Chapitre 17
— Non, inutile d'insister, tu vois bien qu'il n'y a plus de place ! On ne tiendra jamais à cinq dans le lit, alors tu dégages !
Loar brandit son oreiller pour repousser son frère. Celui-ci la poussa et elle bascula sur le dos.
— C'est toi qui t'étends de tout ton long, espèce d'égoïste.
— Dégage !
Elle rua et lui donna un coup de pied en plein milieu du torse. Louarn chut du matelas.
— Y'a que Sivi et moi qui sommes autorisés ici. Vous pouvez aller squatter la chambre d'Aval. Ou non, allez vous occuper de Sylien. Une soirée entre mecs, c'est parfait. Laissez-nous tranquilles.
— C'est quoi le problème ? Mes cheveux sont plus longs que les tiens donc on peut faire de meilleures tresses et je porte le vernis comme personne. Alors dégage et laisse-moi ta place.
Malgré ma tête enfoncée dans mon oreiller, ils faisaient encore un boucan de tous les diables.
— Je veux juste dormir... Sortez tous de mon lit ou j'en attrape un pour taper sur l'autre.
— Hors de question, riposta Sivi. Le directeur nous a demandé de ne pas te quitter d'une semelle. Loar et moi on reste avec toi.
— Et nous aussi ! s'imposa Aval.
— Vous prenez trop de place !
Louarn haussa les épaules.
— Si ce n'est que ça...
Il se déshabilla et se transforma en renard, avant de sauter sur la courtepointe. Aval poussa un peu Loar pour s'installer sur le matelas.
— Voilà, maintenant il y en a assez.
Génial. Après toutes les émotions de cette journée plus que ratée, je rêvais simplement d'une bonne nuit de sommeil, et je me retrouvais écrasée entre Loar et Sivi, avec un Louarn qui squattait mes pieds et Aval qui tirait toute la couverture.
— Je vous hais...
— On sait !
Leur excès d'attention n'était pas dû uniquement à l'ordre donné par le directeur plus tôt. Voir que ma mère avait fait son grand retour leur laissait imaginer que... que quoi au juste ? Que je serais effondrée, à pleurer toutes les larmes de mon corps ? Que je ressasserais la scène encore et encore dans mon esprit, en me demandant si, sans l'intervention d'Aval, je serais morte ? En sombrant à l'idée que ma mère préférait une prophétie à sa propre fille ?
À bien y réfléchir, c'était exactement ce qui se serait passé s'ils n'avaient pas décidé de conquérir mon lit.
Le souffle de Sivi chatouillait ma nuque. Moi qui n'appréciais pas beaucoup les contacts, je me laissai aller à leur présence rassurante. Mes yeux se fermèrent, ne permettant pas aux souvenirs atroces de cette journée de me submerger.
Je les rouvris une seconde après.
Ou du moins, il me semblait que cela ne faisait qu'un instant. Mon esprit clamait sa fatigue. En vérité, la lumière de la lune avait changé de direction et tout le monde dormait béatement, signe du temps écoulé. Le renard à mes pieds agitait ses oreilles, Loar serrait Aval comme un doudou et Sivi ronflait gentiment derrière moi. Cet entassement me donna chaud.
Il me fallut toutes les précautions du monde pour sortir du lit sans réveiller quiconque. Je passai à travers un entrelacs de corps, mouvement après mouvement, craignant d'éveiller par erreur un de mes camarades. Lorsque je réussis à me dégager, je m'enveloppai dans ma peau de phoque et filai dans le couloir.
Pff, enfin un peu de solitude. Malgré mon affection pour eux, j'avais besoin de souffler. Je me dirigeai vers la bibliothèque. À ma grande surprise, un rai de lumière filtrait sous la porte. Kadok ou Kadaron ? Lequel de mes deux terribles professeurs ne parvenait pas à trouver le sommeil non plus ?
