5. Bis repetita
"Le cœur le plus sensible à la beauté des fleurs est toujours le premier blessé par les épines."
Thomas Moore
✨✨✨✨
Éloïse
Mercredi 12 octobre 2011
En arrivant au bureau ce matin-là, je découvre un message laissé par Monsieur Robert, hier soir après mon départ. Celui-ci se confond en excuse de devoir m'imposer un rendez-vous client "crucial" qui "permettra à lui seul de faire tourner la boutique pendant tout un trimestre", si j'en crois les premiers mots difficilement lisibles notés à la va-vite sur le bout de papier déposé sur mon clavier.
— Génial !
Ayant bien conscience d'être encore seule, j'abandonne le papier sur mon bureau le temps de me défaire de mon manteau et de soupirer telle une adolescente.
Malgré quatre années passées à étudier le commerce et un diplôme obtenu avec mention, je n'étais absolument pas faite pour cette voie. C'est d'ailleurs ce qui m'a poussée à reprendre le chemin de l'école après une année en tant que vendeuse dans une boutique de prêt à porter. Ce n'est pas que j'étais une mauvaise professionnelle, je m'en sortais plutôt bien au contraire, mais je supportais difficilement d'aller sans cesse aux devants des clients. En fait, je n'ai jamais été douée pour les relations humaines en général. A l'école déjà, je n'avais pas beaucoup d'amis et je faisais toujours tout mon possible pour rester invisible : résultats scolaires satisfaisants, comportement irréprochable et look hyper classique. Mal à l'aise avec mon corps et peu sûre de mes capacités intellectuelles, j'ai toujours pensé que j'étais totalement inintéressante. Alors, en tant que commerciale... Je me suis sentie beaucoup plus naturellement à ma place dans le rôle d'assistante : pouvoir utiliser mes connaissances et mes compétences tout en restant dans l'ombre de quelqu'un. C'est pourquoi, la perspective d'aller aujourd'hui jouer la VRP, même pour le temps d'un rendez-vous, ne m'enchante pas vraiment.
Le message de Monsieur Robert m'indique que l'entrevue consiste "uniquement" à prendre les côtes des marchandises nécessaires au client afin d'établir un devis. Je découvre quelques lignes plus tard que j'ai rendez-vous à onze heures au Domaine aux Roses, soit l'une des belles demeures de la région dont le propriétaire est décédé quelques mois plus tôt, laissant la presse locale spéculer sur le futur acquéreur. En réalisant que je vais faire la rencontre des nouveaux successeurs des lieux, probablement un couple de riches retraités, hautains et arrogants au possible, qui regrettera tout de suite de ne pas avoir fait appel à un maître d'œuvre - soit un vrai professionnel - j'observe mes vêtements et me maudis d'avoir enfilé à la hâte ce matin la plus basique des tenues possibles : un tee-shirt blanc, un jean bleu ciel et une paire de converse blanche. Une vraie bobo, question crédibilité on repassera!
Trop envieuse de pouvoir me décharger de cette corvée, je me dirige vers l'atelier pour trouver Thierry, le chef d'équipe à qui il arrive d'accompagner Monsieur Robert lors de certains rendez-vous, et donc mon unique carte joker pour ce matin.
Malgré sa combinaison de travail épaisse, j'aperçois tout de suite sa chevelure blonde et son corps fluet s'activer dans la zone de production. Je m'approche à grandes enjambées, me délectant comme à chaque fois de cette délicate odeur de bois fraîchement scié.
— Bonjour Thierry. Tu vas bien ?
Il redresse la tête au son de ma voix mais son air surpris me renvoie que j'en fais trop, bien évidement. Je ne passe jamais par l'atelier le matin et je me pointe aujourd'hui avec mon café frais et mon sourire forcé. Que pouvait-il me retourner d'autre que :
— Éloïse, que puis-je faire pour toi ?
— Ok, je suis désolée, avoué-je embarrassée, en lui tendant le gobelet fumant. Monsieur Robert avait calé un rendez-vous avec un client important avant de devoir s'absenter et je pensais que...
