Chapitre 3.2
L'instructeur avait conduit Cass parmi de minuscules cabanes surélevées un peu partout dans le camp, et l'avait laissée devant une porte qui arborait le nombre quarante-huit en immense. Elle avait frappé à la porte, histoire de ne pas empiéter sur l'intimité d'une fille qui serait en train de se changer.
La porte s'était ouverte brusquement et Cass s'était retrouvée nez à nez avec une fille plus petite qu'elle de quelques centimètres, mais qui semblait tout de même avoir son âge. Elle avait des cheveux lisses et noirs qui lui encadraient le visage, et des yeux noirs si perçants que Cass avait l'impression qu'elle lisait dans son âme.
— T'es qui ? Avait demandé froidement la fille en la laissant entrer avec réticence.
— Ta nouvelle colocataire.
— Sans blague, Sherlock. Je demandais ton prénom, idiote.
Cass avait choisi de ne pas réagir aux remarques.
— Je m'appelle Cass. Et toi, comment tu t'appelles ?
La fille s'était légèrement radoucit et avait fermé la porte derrière elles.
— Reyna Ambre. Excuse-moi, j'ai jamais eu de coloc, et t'arrives d'un coup, ça va me faire un peu bizarre au début, faudra me laisser un temps d'adaptation.
— Pas de souci, avait dit Cass en se dirigeant vers son lit pour y déposer les affaires que l'instructeur lui avait prêté juste avant. T'es là depuis combien de temps toi ? Avait-elle demandé pour faire la conversation et ne pas que sa colocataire redevienne froide.
— Depuis que je suis enfant, j'étais une des plus jeunes à l'époque. Tu vas bien, après l'initiation ?
Cass avait lissé ses draps et s'était assise sur son lit.
— Bien, c'est un grand mot. Disons que je survis, plutôt.
— Et la fille qui était avec toi ? Lune, non ? Léo m'a parlé de vous.
— Tu le connais ? Avait demandé Cass, étonnée.
— Si je le connais ? Avait pouffé Reyna. Évidemment. C'est mon meilleur pote. On est les deux doigts de la main depuis des années. Donc, Lune ? Elle va bien, elle ?
Cassiopée avait haussé les épaules.
— On a pas vraiment trop eu le temps d'en parler mais elle avait l'air déjà moins affectée que moi. C'est normal, je suppose. Lune a toujours eu un grand sens du devoir. Si elle a pensé que c'était ce qu'elle devait faire, pas étonnant qu'elle n'ait pas hésité. Je suppose que je suis juste sensible.
— T'es pas sensible, c'est elle qui est un monstre ! Personne ne pourrait faire ça de sang froid.
— Elle, si, apparemment.
Cass aurait dû se douter que Lune ne réagirait pas comme elle, ni comme qui que ce soit d'autre. Elle ne l'avait jamais fait. Même au Camp Rubis, elle était admirée ou détestée de tous parce qu'elle ne leur ressemblait pas, que ce soit physiquement ou mentalement. Elle était mille fois plus douée dans les choses auxquels les autres échouaient, et mille fois moins douée dans les choses auxquels tous les autres excellaient. C'était en partie pour ça qu'elle était la meilleure amie de Cass, alors elle savait qu'elle n'aurait pas dû se sentir terrifiée par elle à cet instant.
Mais elle l'était.
— Comment ça se passe, ici ? Avait demandé Cass pour se changer les idées, et parce que c'était la chose la plus intelligente à faire à cet instant.
— Vous allez participer à l'entraînement avec tous les autres de votre âge, avait répondu Reyna en frottant avec détermination sa veste en cuir à l'aide d'une éponge. De ce que Léo m'a dit, vous avez largement le niveau pour rejoindre sans entraînement préalable. Au pire, on vous aidera, si vous voulez. Et environ une ou deux fois par semaine, on va au front. Vous y irez pas direct, faut que vous renforciez vos compétences d'abord, mais vous allez y passer très vite.
Cass était toujours aussi stupéfiée par le fait que le Camp Émeraude laissait ses enfants aller au front aussi jeunes. C'était quelque chose que le Camp Rubis n'aurais jamais fait.
— Je t'avoue, ça me fait un peu peur, avait doucement dit Cass sans même avoir à mentir.
