Chapitre 33

La nuit m'enveloppa. Kadok, Kadaron et Bisclavret me cherchaient peut-être, mais je savais comment leur échapper provisoirement. J'avais échafaudé mon plan toute la soirée. Mes mains étaient douloureuses et la plaie qui barrait ma paume me lançait toujours, mais me rappelaient ma résolution.

La lune surplombait l'océan sombre. Je fis quelques pas sur la grève. J'avais abandonné mes chaussures plus haut, et le sable froid me chatouillait les orteils. L'odeur d'iode me piquait le nez. Après ce soir, je devrais assumer les conséquences de mes actes. Cela m'inquiétait moins que de voir la déception dans les yeux de Mel et du directeur.

J'entrouvris mes lèvres. Mon chant, d'abord hésitant, s'affirma à mesure que les notes s'égrenaient hors de ma bouche. Mon sort d'appel courut sur les flots et disparut.

Le silence retomba, percé par le bruissement du roulement des vagues. J'attendis un long moment, éclairée uniquement par la lumière triste de la lune. Soudain, une petite tête grise troua l'eau sombre. Deux yeux noirs se posèrent sur moi. Je sentis le sourire de ma mère sans même le voir.

Le phoque replongea pour me rejoindre. L'animal ressortit à quelques mètres de moi, et reprit une apparence humaine. Elle arriva sur le sable, habillée seulement de sa peau, les cheveux dégoulinants collés le long de son dos.

— Bonsoir, trésor.

Elle tendit une main dans ma direction. J'esquivai d'un pas en arrière.

— Je veux ton antidote.

Son rire me hérissa le poil.

— Tu te doutes bien que je ne vais pas te le donner.

Je croisai mes bras sur ma poitrine. Elle n'en démordait pas ? Moi non plus. Je ne lui faisais pas assez confiance pour l'accompagner sans m'assurer qu'elle tiendrait bien parole.

— Tu te doutes bien que je ne vais pas te suivre.

L'étincelle de haine pure dans son regard manqua de me faire frémir. Je me retins de toutes mes forces. Je ne devais pas lui montrer la moindre faiblesse.

— Très bien.

Ses yeux se portèrent dans mon dos et elle s'adressa soudain à quelqu'un d'autre.

— Tu peux sortir de ta cachette.

Je tournai la tête. Sylien jaillit de l'ombre, les mains engoncées dans les poches. Il évitait soigneusement de me regarder, mais se tenait tête haute.

Je me fis violence pour calmer la bouffée de rage qui me traversa. Alors c'était lui ? Sylien avait empoisonné Loar ? Je rêvais de lui crever les yeux et de les lui faire bouffer. Comment osait-il ? C'était pourtant lui qui m'avait raconté à quel point il était heureux d'aider Aveline à réhabiliter les nôtres. Ce salopard était de mèche avec ses assassins.

Ma mère lui lança une fiole. Il la rattrapa au vol.

— Va donner ça à son camarade, s'il te plait. Et rejoins-nous dès que tu as fini. Inutile de trainer sur cette île plus que de nécessaire.

— Bien, Dahut !

Sylien se tourna vers moi avec un petit sourire contrit.

— Désolé pour ces mensonges, Morgat. Je suis heureux que tu aies fait le bon choix.

J'inspirai. Je ne m'attendais pas à ce retournement de situation, mais cela ne changeait rien à mon plan.

— Le bon choix, en effet.

Et je chantai une série de notes rapides. La fiole s'échappa de ses doigts, fila se réfugier entre les miens et fut protégée de tout autre sort d'attractivité.

— Morgat ! rugit ma mère.

Je me tournai vers elle, retenant mal mon rictus.

— Tout ne se passe pas comme prévu, maman ? Tu croyais vraiment qu'après ce que tu m'as fait, je te suivrais gentiment ?

Elle fit un pas vers moi. La nouvelle magie bourdonna autour d'elle, écœurante et maléfique.

