Chapitre 5
Je m'étais réveillée dans mon lit, épuisée de ma nuit, mais l'esprit léger. Même aux moments les plus sombres de ma vie, le directeur et les professeurs de Castel Torret m'avaient appris qu'ils seraient là pour me soutenir. Surtout si je faisais des erreurs.
Une boulette de papier me frappa l'arrière de la tête. Je foudroyai Louarn, le responsable, qui riait sous cape. Rire qui s'éteignit lorsque Kadaron, notre enseignant, se tourna vers nous.
— Et quel événement marque l'année 1498 ?
Je plongeai mon regard dans la contemplation de mon carnet, tous comme mes camarades. Si les élixirs et l'étude de la magie me passionnaient, les cours d'Histoire, de langues, de maths ou de littérature m'ennuyaient profondément. Même Louarn, pourtant grand appréciateur de cours théoriques, peinait parfois à les supporter. Kadaron planta ses poings sur ses hanches. Au bout de ses longues oreilles, les pendeloques de bois se balançaient grâce au vent.
— Personne ?
Ses yeux se posèrent sur moi, mais je l'ignorai superbement. Quelle belle table dit donc ! Très intéressant ce petit rel...
— Sivi.
Je sentis son grognement silencieux. Encore sous l'effet de la potion d'assoupissement, elle parvenait difficilement à être cohérente et son regard brumeux nous dispensait de ses habituels sarcasmes. Lors des trois jours mensuels où elle était possédée, elle devait ingurgiter un mélange tous les soirs qui la plongeait dans cet état presque apathique. Devant ses yeux mi-clos, Kadaron renonça.
— Louarn. J'attends ta réponse.
Un long silence suivit. Louarn laissa échapper un sourire faussement contrit et horriblement insolent.
— Désolé, je ne sais pas.
— Allons, gamin, on l'a vu l'an dernier ! Qui est le personnage important au Conseil à la même époque ?
Je retins un grognement, moi aussi. Mon esprit me rappela qu'il s'agissait d'Isabeau de Bretagne et que sa sœur Anne, tout juste veuve du roi de France Charles VIII, profita d'une année sans époux pour faire édicter une série de changements en Bretagne, mais également dans la communauté magique celte qui lui était subordonnée. Elle était par ailleurs la fondatrice de la loi martiale sur le contrôle magique et de l'interdiction de mêler les sidhes aux humains, tant que cela était possible. Ces derniers étaient trop imprévisibles, trop violents, trop sauvages. Ils nous prenaient maintenant pour des légendes, et c'était tout aussi bien comme ça. Étant donné leur capacité à haïr toute différence et à s'entretuer pour s'emparer de la moindre richesse, nous aurions fini dans une guerre qui nous aurait probablement tous anéantis. Anne de Bretagne était la fondatrice du Conseil, où deux représentants de chaque royaume ou de chaque groupe apportaient une voix pour veiller à notre cohésion et à notre secret.
Le problème ? Certains n'avaient pas apprécié leur inaction face à la dégradation systématique de leurs habitats naturels. Les peuples des eaux, par exemple, laissaient monter une colère croissante devant la pollution et la destruction de leur écosystème. Plusieurs créatures forestières telles que les aziza présentèrent également leur rage. Ils exigèrent la démission du Conseil et l'autorisation de répliquer face aux hommes. Mon père fut autrefois celui qui réussit à allier tous les révoltés sous ses ordres, et devint chef du mouvement des Renégats. Ils déclenchèrent une guerre civile qui eut pour conséquence l'anéantissement de bon nombre d'entre nous et la quasi-extinction de plusieurs espèces, dont les selkies. Le conflit prit fin à la mort de mon père, mais ma mère, une extrémiste prête à donner sa vie pour sa cause, n'avait jamais abandonné son idée, et les Renégats qui la suivaient encore non plus. Depuis le peuple de l'eau était exclu du Conseil, les relations entre les sidhes n'avaient jamais été si mauvaises et je portais l'étiquette de la fille de deux criminels sur ma tête.
Bref, Anne ne faisait pas partie de mes personnalités favorites.
Kadaron n'eut jamais la réponse à sa question, puisque la porte s'ouvrit. Un autre korrigan, presque son jumeau, entra, les joues gonflées et rouges. Son crâne chauve ridé était plissé de contrariété et ses pendeloques aux oreilles vibraient d'ancienne magie. Malgré ses soixante-dix centimètres à peine, il restait imposant.
— Kadaron, tu as encore placé un livre dans une mauvaise section !
Il brandissait un exemplaire de conte de fées russes en guise de preuves.
— Les contes russes vont dans récits imaginaires, et pas légendes !
Kadaron bondit de rage.
— C'est toi qui perds la tête, bougre d'imbécile ! Un conte est basé sur des légendes, il est donc logique de les ranger dans cette catégorie.
— Et pourtant tu laisses Blanche-Neige dans les récits imaginaires ! Un peu de cohérence !
— Blanche-Neige n'a pas existé, elle ! Contrairement à Baba Yaga.
Je levai les yeux au plafond. Et c'était reparti. Je me disais bien que le cours avait été trop tranquille, jusque-là.
Nos professeurs, Kadaron et Kadok, étaient les Grands Gardiens des Savoirs Anciens. Malgré ce titre pompeux, ils se disputaient toujours sur tout, de la disposition de leurs serviettes aux façons de nourrir Aerouant.
Une boule de magie vola, rata de peu Aval, qui glapit et avala de travers le beignet qu'il mangeait en douce. C'était le signal de fin des cours. Je rassemblai mes affaires et nous quittâmes la pièce en essayant d'esquiver les sortilèges qui fusaient et les insultes qui pleuvaient. Louarn évita à sa sœur de finir écrasée sous son bureau transformé en cochon et j'échappai de justesse à un sort qui faisait cracher des crapauds.
— C'est moi où ils sont mous ce matin ?
— Suner mouilc'hi trenket ! hurla un des deux.
J'acquiesçai. S'ils ne se traitaient que de « sueur de merles aigris », alors quelque chose clochait. Ils étaient plus imaginatifs, d'habitude. La présence du directeur cette nuit y était-elle pour quelque chose ?
Nous passâmes devant le bureau de Mel, dont la porte était close pour une fois. Sivi s'arrêta, plissa le nez.
— Mel n'a pas ouvert ?
Cette fois, il était certain que quelque chose se tramait. Mel ne fermait jamais sa porte, simplement parce que la trousse de secours était à l'intérieur et que nous pouvions en avoir besoin à toute heure du jour et de la nuit.
Le battant s'ouvrit avant que l'un de nous ne tente de frapper. Mel se tenait de l'autre côté, ses cheveux châtains défaits, son visage froncé. Elle s'assombrit davantage en nous apercevant.
— Vous n'êtes pas en cours ?
— Kadok, l'informa Loar.
— Oh...
Elle croisa les bras sur la poitrine.
— Ça tombe bien. Je devais te voir, Morgat.
Mon sang se figea. Me voir ? Pour quelle raison ? Quelle nouvelle la poussait à une telle tête ?
— C'est ma mère ? balbutiai-je. Elle a été arrêtée ?
Son visage marqua une brève surprise.
— Non, non, ce n'est pas à propos d'elle. Personne ne sait où elle se cache.
Une vague de soulagement m'envahit, qui s'évanouit aussi sec lorsqu'elle continua :
— Une prophétie est arrivée. Tu en es l'objet.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top