— Je sais ! J'ai eu peur aussi la première fois. Mais faut vraiment que vous vous rendiez compte qu'ici, c'est pas un truc pour les faibles, et je dis ça de la manière la plus gentille possible. On est là pour servir notre pays, et c'est tout. Donc il va falloir s'habituer. Je sais que ce n'est pas vraiment comme ça que le camp ennemi procède...
— Comment ils font, eux ? Avait demandé Cass, sans comprendre comment le Camp Émeraude pouvait bien avoir des informations sur leur manière de procéder alors qu'eux ne savaient absolument rien.
— Ils sont plus... doux, dans leurs pratiques, on va dire. Ils ne recrutent que des jeunes, et ils attendent qu'ils atteignent la majorité pour les envoyer sur le champs de bataille et leur assigner des missions. Mais Mademoiselle Saphir préfère la méthode forte, à raison. Ce n'est pas en protégeant ces enfants que le Camp Rubis les aident d'une quelconque manière. Ils finiront par aller sur le champs de bataille de toute manière, alors c'est inutile d'essayer de les en protéger.
Cass avait hoché la tête, mais elle remettait en question tout ce qu'on lui avait jamais appris au Camp Rubis. C'était vrai que les protéger de quelque chose auxquels ils finiraient inévitablement par être confronté n'était pas la manière la plus intelligente de procéder mais des enfants ? Sérieusement ?
— T'as probablement raison. Je trouve juste ça un peu violent de faire faire ça à des enfants alors que n'importe quel adulte pourrait s'en charger.
— On ne roule pas sur l'or, ici. Le gouvernement nous donne assez d'argent pour qu'on puisse dormir dans des chambres correctes et avoir un équipement de qualité, mais notre argent n'est pas infini, et recueillir de nouvelles personnes coûte forcément de l'argent supplémentaire. On ne peut pas juste recueillir n'importe qui qu'on trouve sur le bord de la route, contrairement à ce que Léo peut penser. Il faut qu'il y ait une compensation suffisante pour pouvoir se permettre de perdre de l'argent en nourrissant une bouche de plus. Tu comprends ? Recruter des enfants ne servirait à rien s'ils n'étaient pas utiles.
C'était une manière cruelle d'agir, mais Cass comprenait.
— Et du coup, là, on va faire quoi ?
— Le temps libre qu'ils nous ont donné à cause de votre arrivée finit bientôt, alors on va aller manger dans pas longtemps. Le repas est à dix huit trente et il est presque dix-huit heures, avait répondu Reyna en jetant un coup d'œil à l'horloge accrochée au plafond. Extinction des feux à vingt et une heure, lever à six heures pour commencer les entraînements quotidiens. Samedi et dimanche, en général, c'est le champ de bataille, mais ça dépend, parfois on a un jour de repos le samedi ou le dimanche au lieu d'aller à la guerre.
Cassiopée s'était demandé comment Reyna avait survécu aussi longtemps dans ce camp.
— Et du coup, c'était quand, la première fois que tu es allée sur le champ de bataille ?
— À six ans, deux ans après mon arrivée, avait calmement dit Reyna, comme si c'était la routine.
C'était probablement la routine, d'ailleurs, pour elle.
— Ok, wow. Je suis heureuse d'avoir passé une enfance paisible avec mes parents et Lune, alors.
— Vous êtes amies d'enfance ?
— Oui ! Avait confirmé Cass, et ce n'était pas un mensonge non plus. On est amies depuis une éternité, je ne vois pas ma vie sans elle.
— C'est super d'avoir une amitié d'enfance aussi forte, avait approuvé Reyna en souriant mélancoliquement. Léo n'est arrivé ici que quand on avait treize ans, alors j'ai beau le connaître depuis quatre ans, j'aurais voulu le connaître depuis encore plus longtemps, tu vois ? (Cass voyait.) Et je n'avais pas vraiment d'amis, avant lui. Je ne suis pas très accueillante, on va dire, et c'était encore pire à l'époque, alors avant lui, personne n'essayait de voir au-delà des apparences.
