Chapitre 1
Je n'aurais pu dire qui était le responsable. Aval, dans une tentative de pitrerie ? Sivi, pour contester on ne savait quelle décision ? Louarn, pour satisfaire son insatiable curiosité ? Ou sa jumelle Loar, la seule dont les motivations m'échappaient encore ? En tout cas, nous nous étions tous retrouvés devant l'air furieux de Mel. Malgré ma tête baissée, je scrutai le visage de mes camarades, bien déterminée à repérer l'inventeur de cette idée absolument géniale.
— Vous trouvez ça drôle ?
Aval se mordit sévèrement la lèvre. Comme s'ils pressentaient son éclat de rire, que Mel aurait pris comme un affront, les jumeaux écrasèrent chacun un de ses pieds. Il glapit sous la douleur, attirant l'attention de la sous-directrice sur lui.
— Quelque chose à dire, Aval ?
Mon camarade baissa piteusement la tête.
— Non, Mel. Je suis désolé.
Il n'était pas désolé. Pas du tout. Aucun de nous ne l'était, d'ailleurs. Même si je n'avais rien à voir avec ce plan diabolique, il m'avait plu dès que j'en avais eu vent. Remplacer le shampooing de Bisclavret, le gardien de l'école, par une crème épilatoire artisanale, était absolument brillant ! Lui qui était si fier de sa fourrure sous sa forme lupine ne devait plus ressembler qu'à un chien rasé.
— Je ne sais plus quoi faire de vous tous ! Heureusement que le directeur est absent ! Pour la peine, vous aiderez en cuisine pour préparer le diner toute la semaine, c'est clair ?
Cette fois, mon amusement s'éteignit. L'expression outrée de mes camarades reflétait la mienne. Les deux petites heures entre la fin de nos cours et le diner étaient nos seuls moments de liberté.
— Mais... voulut protester Sivi.
— Silence ! Et hors de ma vue, avant que je ne passe à deux semaines !
Nous frémîmes de concert. Mel se montrait rarement aussi sévère. L'air qu'elle arborait tenait moins de la colère que d'un mélange d'inquiétude et de fatigue. Quelque chose n'allait pas. Et ce quelque chose était assez grave pour qu'elle perde son attitude placide. Je fis taire mes questions devant son regard implacable. Elle ne se confierait pas à un de ses protégés pour autant.
— Allez, du balai !
Nous sortîmes tous et avançâmes dans un silence religieux. Loar fut la première à le briser.
— C'est moi ou Mel semblait apeurée ?
— N'importe quoi, répliqua Aval. Mel n'a peur de rien. Elle est immortelle, une vétérane des trois grandes guerres et la sous-directrice de l'école. L'unique chose qui peut la faire flipper, c'est qu'on salisse le couloir avec la boue de nos chaussures.
Cela rendait son attitude encore plus incompréhensible.
Un frisson remonta le long de ma colonne vertébrale. Je ne possédais aucune capacité prophétique, mais mon instinct de conservation valait son pesant de fourrure.
— Qui est le responsable du sort de ce pauvre Bisclavret ? détourna Sivi.
Seul le silence lui répondit. Nous avions beau tolérer une certaine entente entre nous, cela ne nous poussait pas à l'amitié, et les secrets étaient les seules denrées ayant de l'importance sur cette île de malheur. La tentative d'esquive tomba à plat. Sivi nous jeta une œillade furieuse, outrée d'être snobée.
— J'ai hâte de quitter cette école de merde, grommela-t-elle pour elle-même.
Aval gloussa. Ce ne serait pas demain la veille. On nous y retenait théoriquement jusqu'à notre majorité, mais qui pouvait prévoir ce qu'iraient inventer les Conseillers pour nous contraindre à y rester indéfiniment ? Dehors, personne ne voulait de nous. C'était d'ailleurs la raison pour laquelle on se retrouvait tous enfermés sur ce caillou sous la surveillance exacerbée d'une fée maudite, d'un bugul-noz grognon et d'un directeur absent.
Castel Torret, ou le Château Brisé. Un nom qui convenait parfaitement à la prison déguisée en pensionnat pour les cas difficiles des sidhes comme nous...
— Si l'on sort de là un jour.
— C'est sûr que certains vont y rester plus longtemps que d'autres, répliqua Sivi.
Son regard posé sur moi me hérissa le poil. C'était quoi son problème, à la tête de fraise ?
— Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire ?
— Simplement qu'on n'est pas tous des enfants de Renégats.
OK, là elle allait trop loin.
— Laisse mes parents en dehors de ça. Moi, au moins, on ne m'a pas abandonné.
Elle feula presque de rage et ses yeux se rétrécirent à deux fentes. J'esquissai un sourire, prête à en découdre également. Nos puissances étaient similaires, mais en situation normale nous nous disputions toutes les deux la tête du classement. Difficile de déterminer qui aurait le dessus dans un combat.
— Attendez qu'on se soit éloignés avant de vous entretuer, lança Aval à la volée.
— Ouais, j'ai pas envie de me reprendre un coin de toit sur le crâne, bouda Louarn.
Sa jumelle lui donna un coup de coude dans le ventre.
— Tu vas pas remettre cette histoire sur le tapis !
— Mais j'ai une cicatrice-euh ! Vous avez ruiné mon beau visage.
Leur attitude décontractée fit baisser la tension. Je me redressai, non sans une expression peu amène pour ma camarade de classe, et marchai vers de ma chambre. Un peu de calme me permettrait de décompresser. J'avais besoin d'aller nager.
— Morgat, n'oublie pas la dissertation à rendre demain ! me cria Louarn.
Il laissa échapper une exclamation de douleur, sans doute parce que Loar lui avait frappé la tête.
Nos chambres, situées au deuxième étage du château, présentaient toutes la même configuration. Carrées, en blanc et bois, elles étaient dotées d'un grand lit à baldaquin, d'une armoire où ranger nos affaires, d'une petite bibliothèque et d'un bureau plutôt large. Au bout de cinq ans à y vivre, je m'étais approprié la moindre parcelle : j'avais peint chaque surface pour me rappeler l'océan, et sur le plafond s'étendait une représentation de la voute céleste la plus réaliste possible. Les quatre piliers de ma couche étaient gravés et décorés de tissus variés. J'avais passé plus de temps ici que dans la chambre de mon enfance et c'était sans doute du seul endroit que je considérais comme ma maison.
Ma fourrure se trouvait sur mon lit, comme d'habitude. Presque blanche, elle était d'une douceur extraordinaire. Je rêvais de m'y glisser. Ma main l'effleura, en savoura la texture agréable. Je la tirai autour de mes épaules et elle s'y lova, prenant la forme de mon corps. Un document tomba à terre.
Une enveloppe ? Qu'est-ce qu'elle pouvait bien faire là ? Je me penchai pour la ramasser. Sur le papier nacré, mon nom, Morgat, était inscrit en lettres serrées. Mon souffle se bloqua dans ma poitrine. Un étrange poids pesait soudain sur mon cœur. J'ouvris, les mains tremblantes. La carte postale à l'intérieur représentait la mer. De l'autre côté, la même écriture couvrait la surface.
Ma petite selkie adorée, j'espère que tu te portes bien. Tu es devenue une grande fille, maintenant. Ces six longues années sans toi m'ont paru interminables.
Huit. Cela faisait huit ans.
Mais nous nous reverrons bientôt. Prends soin de toi.
Avec tout mon amour.
Maman
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