Chapitre 24
Ma tête menaçait d'exploser. Un chantier y avait élu domicile et s'amusait à frapper contre les parois de mon crâne.
— Tu vas bien ?
Je grognai, poussai Louarn, penché sur moi. Sa sœur semblait tout aussi étourdie que moi et se rhabillait difficilement.
— Je vais vomir...
— Pas sur moi.
— J'ai l'impression de m'être pris un cri de banshee dans la figure, avouai-je. Ou de sortir de trois jours de fête à alterner entre drogue et alcool.
Il m'aida à me relever. Malgré quelques contusions, il paraissait indemne. Aval et Gaby également. L'état de Sivi était pire que le mien, mais je mis ça sur l'effet de son médicament. Et de ses blessures. Elle semblait prête à nous étriper, plaquant sa main contre la plaie de son épaule, tandis que le sang ruisselait dans son dos.
— Mon lit... suppliai-je.
— Oh non, chérie, hors de question. C'est Heven, tu as oublié ?
Ah. C'était vrai. Mel devait nous attendre de pied ferme. Je devais coller un joli sourire sur mon visage pour le reste de la soirée. Super.
Gaby lança un sortilège qui remit nos tenues en ordre, un autre pour apaiser les blessures et contusions de tout le monde, et nous partîmes, cahin-caha, vers Castel Torret. Loupiote me devança, fonça se réfugier dans ma — notre ? — chambre.
Sylien patientait sur le perron. Ses yeux méfiants nous examinèrent.
— Où étiez-vous ?
— On faisait une balade, mentis-je.
En pleine nuit, dans des vêtements pas du tout adaptés à la saison. Mon mensonge était aussi gros que le château.
— Dame Mélusine vous attend.
— Oui oui, on est là, on arrive, grommela Sivi, la main sur le front. Raah, je déteste cette période du mois.
Elle entra dans la bâtisse en le chassant d'un geste. Gaby l'aidait à marcher.
— Qu'est-ce qu'elle a ?
Je saisis Sylien par le bras et l'entrainai à l'intérieur pour le distraire.
— C'est le moment où sa possession agit, et elle est obligée de boire une potion qui l'engourdit entièrement pendant trois jours. Donc elle est de mauvaise humeur.
À l'intérieur de la salle de réception, la décoration chaleureuse me réconforta immédiatement. Les bouquets de fleurs séchées et de feuilles mortes côtoyaient les guirlandes de dentelle et les citrouilles ornementales. Les bons petits plats de Bisclavret se succédaient sur la table. Elle avait même fait dépoussiérer les vieux lustres familiaux et y avait planté des bougies, ce qui donnait un charme désuet à la scène.
— Vous êtes enfin là, garnements ! nous gronda Mel. Tout le monde à table, dépêchez-vous ! Ou tout va refroidir.
Son sourire contredisait ses mots. Nous nous glissâmes sur nos chaises. Comme à chaque fois, Kadok et Kadaron se trouvaient chacun à un bout pour éviter toute dispute inutile, et la place d'honneur, celle du directeur, demeurait vide en son absence. Mel resta debout, attendrie. Elle était sublime. Ses cheveux tressés étaient retenus par des rubans et elle portait une de ses vieilles robes, celles qui avaient traversé les siècles grâce à la magie. Elle ne les sortait que pour les grandes occasions.
— Un discours, un discours ! la taquina Aval.
— Toi tu vas manger dans la cuisine si tu continues !
Il se renfrogna.
— Mes adorables garnements, les dernières semaines ne furent pas de tout repos.
— Une prophétie qui fait de Morgat l'être le plus maléfique sur plusieurs générations, l'arrivée d'un membre du Conseil et de ses deux apprentis fouineurs — désolé Gaby...
— Eh ! protesta Sylien.
— ...accompagnés d'une succession de meurtres et d'une tentative d'enlèvement de Morgat se soldant sur la mort d'un proche de sa mère, énuméra Louarn. Tu penses qu'on peut demander une compensation financière au Conseil pour le préjudice ?
