Chapitre 6
J'étais si nerveuse que mes mains n'arrêtaient pas de trembler. Elles jouaient avec le ruban qui tenait ma tresse, l'enroulait et le dénouait. Maudit présage. Même les prophètes me décrétaient vouée au mal absolu. Pour une fois, aucun de mes camarades ne m'avait raillé sur le sujet. Depuis une semaine, nous avions pris le pli de nous ignorer et tout le monde se promenait avec un visage sombre. L'arrivée de deux membres du Conseil n'aidait pas à instaurer un climat de bonne humeur.
— Morgat, vous m'écoutez ?
Non. Pas du tout. Le regard de reproche de la femme devant moi ne me fit ni chaud ni froid. Les expressions des deux Conseillers venus me questionner étaient remplies de haine et de mépris depuis l'instant où ils étaient entrés, et rien depuis le début de l'entretien ne semblait avoir changé leur piètre opinion de moi.
Pour eux, j'étais déjà coupable. Coupable d'exister, d'être la fille de deux Renégats.
— Éprouvez-vous de la sympathie pour la cause renégate ? Pour votre mère ?
Je me renfrognai.
— Vous voulez dire celle qui m'a lâchement abandonné et n'est plus jamais reparue devant moi ?
— Elle ne ment pas, décréta le deuxième Conseiller, un homme qui avait la faculté de repérer les mensonges.
— C'est déjà la troisième fois que vous lui posez la question !
Ils tressaillirent devant la voix de Mel.
— Nous devons être certains de ne courir aucun risque. La prophétie est claire : un enfant destiné au mal, l'héritier de deux traitres, mettra fin à la paix et nous entrerons dans une nouvelle ère de guerre.
— C'est sûr qu'une adolescente sous haute surveillance n'a rien de mieux à faire ! ironisai-je.
La femme fronça les sourcils.
— Vous trouvez ça drôle ?
— Terriblement. Maintenant, si vous en avez fini, je dois comploter l'invasion de mars avec mes sbires les goélands.
Je me levai. Toute ma patience avait disparu.
— Restez là ! glapit l'homme.
Il bondit sur ses pieds à son tour.
— Une telle arrogance, c'est...
— ...comme ma mère ? Oups.
La femme referma violemment le dossier. Son expression devint glaciale.
— Vous garder en vie était une erreur. Votre statut d'enfant vous protège peut-être encore, mais ce ne sera plus le cas très longtemps. Vous croupirez dans une cellule jusqu'à la fin de votre misérable existence, selkie !
Elle cracha le dernier mot comme une insulte. Mel frappa le mur avec assez de force pour qu'il se fendît en deux. Je me serais certainement extasiée si la fureur ne rugissait pas à mes oreilles. Mes lèvres s'ouvrirent, mon chant jaillit et avec lui l'ancienne magie répondit immédiatement à ma demande. Les deux Conseillers furent projetés à l'autre bout de la pièce. Les tentures prirent vie et les ligotèrent juste assez fort pour exercer une pression douloureuse sur tous leurs os. Dans leurs regards, je vis tous les mots qu'ils n'osaient pas dire tout haut.
Monstre.
Traitresse.
Criminelle.
Mauvaise.
Chacun d'eux fut un poignard dans mon cœur, du sel sur les plaies à vif de mon esprit.
— Morgat, ça suffit.
Je tressaillis. La main de Mel se posa sur mon épaule, me suppliant de me calmer. Elle fit monter les larmes dans mes yeux.
— Quoi que je fasse, je serais toujours une erreur pour eux.
— Ne leur donne pas de quoi justifier leurs arguments.
Trop tard. Je les relâchai et fis volte-face. Je ne tiendrais pas une seconde de plus dans cette pièce. Une pincée de culpabilité me frappa devant l'idée que je laissais Mel réparer mes dégâts, mais j'avais besoin de sortir de là.