— Tu ne m'échapperas pas, ma fille. C'est mon dernier avertissement.

— Je t'avais déjà donné le tien. Morvarc'h !

Le cheval jaillit de nulle part, se hissa des ténèbres qui nous entouraient. Il se précipita vers ma mère. Les flammes giclaient de ses naseaux. Il me frôla au passage et se jeta tout droit sur Dahut. Surprise, elle eut simplement le temps d'ériger un bouclier. Morvarc'h le frappa de ses sabots. N'obtenant aucun résultat, il recula en renâclant. Sa forme se brouilla, jusqu'à prendre l'apparence d'un géant en armure noire et aux oreilles de cheval, qui trainait derrière lui une épée obscure.

Le premier coup fendit le bouclier de ma mère et ébranla assez cette dernière pour l'empêcher de jeter un nouveau sort. Le second la frappa de plein fouet. Elle retomba dans les vagues. Une estafilade traversait désormais son visage de part en part. Dahut amena la main à sa joue, tâta le sang. Son air incrédule me ravit.

Le convaincre avait eu presque raison de moi, tout à l'heure, et je porterais sans doute toute ma vie la cicatrice à ma paume, vestige de l'attaque qui m'avait touché. Mais notre alliance restait ma meilleure chance de me débarrasser une fois pour toutes de ma génitrice.

— Tue -là ! ordonnai-je froidement.

Morvarc'h voulut frapper de nouveau. Il fut soudain heurté à l'épaule par une lance magique, tomba à terre sous la violence du choc. Sylien rappela à lui son arme, créée à partir de sable et de roche. Son visage marquait une rage et un désespoir que je n'avais jamais vu.

Même pas à la mort d'Aveline.

— Ne la touche pas !

Son cri me donna la nausée. Ainsi il préférait sauver la criminelle qu'était ma mère ? Hors de question.

Mon chant l'alerta. Il eut à peine le temps d'esquiver la série de projectiles tranchants que je lui envoyais. Pendant ce temps, Morvarc'h se releva et reprit son assaut sur Dahut. Malgré son talent, elle fut vite débordée. Même elle ne pouvait soutenir le combat contre un monstre d'Ainat comme lui.

Je poussai un cri de victoire lorsque la lame d'obsidienne traversa le corps de Dahut. Son sanglot étranglé résonna comme une douce musique à mes oreilles. L'arme se retira. Elle fit un pas en arrière. Un second. L'eau autour d'elle devenait chaque seconde plus rouge. Sylien jura, me lança une nouvelle fois sa lance. Mon chant l'envoya s'écraser contre la falaise. Il profita de cet instant de distraction pour se précipiter vers ma mère, et l'entrainer à sa suite dans les profondeurs.

Je me tus. Mon corps tremblait et je n'avais jamais eu aussi froid de ma vie, mais l'excitation faisait palpiter mon cœur. Elle avait peut-être survécu, il lui faudrait du temps pour se remettre d'une telle blessure.

— Merci, bredouillai-je en breton au monstre de cauchemar face à moi.

Il leva son haume vers moi. La lumière de la lune ne se reflétait même pas dessus.

— Tiens ta promesse, selkie !

— Bien sûr. Je vais rapporter le remède à mon amie et je reviens.

La fiole me brulait la paume. Loar était sauvée. Cela ne suffirait pas à me racheter, mais au moins elle vivrait. La joie m'arracha une larme inconvenante.

— Non, gronda la voix inhumaine de Morvarc'h. Maintenant !

J'ouvris la bouche de protestation, mais n'eus pas le temps de dire quoi que ce soit. Sa main se posa sur mon crâne, l'enveloppa tout entier. Une intense douleur me traversa la tête, brulant au fer rouge mon cerveau. Je hurlai, avec l'impression que ma peau fondait. Morvarc'h me poussa en arrière et je tombai dans un vide infini.


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