces deux-là allaient être aussi blonds que Benj. Fait gaffe Benj, tu vas perdre ta suprématie ! Pas si mal finalement ces trois-là. J'étais bien contente que, sur notre gang de frenchy comme nous appelait Tom, ce soit Manu qui soit parti finalement, c't'ostie d'épais et pas un des trois autres.
Les trois qui étaient d'ailleurs en train de continuer à tailler un joli costard à Manu. Tout ça sur fond de bruits de moteur, de secousses sur les sièges en skaï et de forêt qui défilait au dehors.
Ils en étaient à sa montre.
- Une ostie d'Breitling ! Ca vaut bin 500 piasses une crisse de montre de même !
- Je me demande pourquoi il est finalement venu travailler ici, sûrement il n'avait pas besoin d'argent, constatait Benj.
- Tu crois qu'on l'a obligé ? s'interrogeait Ti'Pierre.
- Genre un stage obligatoire ? j'ai demandé, plus pour raccrocher à la conversation.
- Ben je ne vois pas le lien entre la finance et la forêt. Et je m'y connais en forêt !
- Pis en finance, tu connais-tu de quoi toé ?
- Moins ! T'a qu'à voir l'état de mon compte en banque : la fosse des Mariannes ! Ah ça c'est sûr c'est sport à chaque fois que je veux retirer de la thune. Même mon banquier à Laval il me connait déjà !
- Un rite initiatique alors ?
- Quessé ?
- Ben oui, peut-être que chez les de Lile pour prouver sa virilité, il faut rester un mois en forêt. Comme dans les tribus amazoniennes où les garçons doivent rester plusieurs jours sur une fourmilière enduits de miel pour passer à l'âge adulte.
- Ostie Fred, tu capotes-tu lâ ?
- Demande à Benj, je suis sûre qu'il connait ce rituel là, n'est-ce pas Benj ?
- Celui-là je ne le connais pas, mais il y a celui des Massaï qui doivent rester dans le bush avec les lions autour, et celui des Papous qui se font tailler la peau pour ressembler à des crocodiles.
- Delille ? C'est son nom de famille ? a soudain coupé Ti'Pierre.
- Ouais. En deux mots, avec la particule devant. Et je crois bien qu'il y a un autre nom après, genre de Lile de la Pucequirenifle. Faudra que je regarde à la cabane, il me l'a écrit avec son adresse. Au cas où je passe à Paris.
- Hé bé ! Même pas un bourgeois, un noble, un vrai !
- Avec une câlice de montre de même, ça s'peut bin.
- Ne cherche plus Benji, ce n'est pas un rituel ethnique, c'est une pratique sociale pour les gens de sa classe : son père a dû lui dire qu'avant de prétendre prendre la tête de l'entreprise familiale, ce serait bien qu'il sache ce qu'est le travail.
- Pour savoir pourquoi il faut l'éviter ?
- C'est comme le fils du patron de mon père, avec sa particule et sa raie bien au milieu.
- Sa raie bien au milieu ? j'ai osé, moitié morte de rire.
- Au milieu de la tête, bandes de pompes à vélo ! Vous avez l'esprit vraiment mal placé !
- Je n'ai rien dit moi !
- Pis ?
- Pompe à vélo, c'est une insulte ? a demandé Benj, curieux de parfaire son français.
- En toulousain sûrement ! Allez Ti'Pierre, continue, Tom s'impatiente !
- Hé bé, le jeune, il a trainé ses savates un mois dans l'atelier de mon père. En immersion, il disait. Mon père ce couillon, il a été sympa avec lui, il a partagé la gamelle que lui préparait ma mère ...
- Du confit je suppose ?
- Evidemment, quelle question ! ... ou aussi du cassoulet, il faut que ça tienne au corps ! Bon vous voyez le genre du type : mon père l'aidait à monter les pièces et lui montrait les astuces et lui, il le prenait pour un jambon !
- Ton snob là, il ne serait pas un peu fayot ? j'ai ajouté, toute contente de moi.
- Tu vas-tu le laisser terminer son affaire, lâ ?
- OK Tom, j'arrête ! Tranquille !
- Faut dire qu'elle était assez à propos celle-là Fred ! admirait Ti'Pierre.
- C'est quoi un fayot ? a demandé Benj.
