Chapitre 21

— Du thé ? me proposa l'Ankou.

J'acquiesçai, tendant mon mug. Il le remplit jusqu'en haut.

Nous nous entassions à trois sur le petit canapé de son bureau. Les garçons occupaient chacun un accoudoir. Le directeur nous avait tous flanqué une tasse dans les mains et nous offrait maintenant des boissons chaudes.

Je sirotai mon breuvage, coincée entre Loar et l'accoudoir, pendant qu'il finissait sa tournée. Il revint à la charge avec une boite de sablés. Aval en prit un, croqua dedans et s'étouffa avec. Il se précipita sur son thé, poussa un cri en se brulant la langue et laissa tomber la tasse pleine sur son pied.

Je compatis à sa douleur. Sincèrement. Mais le voir sauter à pieds joints en gémissant, creva toute solennité et nous éclatâmes de rire. Même les lèvres sèches du directeur remontèrent.

— Aval... soupira-t-il. Tu t'es fait mal ?

— Non, za va, zézaya-t-il avec sa langue brulée.

Loar posa sa tasse sur la petite table devant elle.

— Je me demande comment tu as pu rester en vie jusque-là. Tu devrais être mort depuis longtemps, avec une maladresse pareille.

— Gneugneugneu, ze t'ai pas zonnée, la greluze.

L'Ankou lança un sort. L'ancienne magie crépita autour de nous, effaçant les dégâts faits au plancher historique de la pièce. Le mug rejoignit sagement le bureau et le thé s'évapora. Le directeur s'assit sur le fauteuil face à nous.

— Je suppose que les derniers événements vous ont pas mal secoués.

— Ça dépend ce que vous entendez par derniers, grommela Sivi.

Loar lui donna un coup de coude et la fée s'enfonça dans le fond du canapé.

— J'aurais aimé vous protéger un peu plus de toute cette histoire ridicule. Tout le monde sait que les prophéties sont aussi fiables qu'un korrigan bourré. Les probabilités pour que vous soyez l'élément annoncé par cette prophétie sont insignifiantes, Morgat.

Même s'il avait raison, cela ne faisait pas pour autant de moi quelqu'un de bien aux yeux du Conseil. Il se rembrunit.

— Aveline était la seule qui avait un peu de jugeote. Elle était trop jeune pour être influencée par ses souvenirs de la guerre et assez jeune pour vouloir changer les choses.

Il connaissait Aveline ? Certes, il côtoyait régulièrement le Conseil, mais comme tous les Ainat, les immortels, il devait rester à l'écart de la politique. Être nommé avec Mel à la tête de l'école tenait plus de la nécessité urgente que d'un acte réfléchi. Jusqu'à Sivi et moi, il n'y avait jamais eu besoin d'un établissement pour élèves « compliqués », et puisque nous étions visiblement un risque majoritaire pour la sécurité, en tant que fillettes de dix ans à peine terrorisées par une situation qui nous dépassait, ils avaient paré au plus pressé. Mel avait proposé son château, l'Ankou sa capacité à nous repérer en cas de fuite, et la décision fut prise à la volée.

Toutefois, l'imaginer tirer des ficelles dans l'ombre lui correspondait bien.

— Je suis navré pour votre perte, Sivi. Si j'avais pu arriver plus tôt...

— Merci monsieur.

À cueillir chaque âme, il n'avait que peu de temps à nous dédier. Nous ne pouvions lui en vouloir : malgré tout, il nous avait rejoints dès qu'il avait su, laissant son travail en plan. Il nous consacrait plus d'affection et d'attention que nos propres parents.

— Jaya pose également problème. Son manque d'objectivité a conduit à un comportement intolérable. Je m'assurerai d'y mettre un terme.

Il s'avança vers nous.

— Veuillez m'excuser de ne pas être intervenu plus dans cette affaire. Je craignais qu'interférer ne vous cause davantage de soucis. Je m'aperçois aujourd'hui de mon erreur, et j'y remédierais. Je voulais vous épargner tous ces problèmes d'adultes, voilà qu'ils vous ont été imposés. Alors à partir de maintenant, laissez de côté cette histoire et continuez de vivre pleinement votre jeunesse, d'accord ?

J'acquiesçai, la gorge nouée. Pour la deuxième fois de mon existence, je mentais à mon directeur, et cela me parut encore plus difficile.

— Je sais que je ne suis pas souvent présent, mais n'hésitez jamais à me contacter ou à parler avec vos autres professeurs si vous en ressentez le besoin. Nous sommes là pour alléger vos fardeaux, pas l'inverse.

Pour combien de temps ? Le paradis qu'il nous offrait n'était ni plus ni moins qu'une cage dorée. Un jour, nous finirions bien par en sortir, et tous nos boucliers n'étaient pas assez fort pour supporter la vague de mépris et de rejet qui nous attendrait pour nous faucher. Nous étions forts, pas invincibles.

Si ses mots étaient arrivés plus tôt, peut-être aurais-je pu céder. Mais cette fois, il était trop tard.

— Merci, monsieur, murmura Louarn.

Nous finîmes nos petits gâteaux et tasses de thé, puis retournâmes dans la chambre. Je m'assis sur le lit, songeuse.

— Vous croyez qu'il nous haïra beaucoup ?

— Sans doute, répondit Loar. Il veut nous sauver à tout prix.

Comment sauver ce qui ne pouvait l'être ?

Il n'y eut plus de cours les deux jours suivants. Kadok et Kadaron noyèrent leur ennui sous des chamailleries qui inondèrent une partie du château, au grand dam de Mel. Nous aidâmes tous à la décoration, dans une ambiance semi-festive perturbée par l'attente de nouvelles du Conseil. Des nouvelles qui ne venaient pas. Gaby se faisait un devoir de consoler Sivi et passait tout son temps avec elle. Sylien, lui, semblait préférer ma compagnie, malgré mes nombreuses tentatives pour lui signifier mon indifférence à son égard. Le directeur était reparti, avec la promesse de réapparaitre pour la fête. Il s'agissait du moment parfait pour mettre au point notre plan.

— T'es sûr de toi ? demandai-je en le voyant s'approcher de la cage aux tréo-fall.

La petite créature à l'intérieur n'était pas particulièrement commode. Heureusement, la prison était insonorisée. La musique de ces monstres pouvait vous faire danser jusqu'à vous en briser les reins.

— C'est ton idée. À toi de me dire...

L'envie de reculer me traversa. Longuement. Mais le souvenir de ce dernier mois me revint.

— Allons-y.

Il saisit la poignée. J'attrapai au passage la sacoche de matériel que je venais d'emprunter.

— Filons, avant que Bisclavret revienne.

Nous aurions du mal à expliquer pourquoi nous volions un tréo-fall, et ils comprendraient vite ce qui nous y poussait.

Un feu follet flottait devant la porte. Décidément, ils s'échappaient dès qu'ils en avaient l'occasion.

— Ne me dis pas que quelqu'un d'autre est mort ? grommela Louarn. Ça va faire beaucoup. Même pour moi.

— Je ne crois pas...

Le feu follet vint se percher sur mon épaule quand je m'approchai de lui. Était-ce le même que celui qui m'avait conduit à Aveline ?

— Alors, Loupiote, tu t'es encore évadé ?

— Tu lui as donné un nom ? T'es cinglée.

Peut-être bien. Mais vu la détermination du feu follet à échapper à sa cage, je n'eus pas à cœur de le renfermer dedans.

— Ne me dis pas que tu vas le garder ?

— Et pourquoi pas ? Il est mignon, non ?

Il leva les yeux au ciel.

— Bienvenue dans l'équipe des méchants, Loupiote.


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