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"C'est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante "
Antoine de Saint Exupéry
✨✨✨✨
Trois mois plus tôt,
lundi 10 octobre 2016
Éloïse
Il est six heures trente.
Le son déplaisant de l'alarme de mon téléphone me sort une fois de plus d'un rêve bien loin d'être fantaisiste. La cession de cette nuit m'emmenait tout droit au rayon réclamation du supermarché du coin où j'élevais la voix contre une pauvre et inoffensive employée. La raison était simple : les packs de lait vendus comme étant en promotion sur le prospectus que j'agitais avec force sous son nez n'étaient plus disponibles en nombre suffisant dans le magasin. « C'est inadmissible » criais-je avec force, les yeux exorbités et les narines gonflées.
Un souffle découragé passe mes lèvres. Quel constat effarant de réaliser que mon inconscient est lui aussi devenu ennuyeux à mourir.
Je me tourne de l'autre côté du lit, la couverture est baissée, les draps sont vides et froids. Maxime est déjà levé et sans doute déjà parti travailler. Bien évidemment... Ma naïveté m'arrache un second soupir ; après sept années de mariage je me demande encore pourquoi je continue d'espérer ce qui ne viendra plus.
J'éteins l'alarme du téléphone et laisse ma tête retomber de tout son poids sur l'oreiller. Nous sommes lundi, une nouvelle semaine commence. Une semaine semblable à toutes les autres, aussi longue que toutes les autres. Je n'ai pas envie de me lever, pas envie de déjeuner, de m'habiller et encore moins d'aller travailler.
Et pourtant, me voilà un peu plus d'une heure plus tard à me garer devant les locaux de « La Menuiserie Générale », l'entreprise qui m'emploie en tant qu'assistante commerciale. Mon métier est simple : jongler entre l'accueil physique et téléphonique, suivre les dossiers clients et fournisseurs, pour l'essentiel. Compétences requises : être discrète, autonome et efficace, le tout accompagné d'un sourire en toutes circonstances. Et je peux vous assurer qu'il m'en coûte parfois face à certains clients.
J'occupe ce poste depuis huit ans et il y a bien longtemps que j'en ai fait le tour. L'agence locale est petite et l'ambiance y est détendue et familiale, beaucoup plus agréable que sur d'autres antennes, mais le problème n'est pas là. Non, l'ennui c'est que j'ai trente ans... et déjà plus rien à y apprendre.
— Oh toi, à voir ta mine réjouie, ça n'a pas l'air d'aller, m'accueille Alexandra, l'assistante comptable avec qui je partage mon bureau.
— Ça va, ne t'inquiète pas. C'est juste que c'est lundi et qu'il faut se réveiller et se remettre dans le bain. On n'est pas tous passionnés par notre boulot au point d'être impatients de se retrouver ici comme toi !
— Allez, c'est reparti pour la déprime du lundi matin ! Je te l'ai dit et répété cent fois Éloïse, va voir ce qui se fait ailleurs si cela peut t'aider.
Je souffle, encore. Je sais qu'elle a raison mais je ne peux m'empêcher d'essayer de me justifier, comme à chaque fois.
— Tu sais aussi bien que moi que c'est compliqué....
— Compliqué ? me coupe-t-elle aussitôt. Mais qu'est-ce qui est compliqué bon sang ? Ta liberté quasi-totale dans la réalisation de ton travail ? La confiance entière du patron ?
Le sourire embarrassé qui se dessine sur mes lèvres l'encourage bien évidemment à poursuivre son réquisitoire.
— Arrête, s'il te plaît ! Tu fais ta journée de sept heures sans aucun stress et tu rentres retrouver ton mari aimant dans ta grande et belle maison, avant de recommencer le lendemain. C'est ça que tu trouves compliqué ? Vous avez raison, votre vie est vraiment difficile Madame Dupin ! m'achève-t-elle en levant les yeux au ciel. Ah, Éloïse, si seulement tu savais combien de femmes t'envient !
Combien de femmes m'envient ? je me retourne la question, amère. Si seulement elle savait, combien c'est moi qui envie les autres...
Alexandra est plus qu'une collègue. Au fil des années, elle est devenue une personne importante pour moi, une amie sur laquelle je peux compter. Mais notre relation est altérée par ses nombreux désirs idylliques inassouvis.
Petite brune rondelette, rabat-joie de nature, pour ne pas dire déjà aigrie à l'aube de ses vingt-huit ans, elle n'a aucune vie familiale, amicale ou amoureuse qui puisse la faire sortir un peu. Non, elle a un chat, « Peeta », rien à voir avec le pain libanais mais plutôt en référence au célèbre tribut mâle du district douze, et son travail. Surtout son travail, sa vraie passion. Elle rêve, sans oser l'avouer, de perdre une trentaine de kilos, de rencontrer le joli blondinet qui hante ses rêves éveillés, de l'épouser dans la plus pure des robes blanches qui puisse exister avant de pondre une ribambelle de « mini-eux » qui grandiront dans leur maison en bois entourée d'une pelouse parfaitement tondue où galoperait leur adorable labrador beige...