— Comment vous êtes devenus amis ? Avait demandé Cass, sincèrement intéressée, et se rendant compte avec stupéfaction que ce camp n'était clairement pas aussi horrible qu'elle n'avait pensé qu'il le serait, ou en tout cas que les gens ne l'étaient pas, même si le souvenir du coup de feu quand elle avait tiré sur le petit garçon résonnait encore dans ses oreilles.
Parler de Reyna l'aidait à garder le souvenir éloigné, alors elle avait essayé de se focaliser sur sa réponse.
— Il est arrivé à treize ans, et il s'est fait mal à son tout premier entraînement. Je suis simplement venue vers lui, je lui ai expliqué comment tenir un pistolet, puis je suis retournée devant ma cible. Il a insisté pour me remercier, en me disant que j'avais le droit à une faveur qu'il m'accorderait n'importe quand. J'ai failli refuser, parce que je ne le connaissais pas, puis je me suis rendu compte que ça pourrait me rendre service, alors j'ai fini par accepter. Quelques semaines plus tard, j'ai utilisé sa faveur pour qu'il accepte de m'accompagner à ma toute première mission importante, à laquelle j'étais terrifiée d'aller seule. À cause de la faveur, il ne pouvait pas refuser, et on a finit par se rapprocher là-bas. Dérober du matériel à l'état à deux, ça aide à développer les amitiés, je suppose. Depuis, on est inséparables, tellement que quand quelqu'un prononce mon nom, le sien suit immédiatement, et vice versa.
Cass avait hoché la tête, fascinée.
— C'est bizarre, parce que pour le coup, en voyant Léo puis toi, j'aurais jamais pensé que vous soyiez amis. Je vous connais pas vraiment beaucoup, mais vous semblez pas avoir des personnalités très similaires.
Reyna avait pouffé.
— C'est parce qu'elles ne le sont pas ! On a souvent des désaccords. Mais malgré ça, on se complète, je suppose, avait-elle terminé en haussant les épaules.
Cassiopée avait sourit, leur amitié lui rappelant la sienne avec Lune. La pensée de Lune lui avait fait perdre son sourire, pour la première fois de sa vie.
— Tu penses que ça va le faire, pour Lune ? Avait-elle demandé, sans avoir essayé que Reyna l'entende, mais elle l'avait fait quand même.
— Je suis sûre qu'elle va très bien s'en sortir. C'est plutôt pour toi que je m'inquiète, avait répondu honnêtement Reyna.
C'était bien la première fois de sa vie que quelqu'un s'inquiétait pour Cass et non pour Lune. La meilleure amie de Cass avait toujours été le genre de fille éparse et volatile dont les adultes se préoccupaient, incapables de savoir si elle était sérieuse ou si elle ne faisait que se foutre de la gueule de tout le monde. Cass, en revanche, avait toujours été assez travailleuse et dédiée pour que les gens sachent qu'elle s'en sortirait n'importe où. Que quelqu'un s'inquiète pour elle, c'était quelque chose de nouveau, et elle ne savait pas ce qu'elle en pensait.
— Oh, c'est bientôt l'heure, avait reprit Reyna avant que Cass ne puisse répliquer quoique ce soit. Suis-moi jusqu'au réfectoire. Tu veux manger avec Léo et moi ?
— Ça me dit bien, vous êtes les seuls que je connais ! Avait acquiescé Cassiopée en esquissant l'ébauche d'un sourire. Il faudrait juste que j'amène Lune avec nous, j'ai pas vraiment envie de passer une seconde de plus loin d'elle.
— Je comprends, avait dit Reyna d'un ton compatissant en se levant. Si je vivais une expérience traumatisante comme la vôtre, Léo serait probablement la première et seule personne à qui je voudrais en parler. Suis-moi.
Reyna parlait comme si elle-même n'était pas passée par la même chose.
Cass avait suivie sa colocataire pendant qu'elle la guidait dans le dédale de couloirs du Camp Émeraude jusqu'à une terrasse avec plusieurs longues tables, sur lesquelles des assiettes étaient déjà installées.
— Les weekend, quand tu es en jour de repos et pas sur le champs de bataille, les soldats doivent à tour de rôle donner un coup de main pour la cuisine, la vaisselle et le couvert. Si tu ne le faisais pas déjà chez toi, tu t'y habitueras vite.
