Samaël

Samaël était un poison, indubitablement.

Comment le décrire ? Dur à dire. Disons qu'il était l'archétype d'une personne normale, bien qu'il tende vers le beau. Si ses cheveux bruns en bataille lui attiraient des moqueries, ils auraient pu susciter en secret des chuchotements d'admiration. De même pour son visage enfantin malgré une trentaine avancée, et pour son corps mince.

Rien de très particulier, me direz-vous donc.

Mais quiconque connaissait Samaël de plus près le fuyait comme la peste – et encore, la peste lui eût été préférable, chuchotait-on. On le disait sorcier de son état et enchanteur maléfique, mais il était si redoutable que l'évêque de la ville lui-même craignait de s'en prendre à lui. Aussi chaque soir avant d'aller se coucher, le saint homme récitait-il une prière pour ses paroissiens, demandant à Dieu de les épargner de la tentation, de la peste et de Samaël l'empoisonneur.

Car c'est ce qu'il était en réalité, un empoisonneur, et même plus : un herboriste, voire un alchimiste. Si on le craignait, on le sollicitait aussi, car lui seul savait préparer les décoctions nécessaires aux maladies incurables par la volonté de Dieu, pouvoir qui ne pouvait appartenir qu'à un suppôt de Satan.

En vérité, Samaël était un humain tout ce qu'il y a de plus normal, ne serait-ce son exécrable caractère. Il faut dire qu'il vivait la plupart du temps grâce à la mauvaiseté humaine, ce qui ne l'aidait pas à se sentir heureux et épanoui. En effet, ses revenus principaux étaient issus de la vente de poisons – et c'est dire s'il en vendait ! Personne ne voulait avoir affaire à lui, mais sans lui, nombre de querelles auraient eu du mal à se dénouer ! Plus rarement, il vendait également onguents et remèdes qu'il procurait aux malades.

Dans ce dernier cas, on voyait sur lui une transformation miraculeuse : il ne grimaçait plus. Samaël aimait soigner les gens, bien qu'il détestât le montrer.


Notre histoire commence un jour où il soignait Noé, le fils d'un riche changeur du sud de la ville. Le petit souffrait d'une fièvre peu commune, et Samaël préparait décoction sur décoction, embaumant l'air d'un lourd parfum floral et boisé.

Ce jour-là fut également le jour où l'évêque en eut assez. Il devait protéger ses paroissiens, diantre ! Un disciple de Satan dans sa paroisse était inadmissible. Dieu était avec lui : tout irait bien !

Il alla voir le duc d'Avimon pour lui soumettre sa proposition. Ils discutèrent longtemps en d'obscurs termes de stratégie, et finirent par se sentir prêts. Tout de même, ils avaient un peu le trac de s'attaquer à une telle pointure.

Ainsi rassemblèrent-ils des soldats et des témoins (c'est à dire quelques péquenauds engagés pour une poignée de pièces), si jamais le maudit réclamait un procès. Il ne serait pas dit que le duc était injuste.

S'informant auprès de braves citoyens de la fière cité sur Samaël, le seigneur et l'évêque se présentèrent à la maison du changeur et exigèrent de voir immédiatement le sorcier.

Samaël, exténué après un énième échec, se montra malheureusement assez peu prévenant à l'égard des nouveaux arrivants et, sans regarder qui était là, lança une bordée de jurons à faire rougir un charretier, dont le message général était :

« Laissez moi tranquille, bande d'imbéciles, je travaille ! »

Le seigneur et l'évêque se regardèrent.

« C'est un refus d'obtempérer, votre excellence ?

On dirait bien, mon sire.

Brûlez-moi donc ce sorcier de malheur ! Cramez-moi cette bâtisse ! » hurla le seigneur.

Les soldats s'empressèrent d'obéir avec un zèle cachant mal leur joie de céder à leurs pulsions pyromanes.

Samaël, sentant la fumée, s'empressa d'envelopper son patient dans des couvertures et descendit le plus vite qu'il le put. L'odeur de résine brûlée envahissait la maison de pin, et l'herboriste se demandait comment il allait s'en sortir lorsqu'il croisa un serviteur dans les escaliers.

« La porte de derrière est ouverte ! Dépêchez vous de sauver le fils du maître !

Et vous ? demanda rudement Samaël. Que faites-vous?