— Oui, au château des roses à onze heures, me coupe-t-il. Je sais, il est venu m'en parler hier soir, me demandant si je pouvais y aller. Mais c'est impossible pour moi, j'ai rendez-vous au tribunal à la même heure.
Ses yeux se voilent en une fraction de seconde et son timbre de voix se fait moins assuré. Il n'a pas besoin de poursuivre ses explications, la familiarité de notre société fait que toute l'équipe est au fait de sa procédure de divorce en cours et de la peine que cela lui afflige.
Je comprends alors que je n'ai plus qu'à prendre sur moi pour aller au rendez-vous et que l'évocation larmoyante de mes deux précédentes tentatives de « prospection client », soldées par un véritable échec, ne changera rien. Mais surtout, je me sens idiote car je réalise seulement maintenant que mes petites épaules peuvent bien supporter un rendez-vous professionnel, aussi contraignant soit-il, en comparaison à la difficile épreuve que traverse mon collègue.
— T'en fais pas, je comprends, je conclue d'une moue compatissante. Bon courage.
Il me répond d'un hochement de tête et je regagne mon bureau, peu fière de mon manque de considération. Mais je n'ai pas le temps d'y réfléchir davantage, je suis aussitôt accaparée par la mauvaise humeur d'Alexandra, arrivée entre-temps, et qui ne cesse de s'agiter.
— Bonjour chère collègue ! Tout va bien ?
— Ouais, ouais, me répond celle-ci sans même me regarder.
— Bon, étant donné ta jovialité débordante ce matin, je préfère te prévenir tout de suite, tu vas devoir prendre une nouvelle fois mon relais pour plusieurs heures.
— Oh non, proteste-t-elle en m'accordant cette fois-ci toute son attention pour m'offrir un regard des plus chaleureux.
— Eh oui, Monsieur Robert m'envoie en rendez-vous client.
— Toi, en rendez-vous client? Et je fais comment mon boulot moi ?
J'ignore volontairement sa pique provocatrice et choisis de garder mon ton léger, il est si drôle et si facile de la faire enrager.
— N'exagère pas ! Ce n'est pas comme si un bus de client allait subitement s'arrêter sur le parking et assaillir l'agence ou que le téléphone allait surchauffer d'appels !
Mais ses traits restent tirés. Je ne sais pas ce qui la tracasse à ce point ce matin mais elle commence à m'inquiéter.
— Et puis, je n'ai pas vraiment le choix, continué-je, Thierry ne peut pas s'en occuper.
— Bien-sûr que non. Pas aujourd'hui, me reprend-elle d'une voix plus dure encore.
La voilà donc la raison de toute cette colère!
— Tu étais au courant ?
— Oui, il en a parlé lundi midi.
Elle parait plus triste encore que l'intéressé à l'évocation de ce souvenir.
— Ah, ok. Désolée, je n'ai pas dû faire attention, me sens-je dans l'obligation de m'excuser.
Depuis quand est-elle aussi concernée par les malheurs de Thierry? Je n'en sais rien et je ne m'attarde pas sur le sujet pour le moment. J'ai trop peur de me faire rabrouer une seconde fois et je dois encore préparer mon rendez-vous : sortir les catalogues produits, l'itinéraire...
✨✨✨✨
Après trois quarts d'heure de route à franchement me demander pourquoi n'ai-je pas trouvé le courage de désobéir à Monsieur Robert en annulant ce rendez-vous, je franchis un immense portail en fer forgé rouillé, maintenu par deux imposants piliers en pierres jaunies, et je m'engage dans la longue allée du Domaine aux Roses, bordée de chaque côté par la forêt. Je traverse le pont surplombant les douves qui entourent la propriété, dépassant ainsi deux dépendances en briques et silex laissées à l'abandon. Je contourne l'immense terre-plein central en friche, mêlant mauvaises herbes et fleurs sauvages, pour venir me garer devant les imposantes marches en pierre marquant l'entrée de la demeure.