Cassiopée avait cherché Lune des yeux, et avait hurlé de joie intérieurement en la repérant à l'opposée de la terrasse, ses cheveux roux flamboyants toujours aussi reconnaissable dans le flot de cheveux ternes du camp.
— Lune !
Quelque chose avait changé dans le regard de Lune en l'apercevant et elle l'avait immédiatement prise dans ses bras, ses doigts tremblant contre les habits de sa meilleure amie même si elle essayait de le cacher.
— Il faut que je te présente à ma coloc ! S'était immédiatement exclamée Cass sans laisser le temps à Lune de dire quoique ce soit. Elle est à la table là-bas, elle m'a proposé de manger avec Léo, c'est son meilleur ami. Tu viens ?
Cassiopée lui avait pris la main et l'avait tirée vers elle.
— Cass, je ne sais pas si c'est une très bonne idée...
— Lulu, tu sais très bien que c'est plus intelligent de se mêler aux autres que de rester seules dans notre coin.
Lune avait soupiré, mais elle souriait, et Cass avait su qu'elle avait gagné la bataille.
— Bon, ok, je viens, c'est bon.
Elle s'était installée à la droite de Cass à la table, et avait rapidement salué Léo et Reyna. Ils s'étaient tous présentés, mais Lune gardait une distance remarquable avec les deux autres.
— Et toi, ta coloc, Lune ? Avait demandé Reyna. Elle est sympa ?
— On peut dire ça, avait répondu Lune, les yeux rivés sur Cass. Elle est définitivement... quelque chose. Tout ce que je peux dire, c'est qu'elle est très violente, et que ce n'est pas vraiment mon truc.
— Tu parles de moi, la nouvelle ? Tu peux répéter ce que tu viens de dire ?
— Irena... Avait sifflé Reyna entre ses dents, visiblement peu enchantée de voir la fille qui s'avançait vers eux.
Léo avait serré les dents, lui aussi, et Lune avait retenu un soupir. Cass en avait déduit que la dénommée Irena n'était pas très appréciée.
Elle avait des cheveux d'un violet si tape à l'œil qu'il était impossible à ignorer, à la place d'être en uniforme elle avait un débardeur violet et un pantalon cargo noir, et son trait d'eye-liner était si parfait que Cass s'en était immédiatement retrouvée jalouse. Comment avait-elle eu le temps d'apprendre à se maquiller pendant qu'elle se battait pour sa vie ?
— Je parlais seulement d'à quel point tu es une personne adorable, Irena, avait vivement répliqué Lune, agacée.
— Super, continue. De manière plus précise, maintenant ? Avait sourit Irena en appuyant ses coudes contre la table.
— Irena, si tu pouvais éviter de me donner mal à la tête alors que j'ai le ventre vide, ça serait super, avait marmonné Reyna, d'une manière qui suggérait que ce n'était pas la première fois qu'Irena le faisait.
Cassiopée, ayant trop peu d'informations sur la situation, avait choisi de rester silencieuse afin d'observer.
Irena avait rejeté ses cheveux en arrière, ne semblant pas affecté par les reproches de Reyna.
— Je ferais remarquer que c'est vous qui avez commencé à parler de moi, et je n'ai fais que vous demander de répéter. C'est vous qui avez commencé.
— On est au primaire pour jouer à celle qui a commencé en première ? Avait soupiré Reyna d'un ton désespéré. Pourquoi t'as commencé à parler d'elle ? Avait-elle ajouté plus bas, en direction de Lune.
— Mais c'est toi qui m'a demandé de parler de ma coloc ! S'était vivement écriée Lune. J'avais aucun moyen de deviner que vous vous détestiez !
— Vous savez que toute cette histoire pourrait simplement être réglée si vous me disiez ce que vous étiez en train de raconter sur moi, histoire que je décide si je vous démarre ou je vous laisse en vie un peu plus longtemps ?
Lune avait voulu ouvrir la bouche, mais Léo lui avait chuchoté :
— Non, je te promets que tu ne veux pas faire ça. S'il y a bien une personne qui gère sur le champs de bataille, c'est Irena. Elle tue toujours des dizaines de personnes de sang froid. Et si quelqu'un l'emmerde, tu peux être sûr qu'elle se vengera au centuple.
Cassiopée avait senti la rage monter en elle en pensant au fait qu'Irena avait probablement tué des gens que Cass connaissait, des gens pour qui Cass avait de l'affection, des gens que Cass avait pleuré.