Alors, même si Médor n'est pas vraiment à l'ordre du jour de mon côté, elle jalouse ma vie et ne peut comprendre que celle-ci me paraisse vide, fade, à peine commencée mais déjà toute tracée. Une cellule dorée. Et je ne peux la blâmer pour ça. Sa rancœur me ramène souvent à la réalité des choses, de ce que je suis et de ce que j'ai, comme ce matin par exemple. C'est pourquoi je n'insiste pas, je préfère laisser tomber. À la place, je fuis au premier étage, dans notre réfectoire improvisé, et vais nous préparer du thé. C'est bien le thé, bien mieux que de se disputer.
À travers le geyser assourdissant de l'eau qui entre en ébullition, j'entends la porte d'entrée de l'agence s'ouvrir, un client est arrivé. Je ne me presse pas, Alexandra peut prendre mon relais pour une fois et elle me semble assez en forme ce matin pour ça. J'attends que la bouilloire termine son œuvre et je plonge les deux sachets en mousseline dans l'eau fumante avant de redescendre l'escalier, concentrée sur le liquide brûlant que je tiens entre les mains. Je contourne le comptoir d'accueil ouvert sur notre espace de travail, pousse la porte battante à l'aide de mon dos et dépose les tasses sur le bureau d'Alexandra. Et alors que je m'apprête à remercier ma charmante collègue pour son aide précieuse et à reprendre mon poste, mes yeux se figent, mon corps s'immobilise, soudainement paralysé.
Dites-moi que je rêve. Mon Dieu s'il vous plaît, dites-moi que je suis en plein rêve.
Mais j'ai beau implorer les divinités et presser les paupières pour tenter de reprendre pied, mes pupilles sont contraintes d'affronter la réalité : Il est là. Lui. Ici. Aujourd'hui. Face à moi.
Paniquée à l'idée qu'il puisse me reconnaître, mon instinct de survie se manifeste pour m'ordonner de refaire à la hâte mes pas en sens inverse et venir m'asseoir sur le fauteuil d'Alexandra. M'efforçant de calmer la cadence rythmée de mon cœur plus vraiment habitué à être ainsi bousculé, je feins de travailler sur ce bureau qui n'est pas le mien.
Pourtant, mes yeux indisciplinés ne peuvent s'empêcher de l'observer ; sans doute ont-ils besoin de vérifier que je ne suis pas en train de fantasmer comme je l'ai trop souvent fait.
Il a vieilli, ses traits sont plus marqués, plus prononcés, bien qu'ils restent d'une douceur et d'une harmonie qui me troublent au plus haut point encore aujourd'hui. Son teint est davantage hâlé que dans mes souvenirs du lycée, en contraste avec la pâleur qui caractérise la majorité des habitants de cette région, moi la première. Ses cheveux châtains, coiffés d'un léger mouvement sur le côté, sont plus longs aussi. Associés à cette barbe naissante, ils renforcent ce côté viril que j'affectionne particulièrement et qui le rend si séduisant. Tout aussi séduisant qu'il y a quinze ans je dirais, si seulement j'osais être honnête avec moi-même. Mais mon courage comme mon intégrité se sont toujours envolés à ses côtés.
Ses iris noisette croisent un instant les miens et je remercie Alexandra, accoudée au comptoir pour prendre des notes, de mettre fin à ce jeu dangereux en se redressant pour lui demander les cotes des fenêtres et portes d'entrée pour lesquelles il souhaite obtenir une estimation.
Pas ses yeux, surtout pas ses yeux. J'ai bien trop fouillé dedans pour rester indifférente.
Sur l'ordinateur, les tableaux de comptes s'ouvrent à moi, mais je n'essaye même pas d'y toucher et encore moins de les comprendre. Ça non. Je préfère, du coin de l'œil, continuer d'épier celui que je pensais ne jamais revoir et qui sort de la poche arrière de son jean un bout de papier pour en lire les mesures demandées.
— Douze fenêtres en PVC à deux battants...
Ma poitrine se contracte instinctivement au son de cette voix posée et enveloppante, qui me revient en mémoire tel un nouveau coup qui marquerait mon K.O. Cette voix que j'ai eue pour moi seule toute une nuit.
— Pouvez-vous répéter plus lentement ? lui demande Alexandra, peu habituée à prendre mon relais à l'accueil.