- Un haricot blanc, oups, LE haricot blanc. Celui que tu mets dans le cassoulet, j'ai précisé.
- Ben non, c'est du haricot tarbais dans le cassoulet ! a corrigé Ti'Pierre.
- Mais quel est le rapport avec le fils du patron ? Et pourquoi tu parles de jambon ? Vous parlez toujours de nourriture, vous les français !
- Fait qu'on t'expliquera talleur ! a coupé Tom qui bouillait d'impatience. Pis ?
- J'en étais où moi ? Ah oui, le fayot, dès qu'il a commencé à faire super chaud dans l'atelier, il s'est vite planqué dans les bureaux climatisés. Et quand mon père l'a revu, il se prenait pour le boss, il ne leur a même pas dit bonjour le con !
- Y'â pâs d'allure c't'batard lâ !
- Genre le type il pourra dire qu'il a vu le bas peuple et qu'il connait le travail à la chaine ! J'espère qu'il a pris des photos souvenirs !
- Si c'est vrai, il est intelligent Manu, parce qu'ici c'est vraiment plus cool que l'usine, n'est-ce pas ?
- C'est sûr !
- Anyway, y va pas nous manquer à nous-zaôtres !
- T'as raison ! D'autant qu'en plus le salaud, il ronflait, a ajouté Ti'Pierre !
- Ah bon, je croyais que c'était Jo ?
- Ces crisses de riches lâ, fais moi don accroire qu'y ont pâs une cenne pour s'faire opérer. Y'm'font chier à chaque nuite à ronfler comme des côchons. Chu tanné de c'tes crisses lâ !
- ???
- Pouvez-vous s'il vous plait me traduire ce que Tom a dit, parce que mon français n'est pas assez bon pour comprendre ? a poliment demandé Benj.
- Ben, c'est-à-dire que ... j'ai tenté d'expliquer en me retenant de rire, je pense que ce qu'a voulu dire Tom est pas très sympa pour Manu, mais dans le détail, je dois avouer que c'est aussi du chinois pour moi. Enfin, du québécois !
- Ben vôyons don tôbarnouche, ç'ô pôs d'ôllure t't çô, ç'ô ô pôs d'ô-llure ! a conclut Ti'Pierre, dans un éclat de rire général.
Le départ de Manu nous avait donné un nouveau souffle. C'est méchant je sais de dire ça, mais ça nous avait redynamisé.
Comme si on avait réussi à passer une étape nous- zaôtres (comme disait Tom et les autres Québécois).
Ca nous avait peut-être un peu ressoudés, je sais pas, mais maintenant on n'était plus que neuf. Dix quand Mary venait, mais elle ne venait pas souvent.
J'ai l'impression que je m'habituais un peu plus aux autres, comme s'ils faisaient partie de mon quotidien immuable et que j'avais inconsciemment accepté qu'il fallait faire avec. Je m'habituais aux petites manies de Raphaëlle et je crois que je n'y faisais même plus attention.
D'ailleurs, j'ai l'impression que je ne la trouvais plus si belle.
Il faut dire qu'elle avait été méchamment piquée par les moustiques, ou alors sa peau réagissait excessivement, mais elle avait des petites cloques rouges un peu partout sur les jambes et les bras et sa figure était presque bouffie.
Bon j'exagère un peu, mais elle n'avait plus la même classe. Y aurait-il un dieu dans ce bas monde finalement ? Mais si ce dieu avait diminué la beauté de Raphaëlle, ce n'est pas pour autant qu'il s'était occupé de m'arranger.
En fait, ça faisait un bout de temps que je n'osais plus regarder le tout petit miroir qu'on avait pendu dans la salle de bain, cette petite cabane qui faisait office de douche. Donc dieu ou pas, je crois qu'on était tous logés à la même enseigne question souvenirs d'insectes et traces de fatigue. Manu au moins devait avoir repris un aspect normal, après une bonne douche chaude et des fringues dignes de ce nom, propres et repassées. Pas que nos fringues n'étaient pas propres, mais au bout d'un moment, à force de transpirer dedans et de les laver à la main (ça puait trop d'attendre d'aller à Rivière-Blanche pour faire tourner la machine), elles n'avaient plus ni forme ni couleur.
Je rêvais de l'odeur de lessive de ma maman, la bonne odeur de frais des T-shirts qui viennent d'être repassés.
Hummmm.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top