Chapitre 29

La porte de la bibliothèque des Grands Gardiens des Savoirs Anciens était close. Je frappai deux coups, poussai le battant. De l'autre côté m'accueillis une salle agrandie par un sort, aux longs rayonnages qui s'étendaient jusqu'à perte de vue. Deux pupitres se faisaient face, accompagné chacun d'une table couverte d'ouvrages et papiers divers, d'immenses tableaux noirs griffonnés et d'un tas de matériel en vrac dans des pots et boites hétéroclites. Sur chaque bureau, une plaque annonçait le nom de son propriétaire.

Seul Kadok travaillait. Penché sur son exemplaire du Grand Albert, il leva sa tête bosselée à mon approche.

— Morgat ? Qu'est-ce que tu fais là ?

Je me mordis la lèvre. Je n'avais même pas réfléchi à un mensonge cohérent, s'il me posait la moindre question embarrassante.

— Je voulais consulter un livre.

Il se redressa, étincelant.

— Bien sûr, bien sûr. Tu as besoin d'aide ?

— S'il te plait.

Mon professeur descendit de son tabouret et s'approcha d'un pupitre ouvert devant les premiers rayonnages. Un ouvrage y reposait.

— Dis-moi, qu'est-ce que tu recherches ?

— Des livres sur... les secrets des selkies.

Les chances pour que les réponses à ma question y soient consignées étaient nulles, mais cela valait le coup de fouiller.

— Très bien.

Il tourna les pages à une vitesse folle, s'arrêta devant une section et y posa son doigt. Aussitôt, les rayonnages se troublèrent, comme dans un mirage. Lorsqu'ils redevinrent nets, ils n'étaient plus les mêmes.

— La troisième bibliothèque à gauche, me conseilla-t-il. Tu devrais trouver des livres sur le sujet. Il n'y en a pas beaucoup, les secrets de chaque espèce sont jalousement conservés, mais nous avons la collection la plus importante de l'Eurasie !

Le brin de fierté dans sa voix me fit sourire.

— Merci, Kadok.

— Pas de soucis, ma grande !

J'avançai vers les rayons conseillés. En effet, dans la section des sidhes aquatiques, moins d'une quinzaine de livres se battaient la place. Parmi eux, un manuscrit roulé en vélin et plusieurs ouvrages de parchemin. Seuls deux semblaient datés d'un peu moins de 150 ans.

Je m'installai sur une des deux tables pour étudier mes trouvailles. Trois documents ne traitaient pas des selkies. Le vélin m'arracha une grimace. La langue qui s'étalait là devait être du latin. Enfin, peut-être. Les lettres ne ressemblaient à rien de ce que je savais lire, en tout cas. Je priai pour que la réponse ne soit pas dedans.

Deux autres ouvrages étaient en aelfique. Donc ils avaient décidé de me faire souffrir jusqu'au bout ?

— Tout va bien ? me demanda mon professeur au bout d'un moment.

Je soupirai. Il sourit, s'approcha.

— Qu'est-ce que tu espères trouver ?

— J'ai entendu dire que les selkies avaient des remèdes que d'autres n'ont pas. Des remèdes au sang de kraken, par exemple.

Kadok se pétrifia.

— Tu es sûre ? D'où tiens-tu de telles informations ?

J'ouvris la bouche, me figeai. Aucun mensonge ne me venait. D'habitude, je n'avais aucun mal à mentir et à inventer une histoire qui m'aiderait à me sortir d'une mauvaise situation, mais cette fois je restai immobile, béate.

— C'est personnel ?

Je hochai la tête.

— Très bien, soupira-t-il. Je ne sais pas ce que tu feras d'une information pareille, mais si elle existe bel et bien, elle nous permettra de sauver bien des vies dans le futur. Tu prends les ouvrages en gaélique et en français, je m'occupe des autres. On va le trouver, ce remède !

— Un remède pour quoi ?

Kadok et moi sursautâmes. Aucun de nous n'avait entendu Kadaron entrer. Mon prof était dissimulé derrière un tas de copies monstrueusement grand, qu'il portait péniblement.

— La petite me dit que les selkies ont peut-être un remède contre le sang de kraken.

— Ne raconte pas n'importe quoi, tête de crabe ! riposta Kadaron. On le saurait depuis longtemps.

— Pas si c'est un secret de selkie, fumier de ganipote !

— C'est ça, et la fée des dents existe !

— Tu riras moins quand j'aurai prouvé que tu avais tort !

— N'importe quoi ! C'est moi qui vais te prouver que tu es stupide, Gardien raté !

Et c'était reparti. Je m'enfonçai dans mon dossier, entendant les injures voler tout autour de moi. Soudain, une poule — anciennement un pot à crayon — apparut à ma droite et poussa des cris stridents, paniquée. J'évitai ses coups de bec en protégeant mes documents, sentis mon siège devenir mou et échappai de justesse à la morsure d'une panthère. Des stylos se transformèrent en plantes particulièrement agressives. Mais ce fut le lustre métamorphosé en pieuvre monstrueuse qui me convainquit de quitter la pièce en esquivant les divers tirs de magie et les insultes colorés.

— Morve de crapaudine !

— Moule puante !

Je sortis les cheveux en pétard — et violet, tiens ! — et les genoux tremblants, serrant contre mon cœur les ouvrages que j'avais réussi à sauver.

— Morgat ? Tout va bien ?

Gaby s'avança vers moi. Je bloquai la porte d'accès à la bibliothèque.

— Ne rentre pas là-dedans.

Elle s'arrêta, prudente.

— Ça a un rapport avec tes cheveux violets et les tâches bizarres sur ton visage ?

Les tâches bizarres ? Quelles tâches bizarres ?

— Me dis pas que je me suis encore pris un sort d'altération de la peau ! gémis-je. Raaaah, parfois je les déteste.

Il fallait du temps avant que cette saleté disparaisse.

— Bref, c'est un champ de bataille, doublé d'une ménagerie agressive. Reviens plus tard.

— D'accord... renonça-t-elle.

— Et Sivi est peut-être sur le toit, si c'est ça que tu cherchais.

Elle piqua un fard et tourna la tête, préférant la fuite. Je levai les yeux au ciel. Son intérêt pour mon amie se voyait comme le nez au milieu de la figure. Mais pas sûr que Sivi pense la même chose. On avait un peu l'esprit à autre chose qu'à la romance, en ce moment. Et son béguin disparaitrait d'ici un mois, le temps pour nous d'endosser le rôle de criminels.

Je quittai le bâtiment et allai me cacher sur la plage. Au moins, personne ne verrait ma peau bizarre et mes cheveux colorés pendant les prochaines heures. Installée avec mes vieux ouvrages, j'ouvris le premier d'entre eux.

Les heures suivantes furent consacrées à la lecture. J'appris plusieurs remèdes de crème contre l'irritation du sable ou les remèdes de grand-mère pour soigner des maladies, mais aucun digne de ce nom. La pluie me contraignit à battre en retraite et à regagner l'intérieur de la demeure.

Tout le monde trainait dans le salon, à s'affronter férocement dans un jeu indien que Gaby avait ramené. Aval et elle se disputaient à propos des règles, Louarn tentait de tricher, Loar s'occupait des billets, Sylien lisait les cartes en douce et Sivi préférait lever les yeux au ciel à tour d'insultes. Un pincement me serra le cœur. Ce n'était plus qu'une question de jours avant que l'un d'eux succombe aux manigances de ma mère.

— Morgat, ça va ? demanda Loar.

Je me composai le sourire le plus avenant que je possédais.

— Parfaitement.

Pourvu que je trouve cet antidote le plus vite possible !


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