J'ai rêvé de nombreuses fois de pouvoir visiter ce domaine si bien caché des regards indiscrets mais il n'a jamais été ouvert au public. Et je ne peux que constater que l'ensemble est vraiment en très mauvais état, aussi bien la bâtisse que le parc l'entourant. Même le soleil, si appréciable en ce début d'automne, ne parvint pas à redonner de l'éclat à la résidence, trop longtemps privée d'entretien.
Descendant de la voiture, je lève ma tête en direction de la demeure pour en détailler la façade : une bâtisse de deux étages, en briques rouges et pierres de taille, formant un U, et ornée d'un nombre impressionnant de fenêtres qui me fait aussitôt comprendre l'insistance de Monsieur Robert pour ce déplacement... Un toit à la parisienne, recouvert d'ardoises verdies et entrecoupées par une rangée de chien assis et six imposantes cheminées, surplombe le tout. Même s'il nécessite de toute urgence un ravalement complet, le bâtiment n'en reste pas moins magnifique.
Je tourne la tête vers le parc et les environs, à la recherche d'un autre véhicule, mais je ne vois rien et n'entends rien. Le calme qui règne est totalement apaisant, seuls les rares chants des oiseaux en cette saison viennent rompre le silence.
La porte d'entrée du château - si tant est que l'on puisse appeler ça une porte - est entrouverte, il doit donc bien y avoir quelqu'un quelque part. Forte de ce constat, je gravis la vingtaine de marche et fais mon entrée dans la demeure.
Je marque une pause dans le hall d'entrée pour observer les lieux, levant la tête pour admirer le lustre poussiéreux fait de pampilles et de bougies, descendant au milieu de l'impressionnante cage d'escalier.
Je m'apprête à rentrer dans ce qui devait être autrefois un salon, demandant à voix haute s'il y a quelqu'un mais aucune réponse ne me parvient. Seul un bruit lointain que je crois reconnaître comme étant des coups portés dans un mur, me revient en écho. Je n'ai plus qu'à suivre celui-ci. Pour ce faire, j'emprunte l'escalier central en pierres, posant ma main sur la balustrade en fer forgé aux motifs courbés. J'atteins alors un premier étage mais le bruit venant de plus haut, je me précipite au niveau du dessus, quelque peu effrayée de me retrouver seule dans cet immense espace aux allures de maison hantée.
En atteignant le palier du second niveau, je jette un coup d'œil dans le couloir et vois de la poussière s'échapper d'une pièce. Je me félicite intérieurement, le jean – basket n'était au final pas une si mauvaise option !
Je me détourne de l'escalier et m'insère dans le couloir, reconnaissant au fur et à mesure de ma progression, et malgré le vacarme des travaux, les accords de cette chanson de Bruno Mars diffusée sur les ondes depuis quelques mois et qui me file tout le temps la pêche, « Marry you ».
Si je n'étais pas si mal à l'aise avec l'idée d'être entrée sans en avoir la permission, je me laisserais aller à fredonner les paroles. Mais je suis là dans le cadre de mon boulot alors je poursuis mon chemin en silence pour atteindre la pièce en question qui se trouve trois portes plus loin sur la gauche, me contentant de contempler les murs aux tapisseries florales décolorées par le temps, sur lesquelles se trouvent encore accrochées de sombres portraits de familles semblables à ceux de la noblesse française.
J'atteins bientôt la porte en question tandis que je m'approche à pas feutrés pour venir frapper doucement dessus.
Dans un nuage de poussière, j'aperçois une silhouette s'évertuer à taper dans un mur à l'aide d'un énorme marteau. Bien-sûr, ma petite voix frêle n'a pas permis à l'individu de m'entendre depuis les étages du dessous et pour attirer son attention, il me faut crier, entre deux coups, un bonjour très appuyé. L'homme se retourne alors et passe ses mains sur son visage pour dégager la poussière qui s'y est déposée.
