Chapitre 18

Les jours suivants se déroulèrent sans trop d'incidents. Jaya semblait prête à m'égorger chaque fois que je tombais sur elle au détour d'un couloir, mais j'étais flanquée en permanence de gardes du corps, alors elle ne tentait rien. Les cours reprirent et se succédaient. Les moments de complots furent plus rares, puisque Gaby et Sylien se faisaient un devoir de nous coller, ce que nous accueillions avec plus ou moins d'agacement. Nous profitions de la nuit pour discuter de notre plan, vu qu'ils envahissaient nos journées. Visiblement, tous mes amis avaient élu domicile dans ma chambre, et Louarn avait même ramené son lit. Sivi dormait avec moi, les jumeaux restaient ensemble, et Aval était viré régulièrement d'un matelas à l'autre à cause de sa manie de s'enrouler dans sa couverture. Bref, une étrange routine s'installait et je n'étais pas sure de la tolérer très longtemps.

Avec la fin d'octobre arrivait le moment de fêter Heven. Comme à chaque fois à l'approche de la célébration, Mel devint folle. Elle nous fit courir dans tous les sens pour aller cueillir les potimarrons et citrouilles, chercher des champignons, rattraper une fois de plus les feux follets qui s'étaient échappés et redécorer la vieille salle de réception. Celle de bal était trop grande pour un si petit comité.

— C'est de la torture ! bougonnait Louarn.

Enveloppé dans son imperméable, il retournait le sol au pied des chênes centenaires pour espérer trouver un triple nœud, un rare entrelacs de racine connu pour concentrer l'ancienne magie. Mel en faisait une infusion que nous buvions le soir d'Heven. Elle était censée apporter chance et santé.

— Je te croyais plus solide ! Ce n'est pas un peu de pluie qui va te tuer ! ironisai-je.

— Hein ? Ah non, la pluie, je m'en fiche. Je parle de Loar. C'est de la torture de me la coltiner. Déjà qu'elle n'est pas facile au quotidien, mais pendant sa période, elle a l'air de vouloir m'arracher les yeux avec ses serres.

Je ricanai.

— Un jour, il faudra que tu arrêtes de paniquer à chaque fois qu'elle te réclame une protection. Elle est grande, tu n'as pas besoin de la materne.

Lorsque Loar subissait les contrecoups du cycle de la vie, Louarn s'empressait d'envelopper sa sœur dans des couvertures, de lui sortir des bouillottes et des glaces et il venait lui demander toutes les deux minutes si elle allait bien. Généralement, Loar répondait en lui mettant un coup de pied aux fesses et en le virant de la chambre.

— Ouais, bah j'aime pas quand elle est pas bien.

Parfois, je me demandais ce qu'ils deviendraient l'un sans l'autre. Malgré leurs chamailleries quotidiennes, ils ne semblaient exister que pour leur double, réagissant au moindre désir inconscient de leur jumeau. S'ils étaient séparés trop longtemps, ils cherchaient l'autre du regard. Ils avaient tellement survécu en s'épaulant que chaque éloignement leur était douloureux.

— Morgat, c'est pas un feu follet ?

Il désigna un point qui flottait entre les arbres. Je grognai. Encore ?

— Si. Ils se sont peut-être échappés. Je vais voir.

— Sois prudente ! Le temps se gâte.

Je laissai mon sécateur et ma petite récolte de glands et de feuilles mortes à Louarn. Bisclavret avait sans doute une fuite dans la réserve, ça commençait à devenir insupportable !

Le feu follet s'évanouit avant que je ne le rejoigne. Et bien sûr, je n'avais pas de bocal hermétique pour le maintenir emprisonné. J'ôtai mes gants de jardinage, les coinçai dans la poche arrière de mon pantalon. Avec un peu de chance, il s'approcherait pour bénéficier de ma chaleur corporelle et je pourrais le saisir.

Il réapparut un peu plus loin. J'avançai dans sa direction.

— Petit feu-follet, n'ai pas peur ! C'est moi. Tu as froid ?

Je tendis les mains vers lui, mais il disparut de nouveau. Pff, ça n'allait pas être simple, cette histoire ! Heureusement, j'étais loin de la zone des mourioches et des fausseroles, mais j'avais autre chose à faire que de courir après les créatures préférées de notre bugul-noz apprivoisé.

Je dépassai le dolmen de l'île, continuai. Un peu plus loin se trouvaient des ruines d'une ancienne muraille avec une tour, où il pourrait se dissimuler plus facilement. Si possible, j'espérais l'attraper avant.

— Où est-ce que tu te caches, Loupiote ?

Le feu follet reparut devant moi, sur le sentier qui menait aux ruines. Il dansait entre les troncs, indifférent à mon agacement et à la pluie qui tombait. Je me précipitai pour le saisir, eu à peine l'occasion de l'effleurer.

Il revint à côté de l'entrée de la tour, près de la porte défoncée des anciennes écuries. Je m'avançai prudemment. Les pavés glissaient sous mes chaussures. Le bruit de la mer qui rugissait et frappait la falaise de l'autre côté d'un pan de mur me vrillait les tympans. Un éclair fendit le ciel dans le lointain. Génial, un orage de mer. Je devais me dépêcher de récupérer la créature avant qu'elle ne soit engloutie par les éléments.

Cette fois, elle ne prit pas la fuite et se précipita dans ma direction. La petite boule lumineuse se glissa dans ma capuche, sous mes cheveux. L'orage avait probablement fait son effet. Il ne fallait pas grand-chose pour les effrayer. Je m'étonnais même qu'elle ait eu le courage de venir jusque-là.

J'allai tourner les talons lorsque j'aperçus la trace de sang sur la margelle du vieux puits. Un étrange pressentiment me vrilla l'estomac, m'intimant de revenir sur mes pas et de disparaitre le plus vite possible. Le feu follet se blottit contre la peau de mon cou et me pinça, puis il repartit sous la pluie et se dirigea vers l'entrée de l'écurie sans la moindre hésitation. Il venait de décider pour moi. Et quoi qu'il y eût là, le feu follet tenait à m'y emmener.

J'avançai prudemment. D'autres taches sombres maculaient le linteau de bois.

— Il y a quelqu'un ?

Je crus entendre un râle sourd.

L'intérieur était plongé dans l'obscurité. Sans le feu follet, je n'aurais jamais vu la silhouette affaissée contre le mur du fond. Je lançai immédiatement un sort de lumière, qui dévoila une femme famélique. Ses cheveux, d'un blond clair, se confondaient avec son sang. Elle appuyait contre une blessure, la tête renversée en arrière, les yeux clos de souffrance. Sa peau pâle et affamée et l'état du sol autour d'elle m'informèrent que cela faisait plusieurs jours au moins qu'elle gisait là. Si ses ailes n'avaient pas été un indice suffisant, la courbe de son menton et ses taches de rousseurs me confirmèrent son identité. Même si je ne l'avais jamais rencontré, elle ressemblait trop à Sivi pour que cela soit une coïncidence.

— Aveline...

Voilà qui expliquait le comportement des feux follets. Comme toute créature psychopompe, ils étaient attirés par une fée mourante. Ce qui avérait également la gravité de son état.

Ses yeux s'ouvrirent et elle darda sur moi un regard inquiétant qui me cloua sur place.

— Aide-moi.



Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top