Le maître n'est pas encore sorti. Je dois aller le chercher, répondit stoïquement le serviteur. »


Samaël secoua la tête en descendant. Le feu allait trop vite, sa faim dévorante était trop grande. Il sortit par derrière, fuyant les flammes avec le reste de la domesticité. Reculant pour échapper à la fumée, il regarda un instant derrière lui : le deuxième étage s'effondrait. Quelle tristesse ! Il serra le jeune garçon qui délirait dans ses bras et, se tournant vers les domestiques hagards, lâcha sombrement :

« N'abusons pas de la bêtise du duc. Quelqu'un va bientôt se rendre compte qu'il y a une porte dérobée. Partons !»

Et sans attendre, il prit la poudre d'escampette, se demandant ce qu'il allait bien pouvoir faire du gosse. Chaque inspiration lui apportait une odeur âcre de fumée et de cendres. Ça sentait le brûlé, mais Samaël, lui, sentait autre chose. La vengeance. Et à l'odeur, elle approchait à grands pas.


Le refuge de secours du petit homme brun se trouvait dans les bas-fonds de la ville. Pour le rejoindre, on devait traverser des rues pleines de mendiants, de lépreux et de d'agresseurs en tous genres – qui d'ailleurs n'étaient pas tous des réfugiés byzantins, n'en déplaise à l'évêque.

Mais en ce lieu, Samaël était connu, craint, et parfois même respecté. Malgré son air peu avenant, il en avait sauvé plus d'un dans ce misérable faubourg, et d'aucuns se disaient que, si ce n'était pas un bénéfice à court terme, mieux valait laisser l'empoisonneur tranquille, et ce même s'il avait un gosse de riche dans les bras.

Arrivant donc dans sa seconde maison, Samaël ouvrit la porte d'un coup rageur. Elle claqua violemment sur le mur délabré, fit trembler la masure de bois mais n'eut pour seul effet que de faire mal à Samaël et d'accroître sa colère.

Il descendit à la cave, car comme tout herboriste un peu alchimiste qui se respecte, notre personnage exerçait essentiellement son art en sous-sol.

Là, ruminant sa colère, Samaël chercha un moyen de se venger. Non pas qu'il soit en colère qu'on attente à sa vie, ce n'était pas la première fois, loin de là. Mais il avait une certaine éthique, et le meurtre d'un client faisait partie des choses qu'il ne pouvait pas supporter. Surtout quand il se retrouvait ensuite avec un gosse sur les bras.

Samaël ne tuerait pas. Il se l'était promis : il se refusait à tomber aussi bas que les salauds à qui il vendait ses poisons. Mais il n'était pas craint pour rien et il était largement capable de faire regretter aux assassins leurs actions pour le reste de leurs jours.

Il s'attela à son travail avec minutie, et se mit à créer de quoi punir tous ceux qui souhaitaient sa mort. Tandis qu'il parfumait la cire, il se décida. Il exécuterait son plan lors de la fête. Car oui, on fêterait sa mort : le duc d'Avimon était un fêtard invétéré, dépensant l'argent des impôts en orgies dignes de celles des romains, tandis que le peuple mourait à sa porte.

Et évidemment, il y aurait de quoi couvrir l'odeur.


Tiens, vous a-t-on déjà parlé de l'odeur à cette époque ? Non ? Et bien c'est un tort.

Sachez déjà qu'en ce temps-là les vertus du bain étaient déjà bien connues et appréciées, ou en tout cas en était-il ainsi jusqu'à ce que la peste sévisse. On se mit alors à croire que l'eau, qui ouvrait les pores, augmentait le risque d'être frappé par l'épidémie. Réaction logique : on ne se lava plus.

Et la France se mit à puer.

Ne voyez là aucune exagération. En ville, les plus pauvres, qui ne se lavaient donc plus, se mirent à sentir plus mauvais que les rues dans lesquelles ils vivaient, emplies de déchets, de déjections lancées par la fenêtre et de cadavres purulents (n'oublions pas, nous sommes en période de peste).