Malgré la fraîcheur automnale qui s'est installée, celui-ci est torse nu, laissant ainsi apparaître un buste divinement bien taillé. Mon imagination débordante, bien aidée par Bruno Mars qui me chante son « Hey baby, I think I wanna marry you », me projette alors dans une scène de film à la Pearl Harbor et j'ai l'impression d'apercevoir en face de moi le capitaine Danny Walker dans son débardeur blanc saillant, trempé de sueur, le front sali par des traces de cambouis... Et oui, je jure que oui, « I do, I wanna marry you ».
Aux prises avec ma vision fantasmagorique, j'entrouvre béatement la bouche d'admiration sans être capable de prononcer le moindre mot. Pourtant, je reviens vite à la réalité en entendant parler le demi-Dieu rêvé qui se dresse en face de moi.
— Tiens, Éloïse. Tu passes me voir pour me déposer mon devis ? On avait dit par mail il me semble ? Mais c'est vraiment gentil de te déplacer pour ça !
Quoi ? Le devis ? Quel devis ?
Le cerveau tout embrouillé, je lâche dans une sorte de cri aigu :
— Quoi ? - avant de me reprendre dans un raclement de gorge - Euh, comment ?
— Attends. Tu as raison, il y a trop de poussière ici pour voir quelque chose ! Je vais ouvrir la fenêtre et nous allons sortir de cette chambre.
Si mon cerveau n'a pas reconnu tout de suite le tas de muscle qui se trouve devant moi, il a réussi à associer un visage au son de cette voix envoûtante. Je me trouve donc en présence de Monsieur Grégoire Legrand, une nouvelle fois !
Essayant de retrouver mon calme intérieur et surtout d'oublier le fantasme qui s'est immiscé dans mon esprit, je recule pour retourner dans le couloir, incapable de détacher mes yeux de ce torse si parfait. Pourtant, j'aurais dû car l'appel d'air provoqué par l'ouverture de la fenêtre permet à la poussière de s'envoler très rapidement et mon cerveau fait tout de suite une nouvelle association qui manque de m'achever : une pièce en travaux, un corps musclé se déplaçant vers moi, des mains qui se posent sur mes bras et des lèvres qui murmurent mon prénom..... Mon rêve érotique d'hier matin.
— Éloïse ? Tu es sûre que tu vas bien ? Tu as l'air ailleurs, me demande Grégoire en attrapant mon coude pour me faire sortir de la pièce.
Des frissons m'envahissent instantanément à ce contact pourtant innocent et mon bégaiement chronique refait son apparition.
— Euh... Ou...oui.... Ça va. Ne... ne t'inquiète pas. C'est cette poussière ... j ... j'y suis allergique et j'avoue que l'air ambiant .... m'étourdit un peu.
— Bon, suis-moi. Nous allons redescendre, nous serons mieux en bas.
Il me lâche le bras, trop vite, et je le regarde éteindre sa radio avant de se revêtir d'un tee-shirt et d'un sweat zippé poussiéreux, puis je le suis bêtement dans la descente d'escalier, incapable d'engager la conversation.
Une fois arrivés au rez-de-chaussée, il se dirige vers la gauche en m'indiquant que la cuisine se trouve dans cette direction. Nous traversons une première pièce qu'il décrit comme étant le "petit salon", une deuxième appelée "l'arrière cuisine", avant de franchir une porte en pierre cintrée pour pénétrer dans un immense espace voûté.
Grégoire avance dans la pièce et me fait signe de venir m'asseoir sur une des chaises meublant l'interminable table en chêne située en son milieu. Et, tout en se dirigeant vers le fond de la cuisine, il me demande si je souhaite boire quelque chose. Je prends place et décline poliment sa proposition ; ma gorge est nouée, mon estomac retourné, je suis incapable d'avaler quoi que soit. L'idée même de m'asseoir à ses côtés pourrait me faire renvoyer mon petit-déjeuner sur le champ. Je le vois alors attraper une bouteille de soda dans le réfrigérateur du fond et je me souris à moi-même en pensant que c'est bien la seule chose normale que je vois depuis mon arrivée dans ce château : un frigo et du coca ! Je suis donc bien encore sur terre ! Alléluia ! Et tandis qu'il remplit son verre de boisson à la couleur marron, je me risque à le questionner.