Visiblement amusé par l'inexpérience de son interlocutrice, notre nouveau client – non Éloïse, pas notre. Grégoire Legrand n'a jamais appartenu à personne, à toi encore moins qu'aux autres, LE nouveau client – Le nouveau client donc, lui tend le morceau de papier comportant les cotes à relever, profitant de ce laps de temps pour poser de nouveau son regard sur moi.
Bon sang, pourquoi ne suis-je pas restée en haut plus longtemps ? Ou même partie au supermarché acheter mes packs de lait tiens ?
Je ne détourne pas la tête de l'écran d'ordinateur, ma gêne se verrait immédiatement, mais je sais qu'il m'observe. Je sens son regard me détailler à son tour tandis que je m'efforce, de façon quasi herculéenne, de garder le mien fixé sur le moniteur. Il cherche sans doute à se souvenir s'il a déjà touché ce corps, lui qui a vu défiler dans son lit la moitié des filles du lycée ; l'autre moitié, dont j'aurais préféré faire partie, n'étant pas suffisamment à son goût pour mériter ne serait-ce qu'un regard de Monsieur la star du bahut.
— Donc, il vous faudrait douze fenêtres PVC deux vantaux, hauteur 115 et largeur 100. Volets roulants intégrés ?
— Pardon ?
— Volets roulants ? Pour les fenêtres ?
Bien joué Alexandra, rappelle-lui bien ce qui l'amène là.
— Oui. Vous pouvez les ajouter. Mettez également quatre portes d'entrée acier avec placage bois, poussant droit, hauteur 193 par 188 de largeur.
— Ok, alors quatre ..., répète Alex en continuant de prendre note.
— Qu'avez-vous comme modèle de portes cochères ? lui demande-t-il sans lui laisser le temps de terminer son relevé de mesures.
— En portes cochères ?
Oh non, je ne le sens pas....
— Attendez.
Et les images de ce qui va suivre défilent à toute vitesse dans mon encéphale : Alexandra qui se tourne vers moi. Moi qui pique un fard monstrueux et qui bégaye. Lui qui se moque de moi. Et moi qui cours me réfugier dans les toilettes pour pleurer. Bref, rien de plus qu'un douloureux bond de quinze ans en arrière, dans mon banal quotidien de lycéenne.
— Tu pourrais renseigner le Monsieur pour des portes cochères ?
Non, je ne peux pas justement, pas cette fois, j'aimerais pouvoir lui répondre. Mais ma conscience professionnelle, visiblement plus forte que mon ego, me l'interdit formellement. Alors, sentant tout le sang de mon corps affluer à vitesse grand V vers mes joues, j'inspire discrètement, je redresse ma tête et me jette dans la gueule du loup.
— Nous avons plusieurs modèles. Voulez-vous les voir sur catalogue ?
La rougeur qui a gagné mes pommettes depuis que nos regards se sont croisés n'est rien en comparaison au trouble qui me brûle le visage quand il me répond :
— Oui, Éloïse, j'adorerais les voir.
Oh bordel ! Bordel de bordel de bordel !
Qu'il me reconnaisse ne suffisait pas, non il fallait qu'en plus il se souvienne de mon prénom. Cela aurait pourtant été tellement plus simple qu'il m'ait oubliée, que je continue de vivre en pensant qu'il m'a oubliée.
— Ok ! je laisse échapper dans un souffle, davantage pour me donner du courage que pour lui répondre.
Respire Éloïse, respire. Il t'a reconnue mais cela ne change rien. Quinze ans sont passés, cela ne change rien.
J'avale difficilement ma salive et me lève du bureau d'Alexandra pour enfin regagner le mien, récupérant au passage un catalogue dans le placard attenant.
Je dois juste éviter ses yeux. Je peux éviter ses yeux.
— Voila... Alors... Du ... Du sur-mesure... je suppose ?
Je bégaye.
— Bonne supposition, me retourne-t-il, un sourire à peine contenu dans la voix.
Nous y voilà. Il se fout de moi.
Je baisse la tête et ramène mes cheveux derrière mes oreilles pour m'aider à me contrôler.
Respire on a dit Éloïse. Ne réponds pas à ses provocations, tu es sur ton lieu de travail, tu contrôles la situation.
Et, pas le moins du monde rassurée par mes auto-encouragements dignes d'une pom-pom-girl qui se serait encore plantée de choré, je reprends.
— Donc voici les modèles que nous pouvons proposer, je lui réponds en posant le catalogue sur le comptoir pour lui indiquer de mon index gauche les produits demandés.
— Tu as changé, m'interrompt-il, le regard fixé sur ma main en mouvement.
Est-ce mon alliance que je n'ai volontairement pas cachée qui le pousse à ce constat ? Je ne sais pas. Mais piquée au vif au moins autant par sa réplique que par son retour, je ne peux m'empêcher de lui demander.
— Parce que je suis mariée ?
