3. Désillusions

"Une rose écorchée bleuit"
Paul Eluard

✨✨✨✨

Éloïse

Mardi 11 octobre 2011

La résonance quotidienne du réveil parvient à mes oreilles, me sortant comme à l'accoutumée d'un nouveau songe. Un songe divertissant pour une fois, beaucoup plus divertissant. Quel dommage...

Par habitude, ou pure dolorisme, je ne sais plus vraiment, je me tourne de l'autre côté du lit, pour y découvrir avec étonnement mon mari. Que fait-il encore couché à ... cinq heures trente ! Mais bon sang, la vraie question est plutôt que fait-il à ME réveiller à cinq heures trente? Je m'apprête d'ailleurs à le lui demander quand je l'entends devancer ma pensée alors qu'il se tourne vers l'alarme pour l'éteindre.

— Je dois être au bureau de bonne heure ce matin. Tu as bien dormi ?

— Hein, hein, je lâche dans un soupir plaintif. Jusqu'à il y a cinq minutes, oui, je dormais plutôt bien. Et toi ?

— Ça va, me répond-il, déjà sur le point de franchir le seuil de porte de notre chambre pour aller se préparer.

Que nos échanges sont tristes et froids... J'aimerais tant qu'il me prenne dans ses bras et me rappelle que nous nous sommes mariés il y sept ans parce que nous étions amoureux l'un de l'autre, et non pas uniquement parce que nous voulions fonder une famille. Mais, force est de constater que nous sommes devenus comme tous ces couples qui cohabitent plutôt qu'ils ne vivent ensemble. Nous n'avons pas su y échapper, nous non plus. Était-ce seulement possible? Je me suis toujours convaincue que oui, nous étions différents. J'en doute plus que jamais à présent.

A peine éveillée mais déjà découragée par cette journée qui s'annonce, j'attends que Maxime parte travailler avant de me lever. Je ne me sens pas capable d'affronter une nouvelle fois la distance qui s'installe chaque jour un peu plus entre nous. Sentiment qui doit d'ailleurs être partagé puisqu'il quitte la maison sans même venir me dire au revoir.

" Les époux se doivent respect, fidélité, secours et assistance". Monsieur le Maire ne nous a jamais demandé de nous aimer après tout...

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Sur le trajet qui me conduit jusqu'au bureau, je mets en route ma playlist de chansons mélodramatiques, m'enfermant davantage dans mon marasme matinal. Je pousse le volume à fond, de telles chansons sont faites pour ça après tout; pleurer sa peine à en gerber et faire comme si de rien n'était après. Mais, pour une raison étrange, la "grenade" de Bruno Mars me renvoie aux images de mon fantasme nocturne, probablement parce j'ai moi aussi enduré stupidement trop de douleur pour Lui... Je revois son regard joueur quand il prononçait mon prénom; son torse nu, bien plus dessiné que dans mes souvenirs de toutes ces semaines où j'allais le supporter dans les gradins du gymnase lors de ses entraînements de basket; ses bras qui attrapent les miens pour m'attirer contre lui, ses lèvres qui s'approchent lentement des miennes et ... cette sonnerie ! Je la maudis de m'avoir si brutalement ramenée à la réalité alors que je devrais la vénérer d'être intervenue avant l'irréparable. Même s'il ne s'agissait que d'un rêve.

Je soupire. Cela faisait dix ans que Grégoire Legrand n'avait plus hanté mes nuits. Et je me pose déjà mille questions, moi qui pensais avoir réussi à laisser derrière moi les spectres du passé. Les apparences portent à croire que non... Mais ce qui me terrifie le plus est ce besoin que je ressens, depuis mon lever, de retourner me coucher pour reprendre ce rêve là où il s'est arrêté. Je m'y sentais si bien, à ma place; une sensation que je n'ai pas connue depuis si longtemps. Depuis quinze ans je dirais si je ne m'interdisais pas autant d'y penser.

Je me gare sur le parking de la menuiserie puis inspire et expire à pleins poumons. Je dois par tous les moyens me recentrer sur mon travail. C'est pourquoi je sors de ma voiture sans plus attendre, et me dirige vers l'entrée de l'agence. Je remarque alors que la lumière des bureaux est allumée. Nous sommes mardi, il est donc impossible qu'Alexandra soit déjà là, elle ne commence pas avant neuf heures ce jour-là. Impossible aussi que cet oubli soit l'œuvre des gars de l'atelier, ils ne passent jamais par le bureau le matin. Quant à Monsieur Robert, le gérant, inimaginable qu'il soit au boulot avant le milieu de la matinée.
Sur mes gardes, j'entre avec prudence. Personne à l'accueil. Je m'apprête à faire le tour de l'agence quand la sonnerie du téléphone portable de Monsieur Robert retentit. Persuadée que ce dernier l'a oublié là la veille au soir, je me dirige vers son bureau d'un pas franc et l'aperçois décrocher le téléphone pile au moment où j'entre dans la pièce.