— Tu ... tu fais les travaux ?
— Euh... oui, réplique-t-il sans même se retourner.
Bon d'accord, question bête, réponse idiote. La tête baissée sur mes doigts que je triture, je tente une reformulation.
— Mais tu interviens tout seul ? Tu n'as pas une équipe avec toi ? D'ailleurs, je n'ai pas vu de camion d'entreprise dehors ?
D'où puis-je bien sortir cette logorrhée aussi débordante que surprenante ? Je n'en sais rien mais je dois me calmer ! Ce n'est pas comme si je parlais à Grégoire Legrand après tout!
— Non, je préfère travailler seul la plupart du temps.
— Oh. D'accord.
Je marque une pause et aucun de nous ne prononce un mot. Grégoire n'est pas très loquace et je suis moi-même plus que nerveuse de parler à cet homme. Alors, à la fois mal à l'aise de ce silence et craintive de commettre une maladresse en lui demandant davantage de renseignements, je relève la tête et décide de reprendre la conversation sur ce que je suis sûre d'à peu près maîtriser, le versant professionnel :
— J'ai rendez-vous avec les propriétaires du Domaine à onze heures. Sais-tu s'ils sont arrivés ?
Grégoire se retourne enfin, j'ai cru qu'il ne le ferait jamais, et il vient s'assoir à mes côtés. Il pose son verre de soda sur la table et me répond en appuyant chacun de ses mots :
— C'est avec moi que tu as rendez-vous.
J'essaye de faire abstraction de ce regard si intense, si déstabilisant qu'il s'amuse tout à coup à poser sur moi, même si je suis incapable de m'en détourner. Je fais de tout mon possible abstraction de la chaleur qui m'envahit de façon incontrôlable et me concentre doublement pour rester professionnelle.
— Ah ... tu ... tu es le maître d'œuvre du chantier ?
Je n'ai jamais vu de maître d'œuvre prendre activement part aux travaux mais pourquoi pas ? Tout est possible avec cet homme.
— Oui et non, me retourne-t-il toujours très posément et sans me quitter des yeux un instant. Je suis le propriétaire des lieux et en tant que tel, un peu le maître d'œuvre de cette restauration aussi.
J'ai l'étrange sentiment qu'il cherche là à analyser ma réaction, comme s'il attendait quelque chose de moi. Mais, au risque de le décevoir, le sentiment qui prédomine pour l'instant est surtout l'incrédulité.
— Attends, tu es sérieux ? Tout ça est à toi ? je rétorque en désignant les lieux d'un mouvement de main circulaire.
— Je n'ai jamais été aussi sérieux Éloïse, m'affirme-t-il de sa voix caressante. Cette propriété m'appartient désormais.
J'ai chaud. Très chaud. Et la pièce qui nous entoure, pourtant immense, me semble soudainement bien trop exiguë.
— Tu t'es plutôt enrichi depuis l'époque du lycée dis-donc, je réplique, maladroitement. Ça t'a plutôt réussi de me larguer comme une vulgaire chaussette – pour rester polie !
— C'est un héritage, réplique-t-il alors froidement, les sourcils froncés et le regard fuyant.
— C'est vrai que j'ai lu dans les journaux il y a peu que le Domaine était en vente suite au décès de son propriétaire mais je ne savais pas qu'il ...
— Il ne l'est plus aujourd'hui, me coupe-t-il, les yeux baissés sur son verre de soda qu'il remue nerveusement.
L'atmosphère s'est refroidie en un instant et je mettrais ma main à couper qu'il cache quelque chose derrière cette étrange réaction. Mais, comprenant que je n'aurai pas plus d'explications, pour aujourd'hui en tout cas, je reviens sur la raison de ma présence ici.