Je courus jusqu'à la falaise. Le vent rugissant y emporta mon hurlement de fureur. Je shootai dans un caillou, qui s'écrasa plusieurs dizaines de mètres plus bas. Mes émotions éclataient en un tourbillon que je comprenais à peine. Rage et détresse se mêlaient.
Je finis par m'effondrer par terre. Les larmes dégringolèrent sur mes joues, chacune d'elles brûlant de tout ce qui explosait en moi. J'enfouis ma tête dans mes genoux et les laissai couler. Je rêvais que la terre se fende et m'engloutisse ou qu'un monstre marin jaillisse des profondeurs pour m'arracher leur cœur.
Sivi s'assit à côté de moi, juste assez près pour que je puisse sentir sa présence sans l'effleurer.
— Je suppose qu'il est inutile de demander si l'entretien s'est bien passé...
— On a entendu leurs cris jusqu'à l'autre bout du château, rit Aval.
— Quelle bande de faibles, renifla Loar.
Un maigre sourire pointa le bout de son nez. Louarn m'ébouriffa les cheveux.
— Allez, trésor, c'est pas comme si leurs avis étaient nouveaux pour nous, si ?
Sivi acquiesça :
— Pour eux, nous sommes des criminels en devenir. Si une météorite venait à nous tomber dessus, ils trouveraient quand même le moyen de nous accuser.
— Je suis fatiguée de tout ça, grommelai-je.
Ils assentirent en silence. Je rejetai ma tête en arrière, essuyai mes larmes. Aval s'installa à mes côtés. Ses doigts entrelacèrent les miens.
— Moi aussi, murmura-t-il.
— Nous méritons mieux que ça, rugit Sivi. Mieux que leur suspicion perpétuelle.
Mon autre main arracha quelques brins d'herbe, qui s'envolèrent dans une bourrasque. Ma rage, elle, resta ancrée en moi.
— Le directeur m'a dit que les mauvaises personnes sont uniquement celles qui font de mauvais choix. J'ai l'impression que, quoi qu'il arrive, je n'en ai pas un seul.
— Le jeu est truqué depuis le départ, confirma Louarn.
Sivi se releva, révoltée :
— C'est injuste ! Je les déteste, je les déteste tellement ! S'ils sont si persuadés que nous sommes les méchants, alors je vais le devenir. J'en ai marre de me battre contre un ennemi invincible. Ils ont gagné.
— Tu proposes quoi, exactement ? renifla Loar. De simplement se transformer en ceux qu'ils s'attendent à voir ?
Était-ce si grave ? Le jeu était perdu d'avance. Mon avenir ne laissait pas de place à l'espoir.
— Je te suis.
Aval eut un rire nerveux. Il me lança une œillade inquiète.
— Vous n'êtes pas sérieuses, les filles ?
Je lui rendis un sourire sans joie. Son visage se ferma devant nos expressions résolues.
— Raaah, vous êtes dingues. Heureusement que moi aussi. J'en suis.
Loar croisa les bras sur sa poitrine, nous jaugeant.
— Qu'est-ce que vous comptez réellement faire ? Décréter vouloir devenir méchant est une chose. Quelles actions envisagez-vous concrètement ?
Sivi eut l'air dubitative.
— Vous participez également ?
Le rire de Louarn retentit. Il s'approcha, passa un bras autour de l'épaule de sa sœur et nous fit un clin d'œil qui lui mangea la moitié du visage.
— Ma petite fraise chérie, nous n'avons jamais prétendu être des anges.
— Soyons logiques, repris-je. Maintenant qu'ils ont la confirmation que je suis le mal incarné, que va-t-il se passer ?
— Ils vont envoyer des Conseillers te surveiller, dit Loar.
— Exactement.
— On les tue et on renvoie leur cadavre ?
L'air dubitatif d'Aval me fit rire.
— Trop facile.
Je dénouai le satané ruban dans mes cheveux. Il s'envola avec le vent.
— Non, on va en profiter pour détruire le Conseil.
Les yeux de Sivi pétillèrent.
— Je t'adore.
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