4. Le poids du passé

" Le souvenir est une rose au parfum discret que l'on arrose avec les larmes du regret"
Claire Malesset

✨✨✨✨

Grégoire

Mardi 11 octobre 2011

La tête métallique de la masse s'écrase contre le plâtre, projetant dans l'air des centaines de particules blanches. Mes bras se contractent sous le poids de l'objet, prenant leur élan pour de nouveau frapper.

Je répète ainsi ce mouvement durant une heure, puis deux jusqu'à en être épuisé.
Mes mains sont cloquées, mes bras endoloris. Je dégouline de sueur et me dégoûte moi-même de mon odeur nauséabonde. Il est temps de s'arrêter.

Je descends les deux étages qui me séparent du rez-de-chaussée et me dirige vers l'extérieur, bifurquant par la cuisine pour attraper un soda frais et un torchon pour m'essuyer.

Je m'assieds sur les marches de la terrasse en pierre, accueillant avec joie la brise légère qui rafraîchit mon visage, et j'avale d'un trait la moitié de ma boisson.

Il y avait bien longtemps que je ne m'étais pas vidé de toute mon énergie comme ça! À croire que cette région me redonne la fougue de mes vingt ans! Cette région que nous avons pourtant fuie précipitamment, mon père et moi, au lendemain des obsèques de ma mère.

Je me relève aussitôt. Si mon esprit est décidé à se replonger dans le passé, autant trouver quelque chose pour me défouler. Et quoi de mieux pour ça qu'une nouvelle pièce à abattre?

J'embarque avec moi la cannette de soda, que je vide en grimpant deux par deux les marches du gigantesque escalier de marbre.

C'est tout de même drôle, ne puis-je m'empêcher de penser, ironique. Mon père a souhaité tout plaquer pour recommencer une nouvelle vie, loin de la Normandie, prétextant ne pas être capable d'affronter les souvenirs laissés par ma mère. Et me voilà aujourd'hui, tel un châtelain, à arpenter les couloirs de cette demeure bourgeoise qui n'est autre que la mienne.

M'était-il seulement possible d'y échapper ? Quand je repense à ce qui m'a ramené là, il m'est permis d'en douter.

Je secoue la tête et recommence avec force et détermination ma démolition, davantage pour exhumer mes démons que pour avancer dans ce vaste chantier.

J'espère seulement que mon père comprendrait mon choix, lui qui a choisi l'exil pour échapper à ma famille maternelle, celle-ci n'ayant jamais accepté que ma mère tombe éperdument amoureuse d'un vulgaire ouvrier. Aristocrates de génération en génération, ma grand-mère maternelle comptait bien voir perdurer sa digne lignée familiale. Alors, quant à quelques semaines de son mariage avec l'un des plus riches propriétaires terriens de la région, ma mère a annoncé à tout le monde qu'elle comptait finalement épouser mon père, simple menuisier, dont elle attendait un enfant de surcroît, ma grand-mère, à défaut d'échapper à l'humiliation sociale, a frôlé l'arrêt cardiaque. Ma mère n'a pas été reniée par ses parents mais ceux-ci ne lui ont jamais vraiment pardonné son choix. Si bien que mon père, ne supportant pas de voir celle qu'il aimait souffrir de cette situation, a très vite choisi de se reconvertir pour trouver un emploi offrant de belles perspectives d'évolution. A force de travail acharné, il est ainsi devenu directeur d'un groupe réputé d'agences de voyage, lui permettant d'offrir à ma mère une très belle maison, des tenues sophistiquées et des voyages aux quatre coins du monde. Mais, malgré ce train de vie s'apparentant réellement à ceux de mes grands-parents, mon père n'a jamais été considéré par ces derniers comme un homme à la hauteur pour leur unique héritière.

Alors, lorsque quelques heures à peine après l'enterrement de ma mère, ma grand-mère est venue me "réconforter" en me rappelant l'exemple de ma mère pour m'expliquer que la vie était bien trop courte et que "gâcher" mes études ne me permettrait pas de "relever le niveau" de la famille, mon père a décidé qu'il était temps de prendre le large. Trois jours plus tard, notre maison était mise en vente, nos cartons prêts et nous roulions vers une nouvelle vie, sans avoir pris le temps de dire au revoir à quiconque.

Et quinze ans après, je fais le chemin en sens inverse, replongeant dans tous ces souvenirs douloureux, terminé-je mon retour en arrière en posant la masse sur le sol.

Il n'est pas encore midi mais je m'arrête là pour aujourd'hui, mes bras n'en supporteront pas plus. Je vais rentrer à l'appartement, sauter sous la douche qui s'impose manifestement, avant de consacrer mon après-midi à travailler sur les plans du Domaine.

Je me nettoie le visage et referme la fenêtre de la pièce. Je regagne le rez-de-chaussée, récupère mes affaires dans la cuisine et verrouille la double porte d'entrée du château. Puis je me dirige jusqu'à mon pick-up et m'adosse contre le capot quelques instants.

Non, mon père n'a pas fait tout ça pour rien, ressens-je tout à coup le besoin de me convaincre. Il ne nous a pas installés en Ardèche, dans un petit village du Sud, tout autant paumé que typique, pour rien. Il n'a pas non plus repris son métier de menuisier avant de créer sa propre entreprise deux ans plus tard, pour rien. Non, mon père n'a pas fait tout ça pour rien puisqu'il a fait de moi un véritable artisan. Un menuisier qui va mener à bien les travaux de rénovation qui lui incombent dorénavant, même s'il s'agit de la maison que ma mère a fuie. Et tant pis si j'y passe le plus clair de mes journées à détruire des murs faits de plâtre et de torchis, cela m'aidera peut-être à me délester du poids du passé.

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