— A ... alors nous avons bien rendez-vous ensemble !
— J'attendais normalement un certain Monsieur Robert et je ne pense pas me tromper en affirmant que tu n'es pas un homme.
Quel sens de l'humour ! Il m'a pourtant semblé que tu t'en souvenais très bien lundi, aurais-je presque envie de répliquer. Mais je desserre rapidement les dents, après tout il ne mérite même pas que je me batte avec lui. Je me suis déjà bien trop fatiguée à ce jeu-là.
— Monsieur Robert, mon responsable, est parti en déplacement et m'a chargée de prendre son relais.
— Ok.
— Le rendez-vous d'aujourd'hui ne consiste qu'en la prise de mesures, si j'ai bien compris.
— Hein, hein. Sans feuille ou stylo pour noter quoi que soit ?
— En fait, je n'ai pas vu de véhicule devant l'entrée. La porte était ouverte et plutôt que d'attendre au mauvais endroit, j'ai décidé de rentrer pour me présenter. Il n'y avait personne en bas, j'ai donc suivi le bruit....
— Je plaisantais, m'interrompt-il de nouveau. Tu n'as pas besoin de te justifier Éloïse. Pas avec moi.
Mais, beaucoup trop déstabilisée par ce jeu du chaud et froid, je ressens le besoin urgent de m'éloigner. De lui et au plus vite.
— Je vais aller chercher mes affaires dans la voiture et on peut commencer après si tu veux.
— Ça marche, je t'attends dans le hall d'entrée.
Je me lève sans attendre qu'il ait fini de m'en donner l'autorisation et me dirige vers ma voiture à grands pas. J'ai besoin d'air et de distance pour remettre mes idées en place.
Reste professionnelle Éloïse, tais-toi et surtout, surtout, essaie de ne pas passer pour une imbécile, je commence à m'auto-ordonner en sortant de la bâtisse. Puis, soudain, je me souviens que Grégoire est venu à l'agence trois jours plus tôt sans mentionner le rendez-vous d'aujourd'hui. Pourquoi ? Que cherche-t-il à cacher? Beaucoup trop d'inconnues parasitent ma compréhension de la situation et à défaut de pouvoir tirer ça au clair, je dois m'en servir pour rester distante.
J'attrape à la va-vite mes affaires dans la voiture, je rejoins Grégoire dans l'entrée du château et lui indique sans plus de familiarité être prête pour la visite.
— Parfait, suis-moi. J'espère que tu n'es pas pressée car il y a trois niveaux et beaucoup de pièces...
Il me guide ainsi dans les dix-sept pièces du rez-de-chaussée et déjà je me demande si mon bloc sera suffisant pour prendre note de toutes les mesures des matériaux nécessaires. Le premier étage compte vingt pièces et le second une bonne quinzaine.
Grégoire avance sans cesse, se parlant à lui-même et énumérant, selon les plans gribouillés qu'il tient entre ses mains, ce dont il a besoin. Moi, je l'observe et continue de me persuader de la nécessité absolue de refouler ce que je ressens en le regardant. Car malgré le mal que cet homme m'a causé et les secrets qui semblent encore aujourd'hui l'habiter, je ne peux m'empêcher de reconnaître, en le voyant si absorbé et animé par ses projets, qu'il est vraiment à tomber ! J'aime le voir réfléchir à haute voix, revenir sur ce qu'il vient de m'énoncer avec son air sérieux, concentré. Je n'ai eu que trop peu d'occasion de le voir au naturel et si je n'étais pas encore si meurtrie par son abandon, je me laisserais totalement aller à retomber sous son charme.
*
* *
Une heure et demie plus tard, étourdie par autant de données chiffrées, de pièces en travaux pleines de gravats et de poussière, je pousse un soupir de soulagement lorsque que nous atteignons le hall du rez-de-chaussée, même si la petite voix qui résonne en moi se désole que notre rendez-vous soit déjà terminé.
— Une bonne chose de faite !
— Tu as raison. Ça fait beaucoup de mesures tout ça, j'espère que tu t'en sortiras.