Mince alors ! En huit ans de boîte, je n'avais jamais vu mon patron arriver avant dix heures. Je jette un coup d'œil à ma montre, mes égarements matinaux m'ayant peut-être fait perdre la notion du temps... Non. Il n'est que huit heures. Mon étonnement doit d'ailleurs se lire sur mon visage car je vois Monsieur Robert faire patienter son interlocuteur en posant une main sur le combiné qu'il a reculé de son oreille :

— Un problème Éloïse ?

— Euh ... non... pas du tout Monsieur Robert. C'est juste qu'il est ... arrête-toi tout de suite Éloïse ... rien, laissez tomber.

Je fais volte face pour sortir à toute vitesse de ce bureau. Quelle gourde !

Je m'assieds sur ma chaise et entend mon patron reprendre le cours de sa conversation. J'allume mon ordinateur, me rassurant comme je peux en constatant qu'au moins ce dernier est désormais au courant que j'occupe mon poste une demi-heure avant l'heure prévue par mon contrat. C'est déjà ça.

Et comme pour chasser au plus vite le trouble qui me colle à la peau depuis mon réveil, je décide de m'attaquer au devis de Grégoire et de ne pas attendre jeudi pour le lui faire parvenir. Si je veux qu'il sorte de mes pensées, je dois avant tout le faire sortir de mes dossiers.
Je reprends les notes d'Alexandra et constate qu'il n'a demandé que la fourniture des matériaux et non la pose; il réalise donc les travaux lui-même. Et voilà, il n'en faut pas plus à la machine qui me sert de cerveau là-haut pour relancer les images de mon rêve : une pièce en travaux, une ceinture de charpentier accrochée à la taille...

— Éloïse !

La voix lointaine de Monsieur Robert me fait sursauter et revenir en une fraction de seconde à la réalité. Bon sang! Je saute de ma chaise pour me précipiter dans son bureau, loin de ce rêve, honteuse car persuadée d'avoir les joues toutes colorées.

— Éloïse, asseyez-vous s'il vous plaît. Je dois m'absenter à compter de demain et jusque la fin de la semaine pour assister et animer en partie un congrès organisé par l'enseigne à destination des futurs franchisés. Je ne pensais pas y participer mais le directeur général m'a personnellement appelé pour me demander de venir présenter notre fonctionnement interne, il était donc délicat de refuser. Vous comprenez maintenant mon arrivée matinale, finit-il sa phrase en relevant son regard vers moi...

Eh mince, grillée ! Je ne réponds pas. C'est inutile mon visage le fait pour moi.

Monsieur Robert n'insiste pas. Depuis le temps que nous travaillons l'un avec l'autre, il a appris à repérer ce qui constitue chez moi une maladresse et non un jugement. C'est bien la seule chose qui me fait tenir à mon poste, cette confiance aveugle qu'il me porte. Ça et le fait de m'être attachée au fil des années à l'homme juste, intègre et professionnel qu'il cache derrière la froideur et l'indifférence le caractérisant à prime abord.

— ... J'ai besoin de votre aide pour travailler sur la présentation que je vais devoir faire de notre agence. Je vous demande donc de mettre de côté ce que vous étiez en train de réaliser pour aujourd'hui ; Alexandra prendra le relais de l'accueil le temps que nous terminions ce travail.

— D'accord mais nous sommes mardi et elle n'arrive pas avant neuf heures.

— Bon... Eh bien disons que vous allez m'envoyer par mail la dernière présentation de l'agence que j'étudierai seul dans un premier temps, ce qui laissera le temps à votre collègue d'arriver. Puis vous me rejoindrez pour tout mettre à jour et chercher avec moi les données à actualiser et à ajouter. Il faudra donc que vous ressortiez le dernier rapport d'activité.

— Bien.

— En attendant son arrivée, vous pouvez peut-être commencer les démarches pour me réserver billets de train, chambre d'hôtel et tout ce qui va avec pour mon séjour. Tenez, dit-il en me tendant un document, vous trouverez-là tous les détails qui vous seront nécessaires. Je vous rappelle quand j'ai terminé le premier travail. Merci Éloïse.

Je me lève et retourne à mon bureau. Je referme sur-le-champ le dossier Legrand resté entrouvert, bien trop contente de pouvoir réaliser ce vrai travail d'assistante qui me manque tant il se fait rare dans mon quotidien. Je m'atèle à mes recherches et remarque à peine l'arrivée d'Alexandra. Seul le coup de téléphone de Monsieur Robert me fait relever la tête. Je le rejoins aussitôt dans son bureau et nous débutons notre travail de présentation.