Lune s'était dégagée de l'emprise de Léo qui avait posé une main sur son épaule.
— J'en ai rien à foutre, tu crois qu'elle me fait peur ? (Elle avait reporté son regard sur Irena.) Bref, tout ce que je disais, initialement, c'est que t'étais trop violente pour moi et que c'était pas mon truc, mais maintenant qu'on s'est parlé un peu plus, je peux définitivement affirmer que tu es une connasse.
Le visage d'Irena s'était crispé pendant une demi-seconde, mais elle n'avait pas semblé s'en formaliser outre-mesure. Elle avait prit place sur le siège à la droite de Lune, ce qui était clairement l'inverse complet de ce que celle-ci cherchait à faire, et s'était penchée pour regarder Cassiopée et Lune, un air féroce sur le visage, son sourire en coin la rendant effectivement terrifiante, même si Cass détestait le reconnaître.
— De toute façon, vous voulez que je vous dise...
— Non, on veut pas savoir, avait sèchement dit Cass, intervenant pour la première fois depuis qu'Irena s'était jointe à la discussion.
— Je sais, mais je le dis quand même : vous êtes des bonnes à rien. (Cass avait serré la mâchoire en entendant ça.) Vous arrivez de nulle part, abandonnées sur le bord de la route par vos parents, au grand âge de seize ans, et vous voulez qu'on vous fasse immédiatement confiance pour savoir comment gérer dans la putain d'armée ? Mais mes grandes, c'est pas parce que vous avez passé l'initiation que vous avez les compétences pour survivre dans un camp militaire sans expérience au préalable. À moins que...
En finissant sa phrase, elle leur avait jeté un regard en coin, et le sang de Cass s'était glacé dans ses veines.
Est-ce qu'elle sait ?
Elle avait secouée la tête, sûre d'une chose : il était impossible que qui que ce soit au Camp Émeraude sache qu'elles n'étaient pas ce qu'elles prétendaient être. Irena en particulier n'avait strictement aucun moyen de le savoir, et elle tentait seulement de les déstabiliser, ce qu'elle ne devait absolument pas réussir à faire.
— Peut-être qu'on ne te l'as pas dit, mais Lune et moi, on a un passif avec les armes à feu et l'auto défense, alors je pense que c'est assez pour qu'on arrive quand même à survivre sur le front. Et de toute manière, elle et moi, on a plus rien à perdre. Plus de famille, plus d'endroit ou vivre, rien. Alors qu'est-ce que ça peut bien faire si on meurt ?
Cassiopée avait planté son regard dans celui d'Irena, et celle-ci avait répliqué quelque chose que Cass n'avait pas entendu, parce que ça avait été couvert par le cri de Léo.
— Orion ! Par là ! Avait-il hurlé en agitant la main vers un garçon aux cheveux brun clair qui entrait dans la cantine, un plateau à la main, en lançant des excuses gênées aux gens qu'il bousculait sur son passage.
Il avait fait de grands pas vers eux et Irena s'était soudainement figée, sa figure se transformant en une grimace horrifiée. Elle avait commencé à frénétiquement lisser ses habits, passer les doigts dans ses cheveux, et s'était détournée pour jeter un regard hautain au mur qui se trouvait derrière Cassiopée, à l'opposé d'où le garçon arrivait.
Cass n'avait pas eu le temps de trop s'interroger sur le soudain changement de comportement d'Irena, car Orion était arrivé et avait posé avec fracas son plateau à une place vide de la table, assez proche d'elle qu'il aurait pu la toucher s'il l'avait voulu, et avait préféré tourner son regard vers Léo.
— Salut, mon pote ! Ça roule ?
Léo avait tenté de prendre un air détaché en répondant :
— Ouais, on a fait connaissance avec Lune et Cassiopée ici présentes, elles sont super sympa.
Orion s'était tourné vers elles et son visage s'était illuminé comme s'il venait de remarquer qu'elles étaient là — ce qui était peut-être le cas, d'ailleurs.
— Coucou, les filles ! Vous vous plaisez, ici ?