Ni l'un ni l'autre. Sylien était blotti dans un fauteuil, emmitouflé dans un plaid. Il maintenait sa tête droite avec l'aide de son bras, mais sa respiration régulière m'apprit qu'il dormait. Ses traits détendus le rendaient presque aimable. Une fois son arrogance envolée, il ne paraissait pas si mauvais.
Son souffle changea imperceptiblement. Il se réveillait.
— Va te coucher, si tu es fatigué.
Ses yeux papillonnèrent. J'avançai dans la pièce et suivis les rayonnages, à la recherche d'un ouvrage.
— J'aime bien cet endroit, se défendit-il. C'est tellement... tranquille.
Mel avait longuement travaillé pour transformer ce lieu en un coin paisible. Avec ma chambre et le salon d'hiver, elle était mon refuge dans cette maison.
— Est-ce que... ça va ?
La timidité dans son timbre m'étonna. Du peu de temps que nous avions passé ensemble, il ne paraissait pas du genre à marcher sur des œufs.
— Oui.
— Menteuse.
Ah, le ton arrogant était de retour. Je lui fis un geste injurieux.
— Un jour, il faudra que tu parles à quelqu'un de cette mauvaise habitude d'insulter les gens.
— Un jour, il faudra que tes chevilles dégonflent.
— Mmmm ça c'est pas possible. Je suis trop parfait, j'ai le droit de m'en vanter un peu.
Un éclat de rire m'échappa. Il sourit. Le temps sembla se suspendre et j'oubliai pourquoi je ne l'appréciais pas.
— Je ne voulais pas que les choses se passent comme ça, tu sais ? s'assombrit-il.
Mes doigts se figèrent sur la tranche en cuir d'un vieux livre.
— Que veux-tu dire ?
— Je... suis un Marie-Morgane. C'est l'unique raison pour laquelle Aveline m'a choisi comme apprenti.
Mon cœur dégringola. Un Marie-Morgane ? Un seigneur des eaux ? Dans l'ordre de puissance, ils occupaient la seconde place après les selkies. Ils étaient aussi rares que nous et compensaient leur déplacement moins rapide par une force surhumaine.
— Elle espérait réconcilier les sidhes aquatiques avec le Conseil par mon biais. Mettre de côté les anciennes rancœurs. Elle ne croyait pas non plus que tu es l'objet de la prophétie annoncée.
La sœur de Sivi œuvrait pour la paix ? Voilà qui était étrange. Du peu que j'en savais, sa mère s'y opposait farouchement. Les peuples des eaux s'unissaient bien plus facilement que les fées et leur écart au Conseil lui donnait l'opportunité d'asseoir sa propre puissance, en l'absence de front uni.
— La paix serait bien fragile si elle tenait uniquement sur les épaules d'un adolescent insupportable, rétorquai-je.
— Elle l'est. Ta mère l'a confirmé ce soir.
Oui, si elle prenait assez de cran pour attaquer Castel Torret, alors elle possédait plus de soutiens que je ne l'imaginais.
— Tu lui pardonnerais ?
— Lui pardonner ? De quoi ? De m'avoir trahie et abandonnée quand j'étais petite ? D'avoir fait de moi une cible pendant qu'elle œuvrait dans l'ombre ? Ou d'avoir lancé son homme de main sur moi ?
Mon ton cassant me surprit moi-même. Je me renfrognai.
— Le pardon ne fait pas partie du programme.
— C'est ta mère.
— Non, elle est ma génitrice. Si quelqu'un ici doit obtenir le titre de « mère », Mel semble mieux placée.
Il cligna des yeux devant ma véhémence. Je venais de pourrir l'ambiance.
Pourtant, contrairement à toutes attentes, il se leva et s'approcha de moi. Je ne bougeai pas, sidérée de l'audace. Lorsqu'il fut à ma hauteur, il se pencha vers mon oreille.
— C'est toujours plus facile de haïr que d'aimer, ne l'oublie pas.
Il me quitta avec un baiser sur la joue. Je restai seule, rouge pivoine et complètement déboussolée.
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