✨✨

Il est dix-huit heures quand j'enregistre la version définitive du Power Point de présentation de l'agence et me dirige vers le bureau de Monsieur Robert pour lui remettre mon travail concentré sur clé USB. J'ai passé ma journée à courir : faire les réservations de train, hôtel, taxis, repas..., préparer l'agenda détaillé et documenté des trois jours de congrès, organiser ses dossiers en fonction des thématiques journalières, relire nos derniers rapports d'activités pour relever les informations indispensables et actualisées, travailler sur les présentations qu'il animera, notamment celle de l'équipe et pour ce faire courir en talons dans l'atelier pour prendre tout le monde en photo, y compris les stagiaires pustuleux du moment... Alors, c'est exténuée que je prends place sur le fauteuil faisant face à son bureau et que je laisse mon patron clôturer cette journée.?

— Je tenais à vous dire que vous avez fait un travail remarquable aujourd'hui et je vous en remercie car je vous avoue que je n'étais pas vraiment serein après le coup de fil de notre cher directeur hier soir. Pourtant, je pars ce soir en toute tranquillité, et c'est bien grâce à vous Éloïse. A mon retour, nous discuterons de votre évolution. J'entends en terme pécuniaire bien-sûr, vous savez tout autant que moi que l'évolution de vos tâches quotidiennes n'est possible que par le terrain, ce que vous refusez encore. Vous êtes un véritable bras droit pour moi Éloïse et la tête pensante de cette agence. Alors, je n'ai pas d'autre mot qui convienne mieux que merci.

— Je vous en prie, réponds-je gênée.
Monsieur Robert marque d'ailleurs une pause pour me laisser le temps de digérer tant de flatteries, un autre trait de caractère qu'il a su appréhender avec les années.

— Si vous avez besoin de me contacter pour une urgence, faites-le par mail, s'il vous plaît. Et pour la partie purement commerciale qui vous poserait problème, je vous renvoie vers notre chef d'équipe Thierry. Pour le reste, je ne m'en fais pas trop, termine-t-il dans un sourire. Sur ce, je vous laisse vous échapper pour retrouver vos obligations familiales et vous dit à lundi prochain. Bonne soirée Éloïse.

— Merci Monsieur Robert. Bonne soirée à vous aussi.

Je quitte le bureau quelques minutes plus tard, le visage fendu d'un sourire naïf, simple et heureux. Je suis fatiguée de ma journée il est vrai mais l'adrénaline qu'elle m'a procurée m'a fait me sentir utile et vivante.

Le trajet retour jusqu'à la maison me renvoie alors dans mes aspirations de jeune lycéenne, lorsqu'à quinze ans, je me voyais devenir assistante du directeur d'un énorme groupe, avocate, rédactrice en chef d'un magazine à succès ou tout autre poste incluant des grandes responsabilités associées à de nombreuses heures de travail. J'imaginais une vie à la Carrie Bradshaw : exclusivement urbaine avec un agenda mondain surbooké, des tenues des plus grands créateurs en vogue et bien-sûr, un petit ami hyper sexy, toujours vêtu de costumes haute-couture, tout autant impliqué que moi dans sa carrière de businessman et que je retrouverais tard le soir dans notre penthouse haut standing de la plus prestigieuse résidence de la ville....

Oui, je rêvais de devenir quelqu'un, de laisser une trace dans ce monde. Mais tout ça, c'était avant Lui. A l'époque où je pensais avoir la vie devant moi. Où, de façon totalement incrédule, je croyais qu'il était possible de réaliser ses rêves, qu'il suffisait de travailler dur pour y parvenir. 

Entre temps, l'insouciance de ma jeunesse m'a été volée, emportant avec elle sa naïveté.

Je vis aujourd'hui en pleine campagne, entre la forêt et les champs de chevaux, avec pour voisins les plus proches, les poules de la ferme d'à côté. J'occupe un poste basique de secrétaire améliorée et je me rends au travail habillée selon l'humeur du matin, ce qui signifie "jean-basket" les trois quarts du temps. Quant à mes perspectives d'évolution, elles sont .... inexistantes. Je suis donc à mille lieux de mes ambitions d'adolescente. Je me sens faible et inutile alors que tout ce que je désirais dans la vie, c'était être forte et indépendante. Et mon mental d'acier s'est bien effrité avec le temps et les obstacles rencontrés. Mais je fais face. Je survis. N'est-ce pas ce que nous faisons tous ?

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