Le sourire de notre sous-directrice flancha. Beaucoup. Elle se contint de toutes ses forces pour l'ignorer.
— Alors en ce jour, je me suis dit que vous méritiez un petit quelque chose. J'ai prévu des cadeaux.
Nos têtes se redressèrent immédiatement. Des cadeaux ? Elle avait un peu d'avance sur le programme. Heven, notre plus grande fête, était plutôt un moyen de célébrer l'année passée en se remplissant la panse avant la frugalité hivernale. Les présents s'offraient à Noz Kerzu, la nuit du solstice, qui avait lieu un mois plus tard.
— Ils sont sur votre lit, vous les découvrirez tout à l'heure. Le directeur et moi estimons que vous les avez mérités. D'ailleurs, en parlant de lits ! Pourquoi est-ce que vous ne dormez pas dans vos chambres ?
Tout le monde détourna la tête pour esquiver la question. Moi aussi, j'étais intéressée par la réponse. J'aurais apprécié retrouver ma chambre et mon intimité.
— J'ai également un mot pour vous, annonça Kadok. Au vu de vos derniers résultats, Kadaron et moi avons convenu que vous méritiez bien une petite pause...
La fourchette de Sivi tomba à terre. Nos mâchoires se décrochèrent. Mais qu'est-ce qui leur prenait ? Nos profs étaient-ils malades ?
— ... avant les examens de fin d'année, conclut-il après un silence.
Ah. On se disait bien, aussi. Ça aurait été trop beau pour être vrai.
— Lequel de vous deux doit partir acheter un document précieux ? demanda Loar, désabusée.
Les deux korrigans levèrent la main en même temps. Ils se regardèrent. Trois. Deux. Un.
— Depuis quand est-ce que tu as décidé d'y aller ? Je croyais que tu étais très occupée avec ton exemplaire du Grand Albert annoté ? tonna Kadaron.
— Peu importe, c'est à mon tour cette fois ! La dernière occasion m'a filé sous le nez, ça ne se reproduira pas.
— Oh certainement pas ! Tu as dit que tu avais trop de travail, alors reste ici bosser !
Une insulte en breton fusa, suivie d'une deuxième, et une pluie d'injures firent saigner nos oreilles.
— Que disent-ils ? demanda Gaby, penchée vers Sivi.
— Crois-moi, tu ne veux surtout pas le savoir.
Ils avaient un répertoire de jurons plus fournis qu'un équipage maritime. Mel jeta un coup d'œil vers la soupe. Elle hésitait peut-être à s'y noyer, sa soirée de nouveau gâchée.
Bisclavret aboya dès qu'une assiette de crudité se mit à voler. Les deux profs, qui étaient prêts à se sauter dessus au milieu des plats, cessèrent de bouger.
— Allez vous écharper ailleurs, korrigans débiles, mais hors de question de toucher à la nourriture, où je vous donne à manger aux mourioches ? Compris ?
Nos deux grands Gardiens du Savoir se raidirent, offensés.
— C'est animé ! remarqua Sylien. Avec le Conseil, Heven est toujours rasoir.
Son sourire en coin annonça que ça ne lui déplaisait pas. Je détournai le regard. Ce type était parfois vraiment trop beau pour mon cœur, et en habit de soirée c'était pire encore. D'ailleurs, il portait un ensemble aussi élégant et raffiné que celui de Gaby. Leurs tenues officielles, peut-être ? Je n'eus aucun mal à imaginer une fête guindée et ennuyeuse à mourir.
— Ce qui rend les choses un peu pénibles, répondis-je en évitant le plat de sauce qui manqua de me fracasser le crâne.
Trois coups frappèrent à la porte d'entrée. Le silence retomba sur la pièce, les insultes prirent fin.
Le directeur venait d'arriver.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top