-14 - Lucile

Le 07 mai 2024, Montpellier

     Aujourd'hui, mon cerisier n'a pas fleuri. Il ne le fera plus jamais.
     La toute dernière fleur, qui s'accrochait désespérément à la branche, a fini par s'envoler, elle aussi. Ses poumons ont arrêté de chercher une respiration vaine.
     J'ai mal. Une souffrance horrible, comme je n'en ai jamais eue.

     Je n'ai pas adressé un mot à qui que ce soit depuis qu'elle est partie. C'est au-dessus de mes forces. Tadhg essaie de me changer les idées, mais lui aussi, il souffre. Il ose à peine croiser mon regard, parce qu'on fond tous les deux en larmes quand c'est le cas.

     Les racines n'ont plus aucune raison de vivre sans le jeune cerisier. Elles ont envie de lâcher, mais elles se retiennent. Parce que le jeune cerisier s'est battu pendant six ans, et que c'est à leur tour, maintenant.

     J'ai l'impression d'avoir un poignard enfoncé dans ma poitrine, sans pouvoir le déloger. À chaque mouvement, il me blesse encore plus. Je ne vais jamais y arriver.

     Et puis il y a les funérailles à préparer. Le cercueil à choisir. Les musiques.
     Toutes ces choses que je refuse de faire me tombent dessus, me faisant couler encore un peu plus dans les larmes de ma tristesse.

     — Chérie ? Tu veux choisir une chanson en particulier pour la cérémonie ?
     J'ai à peine écouté la discussion autour de moi. Mon cœur saigne, mes pensées ne sont tournées que vers elle, rien d'autre ne compte.
     Je secoue la tête, tente de sortir une phrase, un mot, juste une lettre, en vain. Mes parents savent déjà ce qui était prévu si cela finissait par arriver. Ils n'ont pas besoin de ma réponse.
     — Celles que tu avais déjà choisies, alors ?
     Cette fois, j'acquiesce, le regard dans le vague. Le rire de Sakura résonne en moi, son joli visage est la seule chose que je vois lorsque je ferme les yeux pour tenter de reprendre mes esprits, et les larmes coulent à nouveau, comme elles le font depuis deux jours.
     Quarante-huit heures. Elle a pris sa dernière respiration il y a quarante-huit heures. Une éternité. Un cauchemar. Je dois me réveiller.
     — Ça va, joli cœur ?
     Non ! Ai-je envie de hurler. Non, non non, NON. Rien ne va plus. Rien n'ira jamais mieux.
     Je me presse contre Tadhg, cherchant le réconfort dont j'ai besoin. Il dépose un baiser sur mon front, puis murmure :
     — Je suis là, Lucile. Ça va aller, d'accord ? On va réussir à supporter la peine.
     On ne réussira jamais à supporter la peine. Ça fait trop mal, c'était trop tôt, beaucoup trop injuste.
     J'arrive à peine à respirer correctement, son pull doit être plein de morve, mais ses bras qui me serrent toujours plus fort sont la seule chose qui retient mon âme fissurée de se briser pour de bon.
     — Je t'aime, joli cœur. Et notre fille voudrait que tu sois heureuse.
     Notre fille. C'est ça, dont j'avais besoin pour sortir de mon état de léthargie. Me souvenir que durant ses derniers mois, et pour l'éternité entière, Sakura a un papa.
     — J'ai tellement mal... avoué-je dans un souffle, mes premiers mots depuis qu'elle s'est envolée.
     — Je sais, mo ghrá. Je sais...
     Je n'ai aucun droit de souffrir autant. Sakura, elle, ne s'est jamais plainte de la vie qu'elle a menée, des rendez-vous médicaux, de la douleur de ses dernières semaines.
     — Je veux que ça s'arrête, Tadhg. Je veux que tout s'arrête.
     Je sens ses mâchoires se contracter contre mon front, son étreinte encore plus puissante encore.
     — Je t'interdis de penser ça, Lucile, tu m'entends ? Elle sera toujours avec nous, elle sera dans tes sourires, elle sera dans ton cœur et dans le mien, alors continue de vivre, pour elle... Et pour moi.
     Il a raison. Elle sera toujours partout sans être là. Le plus dur à accepter, c'est ça, justement.
     De devoir lui dire adieu, mais de vivre avec son souvenir jusqu'à la fin de ma vie. Je ne sais pas si j'en suis capable.
     Il me répète encore et encore à quel point il m'aime, à quel point Sakura m'aime aussi, me jure que la douleur sera toujours là, mais deviendra sourde avec le temps.
     Il redonne des forces aux racines. Il leur rappelle que la vie ne s'éteint pas lorsque l'arbre meurt ; elle se met seulement sur pause pour un temps.
     Il leur apprend qu'un jour, peut-être, une nouvelle pousse pourra sortir de terre, un autre cerisier pourra fleurir, mais les racines n'oublieront jamais le tout premier arbre qu'elles ont fait grandir.
     Petit à petit, mes pleurs s'atténuent.
     Les racines reprennent vie, juste un peu.
     Le mistral souffle moins fort.
     Et à travers la vitre des pompes funèbres, de l'autre côté du trottoir, une fleur s'envole de l'arbre qui jonche la route pour venir se poser à l'entrée du bâtiment. Elle sera toujours là.

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