Chapitre 16
Nous nous dispersâmes dans les ailes du château. J'appelai à moi l'ancienne magie et lançai un sort de verrouillage sur les fenêtres de la salle à manger. Un bruit de serrure retentit et un voile vert recouvrit les vitres. Il paraissait fin comme du papier, mais je le savais assez solide pour résister à une bombe.
— Porte avant barricadée ! s'écria Louarn au loin.
Parfait, je pouvais m'occuper de la cuisine.
Je quittai la pièce et suivis un petit couloir jusqu'à aboutir dans les cuisines. Immenses, elles possédaient à une de la longue salle une cheminée assez énorme pour y mettre deux ou trois vaches. La porte de service était béante. Quelqu'un était entré. Et un ennemi, visiblement, puisqu'il avait emprunté l'accès des domestiques.
Mon premier réflexe fut d'essayer d'attraper un couteau sur la table.
— Bonjour, Morgat.
Je sursautai, laissai tomber le couteau. Ma mère se tenait dans l'encadrement de la porte. Elle portait sa peau de phoque comme une étole. Son visage comportait plus de rides, ses cheveux étaient plus blancs, et elle arborait davantage de cicatrices, mais ses yeux n'avaient pas changé. Ils semblaient exploser sous une multitude de pensées, à la fois froids et pleins d'affections.
— Tu es plus en forme que je ne le croyais, ironisa-t-elle.
Je croisais les bras sur ma poitrine. Elle avait perdu le droit de critiquer ma silhouette depuis longtemps, et j'étais plutôt fière de mes rondeurs. Cela me permettait de me démarquer d'elle. Malgré tout ce qu'elle voulait bien me faire admettre, ma mère était plus famélique qu'autre chose. Les os saillaient sous la peau, manifestation d'années de malnutrition. Difficile d'avoir une alimentation correcte quand on était l'une des criminelles les plus recherchées parmi les sidhes.
— Mais tu es toujours aussi jolie.
Sa tentative pour m'amadouer n'eut aucun effet. Il y avait longtemps que j'étais immunisée contre ce poison.
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Que ma fille me rejoigne. Tu me manques.
— Comme ça, soudainement, après des années de silence ? Tu te réveilles un jour avec un instinct maternel ?
Son visage s'assombrit, plein de chagrin.
— Trésor, j'aurais tellement souhaité t'avoir auprès de moi. Mais imposer une vie pareille à mon enfant ? Quelle mère l'aurait choisie ?
Je vacillai. Elle n'avait pas tort. M'exclure, m'éloigner, aurait pu me protéger d'une existence de fuites et de traques. J'avais mangé à ma faim et vécu en sécurité. Et, dans cette école, j'avais toujours eu un adulte pour veiller sur moi.
— Ces six années ont été si longues, ma petite chérie. Maintenant, tu es assez grande et...
Tous mes sentiments volèrent en éclat. J'eus un rire sans joie. Elle venait de me prouver que toutes ses belles paroles n'étaient que du vent. Une blessure que je pensais cicatrisée se réveilla en moi. Visiblement, j'avais eu tort : elle était encore apte à me faire souffrir.
— Tu n'es même pas capable de te rappeler le nombre d'années qui t'ont séparée de ta fille unique. T'es vraiment désespérante. Kerzh g'an diaoul.
Les émotions de son visage s'effacèrent, comme si elle ôtait enfin le masque de la mère aimante pour reprendre celui de la Renégate.
— Ne joue pas l'idiote, Morgat.
Je penchai la tête.
— La question est : pourquoi revenir maintenant ? Qu'est-ce que je peux bien t'apporter que je n'avais pas avant ? Avoue que le timing est surprenant.
Pile au moment où une prophétie tombe sur moi et me décrète responsable de la future chute du Conseil, voilà qu'elle reparaissait, pleine de faux sentiments dégoulinants. Elle aussi n'avait aucun doute sur ma nature.
Aïe, un nouveau coup de couteau dans mon cœur.
— Je vois. Il y a juste un grain de sable dans ton petit plan. Je n'ai certainement pas envie de rejoindre tes précieux Renégats.
Cette fois se tenait devant moi une femme froide. Était-ce là sa vraie personnalité ?
— Demus, à toi. Cette enfant est têtue comme une mule.
Deux gros bras musclés m'enserrèrent. Je poussai un cri en décollant du sol, mais une énorme main vint se plaquer sur mon visage. L'homme derrière moi devait être aussi grand qu'une montagne pour me soulever sans le moindre effort. Ma mère se détourna de la scène sans une once de compassion et sortit.
Hors de question que je sois enlevée dans ma propre maison ! Je mordis la chair, donnai un coup de tête en arrière. Mon crâne frappa son menton. Visiblement, ce n'était pas assez pour lui faire voir trente-six chandelles, mais il me lâcha. Je récupérai le long couteau de cuisine effilé.
— Sale peste !
— Louston ! répliquai-je.
Il se jeta presque sur moi. Je l'esquivai et mon couteau traça une estafilade sur son bras.
Je jaugeai la situation en un clin d'oeil : je n'avais aucune chance. Ce type faisait deux fois ma taille et semblait doté d'une force prodigieuse. Mes compétences de combats étaient... quasi nulles en vérité. Ma seule solution était de faire appel à la magie.
J'ouvris la bouche pour entamer une mélodie. Le coup de poing me cueillit au milieu de la joue et m'envoya valser contre le sol. Le sang explosa sur ma langue et je fus incapable de me relever, complètement sonnée. Un éclair de souffrance me traversait chaque fois que je bougeais le bassin. J'entendis vaguement mon arme tomber par terre. Mon esprit semblait s'être éparpillé en un millier d'éclats.
La main de Damus me saisit le col pour me tirer du sol et m'entrainer à sa suite. Dans un sursaut de conscience, j'agrippai mon couteau et le plantai dans sa jambe.
Le sang explosa et son cri emplit la pièce. La douleur se changea en rage et il me souleva du sol par le cou. L'air commença à me manquer. La pression sur ma trachée me donnait l'impression de me noyer. Je réagis en assenant un autre coup. Au niveau de son épaule. La lame resta fichée dans l'os. Son rugissement tenait plus de l'ours blessé que de l'humain, et il me lâcha de nouveau.
Cette fois, la volonté de tuer régnait dans son regard. La douleur dans mon bassin m'empêchait même de ramper hors de portée et ma mâchoire me lançait trop pour essayer de chanter. Et puis cette satanée vision brouillée par mes larmes !
Le sang gicla soudain. Le buste de Damus s'arqua, tandis qu'une lame le transperçait de part en part. La lame se retira et le corps s'effondra, sans vie. Aval se tenait de l'autre côté, dans son armure étincelante, Calibourne en main. Ses yeux s'écarquillèrent de stupeur devant son geste.
Il avait tué un homme.
— Morgat !
Il lâcha son épée. À l'instant où elle quitta ses doigts, elle rejoignit son fourreau et l'armure s'évanouit dans les airs. Aval se précipita vers moi. Sa paume se posa sur ma joue en une douce caresse pleine de réconfort.
— Je suis désolé, j'aurais dû arriver avant.
Je me cramponnai à lui et explosai en sanglot. Ses larmes se mêlèrent aux miennes. Il devait avoir eu aussi peur que moi.
— Aval ? appela Sivi au loin.
Il renifla contre moi.
— Ici !
Je m'agrippai encore davantage à lui. Quelle journée de cauchemar ! Et ces larmes qui ne voulaient pas se tarir...
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