— Ça va, c'est pas trop mal, avait répondu Cass en haussant les épaules et prenant une bouchée de salade. Mieux que ce que j'aurais pensé. Toi, c'est Orion, c'est ça ?
— Ouais, je suis le coloc de Léo depuis des années, c'est comme ça qu'on est devenus amis. Et les potes de Léo sont mes potes ! Vous savez qu'on parle de votre initiation partout dans le camp ?
Cass l'avait déjà deviné, grâce à ce que Reyna lui avait dit, mais Lune avait haussé les sourcils, intéressée.
— Ah bon ?
— Ouais ! Vous parliez de quoi avant mon arrivée, les gars ? Avait demandé Orion en se retournant vers Reyna et Léo.
— Je suis là ! Avait fini par se manifester Irena, visiblement irritée.
— Qui ? J'entends pas !
— Au sujet d'Irena, d'ailleurs... Avait commencé Léo. (Reyna avait mis sa main devant sa bouche pour se retenir de pouffer et Irena les avait tous les deux fusillé du regard.) Avant que t'arrives, ta petite copine était en train de se taper une crise de nerfs.
— Ah bon ? Avait demandé Orion en se tournant vers Irena et levant le sourcil gauche. (Cass lui avait admiré cette capacité, qu'elle-même était incapable de maîtriser.) Qu'est-ce qu'il se passe, Ren ?
Irena avait toujours l'air fâchée, mais elle avait aussi l'air de se battre contre elle-même pour ne pas sourire.
— Rien... Avait-elle grommelé.
Orion s'était avancé vers elle et avait passé un bras autour de ses épaules pour l'attirer contre lui, ce à quoi elle n'avait même pas fait semblant de résister, à la surprise de Cass.
— Tu veux qu'on aille manger tous les deux ? Avait-il demandé à Irena d'une voix basse, mais pas assez pour empêcher les autres d'entendre.
Irena avait timidement — timidement ? Irena, agir de manière timide ? avait pensé Cass — acquiescé, et Orion lui avait embrassé le front avant de se tourner de nouveau vers les autres.
— Je vous l'emprunte ! Vous m'en voudrez pas, j'espère ?
— Pas du tout, avait approuvé Reyna. Allez passer du temps entre amoureux.
Orion avait repris son plateau et il était parti s'asseoir avec Irena quelque part hors de leur champ de vision.
— Enfin débarrassés d'elle ! S'était écriée Reyna en faisant le poing de la victoire. Léo, t'es un génie.
Elle lui avait planté un baiser sur la joue et il avait sourit doucement.
Cass pensait vraiment qu'ils n'étaient pas si mal que ça, au final, mais Lune ne s'était mise à sourire que quand elle avait croisé le regard de Cass.
***
Orion et Irena avaient profité que Léo soit en train de manger dans le réfectoire avec Lune, Reyna et Cassiopée pour aller dans la chambre d'Orion et Léo et s'y installer pour manger, ce qui était techniquement interdit, mais ils n'en avaient pas grand chose à faire. Ce genre de choses arrivaient plus souvent qu'Irena n'aurait voulu l'admettre : souvent, elle commençait une dispute avec quelqu'un, ce quelqu'un étant régulièrement Léo ou Reyna, et Orion devait la calmer et ils allaient manger en tête à tête quelque part. Irena supposait qu'elle fonctionnait mieux quand elle était seule avec Orion que quand elle côtoyait d'autres personnes, mais ça ne l'empêchait pas de culpabiliser.
— T'es sûr que t'avais pas envie de manger avec Léo ? Avait demandé Irena en levant la tête pour regarder son copain en se mordant la lèvre inférieure.
Il avait passé ses bras autour d'elle et l'avait serrée contre lui, et elle s'était sentie fondre à son contact.
— Oui, Irena, je vais survivre sans manger avec Léo, je le vois déjà tous les jours, et je dors littéralement dans la même chambre que lui, avait répliqué son copain en riant.
— Je sais pas, j'ai toujours l'impression de tout gâcher pour toi...
— Oh, arrête de dire des idioties, j'ai pas passé des mois à essayer de sortir avec toi juste pour chipoter quand ça arrive.
Irena s'était retournée et mises sur ses coudes pour embrasser Orion. Elle avait l'impression qu'une partie de son âme se détachait d'elle chaque fois qu'elle le faisait, de la manière la plus positive qui soit.
