Chapitre 4
Le dernier baiser de mon père avait l'amertume de la défaite.
– Tu sais ce qu'il te reste à faire, ma priñsez ?
– Réaliser notre rêve.
Il m'ébouriffa les cheveux. Son sourire illuminait son visage.
– N'oublie pas qui tu es.
Je levai mon menton :
– Je suis une future priñsez. Je suis celle qui va régner sur ce monde une fois débarrassé du Conseil.
Les mots n'avaient aucun sens pour moi, mais j'étais fière de montrer à mon père que j'avais retenu ses paroles.
Son sourire se teinta subitement de sang. Mes yeux s'écarquillèrent, je reculai. Sa peau, qu'il revêtait comme une cape, devint écarlate. Dans son dos, l'ombre de ma mère. Lorsqu'il s'écroula à terre, elle pleurait, les bras rougis de sang.
– Traitresse !
Son cri me frappa comme un coup de poignard. Je portai mes mains à ma poitrine. Mon hurlement resta bloqué dans ma gorge : ce n'étaient plus mes mains humaines, mais mes nageoires que j'avais devant moi. Ma peau blanche était lacérée, cousue de cicatrices ignobles, suintante et purulente. De lourdes larmes tombèrent de mes joues, me brulant au passage.
Une main se posa sur mon épaule.
– Tu as bien fait d'accepter mon offre !
Je tournai la tête. La kannerez avait possédé Sivi, mais à la place du nez fin de ma camarade se tenait un bec jaune luisant d'un liquide sombre.
Mon hurlement ne fut en réalité qu'une expiration et j'ouvris les yeux. Mon cœur battait à la chamade. Je mis quelques secondes à comprendre que je me trouvais dans mon lit, à Castel Torret, que mon père était mort depuis longtemps et que ma mère m'avait abandonné. Tout ceci n'était qu'un cauchemar. Un horrible cauchemar.
Je repoussai mes draps, trempés de sueur. La chaleur me donnait l'impression d'être brulante, après ma nuit agitée. J'ouvris la fenêtre, laissant entrer l'air nocturne. Malgré l'automne, je ne ressentais que peu le froid. Mon corps était habitué aux températures glaciales des fonds marins.
Au loin, les rouleaux argent s'écrasaient en grondements lointains sur les plages. L'impérieux besoin de m'y promener me traversa. Je n'avais pas envie de rester enfermée dans cette chambre, pas après ce cauchemar. Je saisis ma robe de chambre et sortis.
La nuit, le château était presque aussi bruyant que le jour. Comme toutes les vieilles demeures, elle respirait, grinçait, craquait. Le vent chuchotait en glissant par les cheminées, le bois se dilatait et tout donnait l'impression de marcher dans le ventre d'une immense créature. Les couloirs me paraissaient infinis dans le noir. Je descendis le grand escalier sous le regard accusateur des portraits décoratifs. Chacun d'eux présentait les armoiries de la famille, les mêmes que Mel portaient chaque jour sur sa chevalière.
Dehors, les astres m'éclairaient assez pour que je me passe d'une lanterne. Je traversai la pelouse en diagonale et pris le chemin qui menait jusqu'à la falaise. Là, j'en suivis le bord quelques instants et empruntai un petit escalier à flanc de roche, qui s'arrêtait quelques mètres plus loin sur la plage.
La mer fut délicieusement fraiche sur mes pieds et chassa de ma tête mes mauvais rêves. Le clapotis régulier, l'odeur iodée, la sensation du sable et des algues, tout m'invitait à me plonger au cœur des vagues. Ma peau me manqua immédiatement. Sans elle, je ne pouvais pas prendre ma forme de phoque pour nager.
– Il est un peu tard pour une balade, jeune fille.
Je sursautai. Une silhouette venait d'apparaitre sur la plage. Grande, élancée, elle était entièrement couverte d'un long manteau noir à col haut. Le reste du visage disparaissait dans l'ombre d'un chapeau à larges bords.
– Monsieur le directeur... vous êtes de retour ?
Je tentai de noyer le sujet. Bien qu'il ne soit pas exclu de s'aventurer hors de nos chambres la nuit, nous évitions de le faire.
– Seulement pour quelques heures. Je vous ai senti sur la plage. Insomnie ?
– Cauchemar, murmurai-je.
– Ah. Je vois. Nouveaux ou anciens ?
Je fermai les paupières.
– Un mélange des deux.
Il me jaugea quelques secondes. Je rabattis les pans de ma robe de chambre sur moi en frissonnant de son regard inquisiteur. Lorsqu'il me scrutait, je ressentais comme un baiser glacial sur ma peau. D'habitude, cela m'indifférait, mais ce soir j'étais d'humeur sensible.
– Marcherez-vous avec moi ?
Je hochai la tête et sortis de l'eau pour me mettre à sa hauteur. Nous fîmes quelques pas sur la grève en silence, bercés par le bruit des vagues qui venaient nous lécher les pieds.
– Cela faisait longtemps que vous n'aviez plus eu de cauchemars, n'est-ce pas ?
– Oui...
– Quelque chose aurait-il pu déclencher votre agitation ?
Je baissai le menton. La carte de ma mère irritait encore ma mémoire. La volonté de me confier me brula les lèvres, mais je me retins. La culpabilité chauffa mes joues. Je ne lui avais jamais rien caché jusqu'à présent, mais cette fois cela m'était impossible. L'idée de trahir ma génitrice pesait dans mon estomac comme une pierre. Elle était tout ce qui me restait de mon enfance.
– Pas à ma connaissance.
Je ne mentionnai pas la possession de Sivi, dont il devait déjà avoir eu vent. Je conservais des vestiges de l'affrontement avec la kannerez et mon corps me le signalait douloureusement. La magie de Mel faisant des merveilles, les fractures de mes côtes s'étaient résorbées, mais il subsistait une série de bleus, « trop bénins pour que j'utilise une magie de guérison dessus, voyons ».
– Monsieur ? hésitai-je. Pensez-vous... pensez-vous que nous sommes trop dangereux pour ce monde, vous aussi ?
La voix de la kannerez ne voulait pas me quitter. Elle disait mon âme sombre. Qui de mieux placé que mon directeur pour confirmer ou infirmer ses paroles ? Étais-je déjà perdue ? J'avais passé la plus grande partie de ma vie enfermée, crainte, soupçonnée de devenir une Renégate, de suivre les pas de mes parents. En vérité, j'espérais simplement qu'on me fiche la paix. Après une enfance sans amour, où je n'inspirais rien d'autre que de la suspicion pour mon entourage, peut-être étais-je le monstre que tout le monde s'imaginait voir.
Le directeur s'arrêta. Je n'aperçus pas son visage, mais son malaise me frappa immédiatement. Son regard m'examina de nouveau. Il semblait triste, ce qui ne lui ressemblait pas. Sa main se posa sur ma tête en un geste affectueux.
– Il n'y a pas de gentils ou de méchants dans ce monde, Morgat. Certains font seulement de mauvais choix, des choix qui les dépassent ou qui les dévorent. Vous ne seriez pas ici s'il était trop tard. Vous êtes juste des adolescents qui, à cause de certains choix d'adultes, se sont retrouvés sur une piètre route. Dans cette école, nous sommes là pour vous aider à garder le cap et vous soutenir. Quoi qu'il arrive.
Son ton s'allégea :
– Puisque nous avons chassé ces inquiétudes, il est temps d'aller vous coucher.
Je lui souris. Il avait balayé une partie de mes préoccupations en un instant.
– D'accord.
Sa main se posa sur mon front.
– Allez, dormez maintenant.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top