— Ça devrait aller. Et si j'ai besoin, je te contacte. J'ai ton adresse mail désormais.
— C'est vrai, me sourit-il.
L'atmosphère s'est franchement détendue entre nous au fur et à mesure du rendez-vous et je ne m'étonne même plus de réussir à lui parler sans bégayer ni même me sentir totalement idiote, et plus exceptionnel encore, sans que mon visage ne vire au rouge pivoine. Alors, ma curiosité maladive le concernant reprenant le dessus, je ne peux m'empêcher de lui demander :
— D'ailleurs, pourquoi n'as-tu pas mentionné cet entretien lundi, j'aurais pu te ramener ton devis aujourd'hui ?
— Je ne savais pas que je prendrais rendez-vous avec ta boîte. Je cherchais encore un prestataire lundi pour être honnête.
— Donc... ton passage à l'agence était une sorte de ... test ?
— Non, pas du tout, rit-il à ma question. J'ai réellement besoin de ce devis mais pour un autre bien.
— Ah ok.
Etant donné la froideur de sa réponse plus tôt sur l'acquisition de ce Domaine, je repousse tout de suite la myriade de questions qui me brûle la langue, en particulier celle du nombre de propriétés qu'il possède.
— Et qu'est-ce qui t'a décidé alors ? A choisir "La Menuiserie Générale" je veux dire ?
Ou à partir il y a quinze ans ? Et pourquoi reviens-tu maintenant ? Est-ce uniquement pour me torturer de nouveau ? Car je sais que le supplice a bel et bien commencé quand son regard, aussi intense que troublant, se pose de nouveau sur moi pour me répondre.
— J'ai trouvé l'accueil disons ... assez chaleureux. Et le délai pour obtenir un devis est plus que raisonnable.
— Même si tu ne l'as pas encore ?
Nouveau sourire.
Je fonds.
— Oui, même si je ne l'ai pas encore Éloïse... Mais la journée n'est pas terminée, non ?
— Non, c'est vrai. D'ailleurs, je vais y retourner et mettre tout ça au propre. Tu en as besoin pour quand ?
— D'ici une semaine, c'est faisable ?
— Ouais, ça me paraît réalisable. On se dit pour le début de la semaine suivante au plus tard ?
— C'est parfait, allons-y comme ça ! Et maintenant on va déjeuner ?
Je ferme les yeux un court instant pour savourer ces simples mots et le sens qu'ils prennent pour moi, et ne peux refréner à mon tour un immense sourire auquel mon bricoleur préféré réagit.
— Qu'est ce qui peut bien te faire sourire comme ça ?
— Rien du tout.
Il fronce les sourcils, se voulant insistant, tandis que je hausse les épaules avant de poursuivre ; de toute façon, il connaît déjà l'histoire.
— Ça va te paraître totalement idiot mais ... après ... cette nuit ... chez Nicolas ... j'aurais donné n'importe quoi pour que tu m'invites à déjeuner.
Bon ok, j'ai parlé trop vite. Je n'arrive de nouveau plus à formuler mes phrases, je fuis son regard préférant me concentrer sur mes pieds qui jouent avec un joint de carrelage invisible, et je sens mes joues se réchauffer à la vitesse grand V.
— Raison de plus pour ne pas refuser alors ?
Je secoue la tête. C'est précisément la raison pour laquelle je dois refuser.
— Ce n'est pas sérieux. J'ai de la route et du boulot cet aprèm. Et figure-toi qu'un client assez prétentieux attend son devis pour aujourd'hui. Je ne voudrais pas le faire attendre.
— Je suis sûr qu'avec un beau sourire comme tu sais les faire, il saura patienter une journée de plus.
Oh bordel!
— Allez, insiste-t-il ! Viens, je t'invite. On a plein de choses à se raconter je pense.
Étrangement, je ne suis pas si emballée que lui à l'idée d'évoquer tous les merveilleux souvenirs du lycée. Mais faire remonter ce cauchemar à la surface me permettrait peut-être d'en connaître les raisons et de pouvoir tourner enfin la page Grégoire Legrand ?