Mais quelque chose lui trottait toujours en tête, et Orion l'avait évidemment remarqué, parce qu'il remarquait toujours tout, en particulier quand ça la concernait.
— Ren, parle-moi, je vois bien que quelque chose cloche depuis que Cassiopée et Lune sont arrivées, avait doucement murmuré Orion.
Elle s'était laissée effondrer dans les bras de son copain et avait enfoui sa tête dans son épaule, incroyablement frustrée d'être aussi débilement amoureuse de lui, même plusieurs mois après qu'ils aient commencé à sortir ensemble, et encore plus de mois depuis qu'il avait commencé à l'intéresser.
— C'est juste que... Avait-elle commencé à marmonner contre son sweat, je suis sûre de déjà les avoir vu sur le champs de bataille.
Orion avait pris ses joues dans ses paumes et posé son front contre le sien, dans la douceur qui lui était caractérielle, et qui faisait qu'Irena l'aimait autant, en partie du moins.
— Mon ange, tu sais très bien que c'est pas possible, et qu'elles avaient à peine connaissance de l'existence du Camp Rubis et du Camp Émeraude avant d'arriver ici. Mademoiselle Saphir a regardé le périmètre, et il n'y avait ni voiture, ni aucun autre moyen de transport qui aurait pu leur permettre d'arriver d'elles-mêmes. Elles ont juste été abandonnées par leurs parents.
Agacée, Irena s'était dégagée de l'étreinte d'Orion.
— Je savais que tu me croirais pas ! Puisque je te dis que je me souviens les avoir vues...
— Et c'était quand ?
— Il y a trois ans, sur le front. C'est dur d'oublier une fille qui a des cheveux aussi oranges, des tâches de rousseur partout et des yeux de couleurs différentes. Surtout qu'elle était encore plus petite, à l'époque. Et Cassiopée était avec elle, j'en suis persuadée.
— Sans vouloir t'offenser, Ren, mais tu as dû les confondre avec d'autres filles de leur âge, et c'est compréhensible, mais tu ne peux pas t'acharner contre elles sans raison à cause de ça.
— C'est pas comme si c'était les seules contre qui je m'acharnais sans raison, selon toi, avait-elle grommelé.
— Je sais même pas pourquoi j'essaie de te convaincre, Mademoiselle Têtue, avait rit Orion en l'attirant à nouveau à lui, et elle avait su que c'en était fini d'elle, et avait abandonné l'idée de se débattre.
— D'accord, j'abandonne l'idée, mais tu ne peux pas m'empêcher d'être méfiante.
— Je n'essaie pas de t'en empêcher, juste de t'exposer un autre point de vue. Merci de m'écouter, mon ange. Je te promets que je me foutrai une baffe à moi-même si t'avais raison et que je ne t'ai pas écoutée.
— Comment je peux être agacée contre toi quand t'es... comme ça ?! Avait-elle demandé en gesticulant vers lui.
— Tu peux pas, et c'est pour ça que tu m'aimes. Allez, ça te dit que je te parle du dernier livre que j'ai lu ?
Irena s'était installée confortablement contre lui pour l'écouter parler, et même si sa voix était incroyablement apaisante, elle n'arrivait pas à complètement se débarrasser du sentiment que quelque chose clochait.
***
Léo n'avait plus de papier.
Pour n'importe qui d'autre, cela n'aurait pas été un problème particulier, et il aurait pu simplement attendre le lendemain matin pour demander à Mademoiselle Saphir de lui en donner une nouvelle provision, mais Léo n'était pas patient, Léo n'était pas comme la plupart des gens, et Léo n'avait jamais eu l'habitude de demander avant de se servir, et c'était d'ailleurs pour cela qu'il était aussi apprécié au sein du Camp Émeraude.
Il était vingt trois heures, l'extinction des feux avait eu lieu depuis deux heures déjà, et son coloc et sa copine dormaient dans les bras l'un de l'autre depuis avant l'arrivée de Léo. Il n'était pas sûr que ce soit autorisé, mais ils avaient déjà dormi ensemble ici des dizaines de fois, alors Léo ne s'était pas embêté à les réveiller pour dire à Irena de regagner sa chambre. Aux yeux de Léo, le fait qu'Orion, son coloc cool et sympa, parmi toutes les personnes du Camp Emeraude avec qui il aurait pu choisir de sortir, choisisse Irena Tanzanite était un mystère de l'humanité.