— Non, reprend-il, en posant ses yeux surpris sur moi. Tu as changé, c'est tout.
Je ne les avais pas perçues jusque-là, les deux fines rides du lion qui se sont installées sur son front, à mi-chemin entre ses sourcils et la naissance de ses cheveux, et qui renforcent son air contrarié par ma réplique. Grégoire ne serait plus l'homme au-dessus de tout qu'il était autrefois ? Je ne sais pas et surtout, je dois arrêter de le détailler ainsi, cela ne m'aide pas vraiment à jouer les indifférentes. Alors je détourne au plus vite le regard tandis qu'il secoue la tête comme pour se convaincre de laisser tomber et me demande s'il peut emporter le catalogue pour étudier les différents modèles.
— Oui, bien sûr. Il est fait pour ça. Tu as besoin d'autre chose ?
Mon Dieu, réveillez-moi ! Tout ceci est tellement étrange ! J'ai attendu et imaginé des dizaines de scénarios pour ce moment. Au ciné, au coin d'une rue, à la boulangerie, ou même chez le primeur ! J'ai préparé chacune de mes répliques, étudié chacun de mes mots pour ne lui offrir aucune échappatoire. Mais aujourd'hui, alors que j'ai enfin l'occasion d'obtenir mes réponses, rien ne sort, hormis cette colère puérile que je croyais pourtant enfouie. Je suis incapable de lâcher ne serait-ce qu'un « Pourquoi ? ».
Si vous ne l'aviez pas encore compris, c'est maintenant officiel je crois, Éloïse Dupin n'est qu'une idiote. Car le pire dans tout ça, c'est que je sais parfaitement que dès qu'il aura franchi cette porte pour sortir de ma vie, une nouvelle fois, je vais le regretter. Et me détester.
— Non, pas pour l'instant. Quand pourrai-je avoir le devis ?
— Je vais prendre tes coordonnées et si ça ne te dérange pas de le recevoir par mail, tu peux l'avoir d'ici trois - quatre jours. Sinon, je te l'envoie par courrier.
Je mens. Je pourrais le faire dans la matinée et l'appeler pour qu'il passe le récupérer en fin de journée mais cinq minutes de communication avec Lui m'ont déjà chamboulée alors deux fois dans la même journée, cela risquerait bien de m'achever.
— Oui. Par mail c'est parfait.
Je prends note de ses coordonnées sans pouvoir m'empêcher de penser que j'aurais donné n'importe quoi pour avoir ce numéro il y a de ça bien des années, quand je croyais encore qu'il reviendrait.
— Bien, je pense avoir tous les renseignements nécessaires. Je te le fais parvenir dès qu'il est prêt.
— J'attends de tes nouvelles alors ?
Il attend de mes nouvelles ? Je pourrais presque en rire si cette douleur lointaine mais pourtant familière n'avait pas fait son retour en même temps que lui. Mais je n'ai pas le temps de lui répondre qu'il ajoute déjà :
— À très bientôt Éloïse, en me décrochant au passage son sourire enjôleur, fier de montrer à tout le monde qu'il est parfaitement conscient de l'effet qu'il produit sur la gent féminine.
Celui-là même qui me vrille le cœur.
Toi par contre, tu ne changes pas ...
— Au revoir Grégoire, je réponds de la façon la plus détachée possible, histoire de lui faire comprendre qu'en plus d'être mariée, je ne suis aujourd'hui plus sensible à son charme.
Sauf que mon mensonge ne trompe personne. Moi encore moins que les autres.
À peine a-t-il fermé la porte de l'agence que je m'assois sur mon fauteuil pour laisser mes poumons reprendre leur fonction vitale. Ou tout du moins, s'en approcher un minimum. Je revis déjà chacune des secondes qui ont composé ces minutes furtives et je ne peux empêcher ma conscience d'assimiler cet étrange au-revoir à une promesse, une confirmation de son retour, plutôt qu'à un nouvel adieu. Foutu cerveau, incapable d'éviter ces stupides interprétations.
Pourtant, j'écarte vite cette idée - je dois l'écarter - je me sais incapable de la dépasser. Pas une seconde fois.
Et heureusement, je n'ai pas le temps d'approfondir mes réflexions, Alexandra s'approche de moi et me tend ma tasse de thé.
— Tiens, il va refroidir.
— Ah. Merci, je réponds, encore secouée par la tempête Grégoire qui vient de déferler sur moi.
Puis le téléphone se met à sonner. Je chasse son souvenir et me replonge dans mon travail pour le reste de la journée, comme s'il ne s'était rien passé. Comme si Grégoire Legrand, l'homme que j'ai aimé follement, passionnément, déraisonnablement, avant qu'il ne me brise le cœur, et même après d'ailleurs, ne venait pas de refaire surface dans ma vie.
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