— Allez, continue-t-il. S'il te plaît.
Et puis merde ! Il a toujours su y faire.
— OK! Mais un truc rapide alors.
Je sais déjà que c'est une erreur, j'ai capitulé trop vite, une nouvelle fois. Mais vous devriez voir son visage victorieux.
— Je vais prévenir ma collègue qu'elle ne m'attende pas et je te suis en voiture pour repartir directement après.
— Ça marche. Je vais chercher ma voiture qui est garée derrière et je te rejoins au bout de l'allée.
En montant dans mon véhicule, j'attrape mon téléphone et tape à la hâte un message demandant à Alexandra de ne pas m'attendre avant quinze heures, invoquant mon rendez-vous qui traîne en longueur. C'est la vérité, non ? Puis je pose mon front sur le volant, poussant un long soupir et recommençant à m'auto-sermonner. Mais pourquoi as-tu accepté ? Tu vas encore passer pour la cruche qu'il croit que tu es et te faire plus de mal qu'autre chose. Ce mec s'est assez foutu de toi Éloïse ! Oh la la la la la. Allez, respire ! Puis je me mets à inspirer et expirer profondément, plusieurs fois, afin d'essayer de retrouver un semblant de calme intérieur. Mais c'est sans compter sur l'aide de Grégoire qui, me faisant sursauter, vient frapper au carreau de ma portière. Quand je disais que je passe toujours pour une idiote...
En descendant la vitre, je sais que la gêne a envahi mon visage quand je le questionne timidement.
— Oui ?
— Tout va bien ?
— Oui, oui. Ne t'inquiète pas. Ça doit être la poussière, dis-je en pointant du doigt le château... Tu sais, mes allergies... J'avais besoin de respirer pour me calmer.
— Je suis désolé mais on va devoir remettre ce déjeuner. Je viens d'avoir un coup de fil important et je dois me sauver.
— Ah...
— Pas de souci, réponds-je dans un sourire forcé. Ne montre pas ta déception Éloïse, surtout reste digne ! Je vais pouvoir retourner bosser au moins comme ça !
— Je t'appelle ?
Secouant la tête, je réponds :
— C'est moi qui te contacte dès que le devis est prêt.
J'ai trop attendu que tu le fasses et je ne souhaite pour rien au monde revivre ça.
Après un court silence où aucun de nous deux ne semble prêt à dire au-revoir à l'autre, j'ose ajouter :
— J'espère que ton urgence se réglera vite.
— J'espère aussi. A bientôt.
Puis il s'en va, comme à chaque fois. Trop vite et sans que je ne comprenne vraiment pourquoi. Et toujours pile au moment où j'accepte de baisser ma garde.
Je démarre la voiture et rejoins la sortie en m'interdisant de laisser ma gorge se nouer par la tristesse que je sens m'envahir.
Et je tiens bon, quelques secondes. Jusqu'à ce que je franchisse le portail et que ma voiture croise un 4*4 de luxe noir conduit par une ravissante brune. Bien-sûr, le truc "important" n'est autre qu'une femme ! Une très belle femme! Mais je m'attendais à quoi au juste ? A ce que Grégoire Legrand s'intéresse aujourd'hui à moi ? Tu parles, certaines choses ne changeront jamais. Grégoire est toujours autant, si ce n'est plus, attirant mais bien loin d'être à ma portée. Et moi, je suis restée la même gourde qu'il y a quinze ans, fascinée par cet homme qui me prend pour un jouet. Son jouet. Comment arrive-t-il à toujours avoir cet effet sur moi ? Ça m'agace. Je m'agace. Je pensais avoir compris et dépassé tout ça avec le temps mais il me fallait une petite piqûre de rappel à priori. Retour à la réalité. Dur. Mais pas autant qu'au lycée. De toute façon, il pourrait difficilement me détruire plus qu'il ne l'a déjà fait.
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