Il s'était levé sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller Orion et Irena et avait attrapé un sac plastique, son couteau au cas où, et s'était glissé en dehors de sa chambre.
Il s'était faufilé entre le labyrinthe des cabanes pour atteindre celle, inutilisée, qui servait à entreposer le matériel. Elle contenait du papier, énormément de papier, ainsi que tout le nécessaire de papeterie qui allait avec, mais aussi des machines, des armes, de nouvelles créations du gouvernement qu'ils avaient eu la responsabilité de tester, et d'autres trucs. Cette cabane était toujours fermée à clé, mais heureusement pour Léo, il savait forcer une serrure.
Il avait récupéré le crochet qu'il possédait déjà avant son entrée au Camp Émeraude et qui, par miracle, ne s'était jamais cassé, et de sa main droite l'avait inséré dans le verrou, en le tournant dans le sens horaire. De sa main gauche, il avait pris dans sa poche un deuxième crochet, l'avait inséré elle aussi dans la serrure, et d'un geste automatique l'avait raclé dans le bas de la serrure pour faire craquer le verrou.
Au bout de quelques minutes, son entreprise avait fonctionné, et il avait détaché le verrou de la porte.
Il était entré doucement pour que personne ne le remarque et s'était avancé instinctivement vers le placard. Il l'avait fouillé et s'apprêtait à s'emparer d'un tas de feuilles blanches et d'un stylo quand il avait sentit quelque chose — ou plutôt quelqu'un — bouger à sa gauche.
— Je sais qu'il y a quelqu'un. Sort avant que je prévienne la directrice ! Avait-il déclaré d'une voix ferme mais pas trop forte ni trop agressive.
— Ok, d'accord, je me rends, avait dit la personne, qui avait une voix plutôt grave.
Le garçon s'était avancé vers lui et Léo avait demandé à voix basse :
— Qu'est-ce que tu fous ici ? T'es pas un soldat du Camp Émeraude, si ?
Pas de réponse.
— Comment tu t'appelles ?
Silence.
— Je vais pas te manger, avait reprit Léo en riant.
— Cyrus, avait chuchoté le garçon.
— Ok, Cyrus. Qu'est-ce que tu faisais ici ?
Silence de nouveau.
— Je ne vais pas aller parler de toi à Mademoiselle Saphir, si c'est ce qui t'angoisses, avait insisté Léo.
— Je viens du Camp Rubis. Des filles de notre camp ont été envoyées en mission ici pour vous espionner, et je voulais pas rester seul au Camp alors qu'elles s'en allaient et que je suis presque sûr d'être meilleur ou au moins aussi bon qu'elles, du coup je les ai suivies et je suis venu ici. J'ai vu que personne n'était dans la cabane, alors je suis venu dormir ici, parce que je ne voulais pas dormir dans la neige et risquer l'hypothermie. Maintenant, me tue pas, s'il te plaît, je suis sans défense actuellement.
Ça avait été au tour de Léo de rester silencieux pendant quelques secondes. Il n'était pas vraiment surpris que Cassiopée et Lune soient des espionnes du camp ennemi, il s'était rendu compte depuis le discours d'Irena que quelque chose clochait dans leur arrivée, mais se le voir confirmer, c'était toujours quelque chose.
— S'il te plaît, ne leur fait pas avoir d'ennuis auprès de votre directrice ! Avait supplié Cyrus, si effrayé que ça avait fait grimacer Léo.
Il s'était approché du garçon et agenouillé devant lui, et lui avait saisi le bras. Cyrus s'était crispé, mais Léo n'y avait pas fait attention.
— Tes mains sont gelées, avait-il fait remarquer en faisant glisser ses propres mains le long du bras et du poignet de Cyrus.
Il s'était levé et avait épousseté ses vêtements, qui commençaient à prendre la poussière de l'entrepôt. Puis il avait esquissé un sourire en coin dans la direction de l'intrus.
— Sérieux, Cyrus, tu vas pas dormir sur ce genre de sol poussiéreux, tu vaux mieux que ça, pas vrai ?
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