La puanteur des riches, quant à elle, était plus insidieuse. Afin de la masquer, ils se couvraient de baumes, de parfums et de poudres de toutes senteurs, relançant par la même occasion la profession de parfumeur, qui fut peut-être la seule à profiter de la Mort Noire, avec celle de croque-mort. Mais cette profusion de parfum ne faisait qu'empirer les choses (l'odeur, pas la peste, si vous suivez). C'était un mélange abominable de puanteur corporelle et de mille arômes incompatibles, suffoquant quiconque se retrouvait dans une pièce remplie d'aristocrates ou de bourgeois. Bien sûr, aucune de ces belles personnes ne l'aurait avoué, mais elles savaient puer. Et donc, par conséquent, tentaient de masquer toutes leurs sécrétions avec un surplus de parfum, d'encens et de bougies odorantes..

Vous l'aurez peut-être compris, la vie olfactive de l'époque ne fut pas la plus épanouie de l'Histoire.


Revenons donc à notre sujet. Tous les hobereaux aux alentours, mis au parfum de la supposée mort de Samaël, arrivèrent en grande pompe, vêtus de leur plus beaux atours pour fêter la mort de l'empoisonneur, qui avait plus d'un secret honteux sur chacun d'entre eux.

Le duc les accueillit lui-même dans la grande salle, accompagné de l'évêque. Ce dernier était mal à l'aise à l'idée à fêter la défaite d'un serviteur du Malin par une débauche de péchés. Mais après tout, il y avait raison de se réjouir ! Il n'allait tout de même pas endiguer ce qu'il prenait pour un élan de joie de la part des seigneurs ! Même les moins pieux des barons étaient venus fêter la bonne nouvelle. Il faudrait penser à organiser des chasses aux sorcières plus souvent, cela pouvait raviver la Foi, qui avait été sacrément ébranlée suite à son impuissance face à la peste...

Les convives prenaient place, le vin coulait déjà à flot, la nourriture était abondante, et les bougies parfumées parfumaient – jusqu'ici, rien de transcendantal.

Le duc, présidant la tablée, remarqua immédiatement que les chandelles n'étaient pas les mêmes que d'ordinaire. Elles exhalaient une odeur très différente par rapport à d'habitude, une suave fragrance où la pomme s'était battue en duel avec le cassis, en premier lieu. Une odeur florale mêlant l'oeillet, le muguet, la rose et on ne sait quoi d'autre encore prit ensuite d'assaut la salle, le tout sur un fond de musc et de vétiver - assurément l'oeuvre d'un maître parfumeur, étant donné le bouquet unique et imposant que déployait ne serait-ce qu'une seule de ces bougies.

Le seigneur ne comprit pas que c'était anormal. Et toutes ses réflexions olfactives furent anéanties par une remarque de l'évêque.

« Est-il courant, lors des banquets, de se comporter de la sorte ? »

L'esprit obscurci par l'alcool, le seigneur des lieux ne comprit pas immédiatement ce qui n'allait pas dans la salle embrumée par la fumée enivrante des chandelles. Pas avant d'entendre les cris.

Les convives fuyaient de toutes parts des créatures invisibles, et le duc fut pris d'une indicible angoisse. Qu'est-ce qui pouvait bien les effrayer ainsi ? Faisant volte-face, il comprit. Des ombres gigantesques se tordaient derrière lui, prêtes à le mettre en pièces. Il s'enfuit alors du château, laissant l'évêque et les autres nobliaux trembler seuls. Lui devait s'en sortir ! Il était bien trop important pour être massacré par une ombre quelconque !

Le duc courut tout droit, sans que ses gardes ne puissent le retenir. Il finit par s'abîmer dans les douves du château.


« Qu'est-ce qu'a foutu l'autre coquebert ? Je ne voulais tuer personne ! À croire qu'il a sauté juste pour m'emmerder. »

Samaël observait son oeuvre, accompagné du fils du changeur enfin guéri. Noé observait avec fascination l'herboriste, qui disait si librement des gros mots : « Qu'est-ce que tu leur as fait ? Ils courent partout ! »

- Fumée de belladone et de jusquiame noire. Très, très toxique. Et hallucinogène. Ça te retourne la tête. Tu apprendras.

Le petit leva vers lui des yeux étonnés. « Tu ne pensais tout de même pas que je te logeais gratuitement ? Il va falloir trimer, le gosse ! »

Il rajusta le manteau sur les épaules de l'enfant et s'en alla, le traînant à sa suite.

Oui, Samaël était un poison, indubitablement. Mais, comme vous le dirait si bien Noé, quand tous les autres vous font défaut, il pouvait aussi être le meilleur des antidotes.

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