Chapitre 1

Cass avait le dos droit, assise en haut des marches, et regardait sa montre toutes les deux minutes, stressée.

Non mais quand est-ce qu'elle arrive ?

La cérémonie d'assignement de divisions allait bientôt commencer, et sa meilleure amie n'était toujours pas arrivée. Si elle n'y assistait pas, c'était mort, pour elle. En particulier si Miss Agate choisissait de la nommer cheffe de division. Si elle n'était pas là, le rôle reviendrait à la personne juste derrière elle dans l'ordre alphabétique, peu importe ses compétences.

Chaque année, quand une promo atteignait ses dix-sept ans, on nommait plusieurs personnes chefs de division, puis on laissait, en fonction de leurs aptitudes, le choix au reste des élèves de se rendre dans la division de leur choix. À part dans l'improbable cas où Cass et sa meilleure amie se retrouveraient toutes les deux Cheffes de division, elles s'étaient mises d'accord sur le fait de se suivre dans la division que l'autre choisirait.

Alors que Cassiopée commençait à être vraiment inquiète, elle avait senti une pression sur ses épaules.

— Salut, Cass !

Lune l'avait prise dans ses bras et Cass s'était sentie se détendre au contact de sa meilleure amie, même si elle n'était pas franchement une fan de contact physique en temps normal. Mais elle connaissait Lune depuis si longtemps qu'elles étaient presque la même personne, et la toucher lui semblait aussi naturel que respirer. Depuis que Cass était arrivée au Camp Rubis à l'âge de sept ans, elles avaient été inséparables, et ce n'était pas près de s'arrêter.

— Bon sang, j'ai cru que t'allais rater la cérémonie, tu m'as fais une peur bleue ! Qu'est-ce que tu faisais ?

Sa meilleure amie avait rit, gênée, en replaçant une mèche de cheveux roux derrière son oreille. Le soleil levant derrière elle éclairait son sourire, et Cassiopée s'était attendrie devant cette vision, essayant de l'imprimer dans ses pupilles, comme chaque instant qu'elle passait avec Lune. Elle savait qu'à dix-huit ans elles devraient commencer à se rendre sur le champ de bataille, et qu'à partir de là, elles pourraient mourir à tout moment, alors Cass ne voulait surtout pas regretter quoique ce soit, et elle faisait de son mieux pour se souvenir de chaque moment passé en la compagnie de Lune, au cas où une d'entre elles ne survivrait pas à la guerre.

— Je me suis rendue compte pendant que je me lavais que la blessure que je me suis faite en entraînement l'autre jour s'était rouverte. Le temps que je la soigne, je me suis rendue compte que j'étais en retard, et voilà.

— T'es un désastre, Lune, avait sourit Cass en secouant la tête et en tentant de reporter son attention sur l'estrade devant elle, guettant l'arrivée de Mademoiselle Agate.

— Est-ce que tu penses que l'une d'entre nous sera nommée cheffe de division ? Avait demandé Lune dans un souffle.

— Honnêtement, je sais pas, avait chuchoté Cass en retour. Ça dépend combien de divisions Mademoiselle Agate fait. S'il y en a que deux, définitivement pas. Mais ce qui est sûr, c'est que Cyrus en aura une.

— C'est injuste ! Avait grommelé Lune. C’est le fils de la directrice, évidemment qu'il sera chef d'une division... Ouch, ça va pas ?!

Lune venait de se prendre un coup dans les côtes par le garçon qui se trouvait à sa droite, et il avait mis son index devant ses lèvres, lui intimant de la fermer. Elle avait levé les yeux au ciel sans jouer avec le feu en répliquant, malgré ce à quoi Cassiopée s'attendait, et celle-ci avait pouffé. Même sa flamboyante meilleure amie était assez stressée par la cérémonie de remise des diplômes pour ne pas tenter le diable en répliquant quand quelqu'un l'emmerdait.

Cass s'était rapprochée instinctivement de Lune et leurs bras s'étaient effleurés, dans un geste qui se voulait rassurant. Elle avait plongée son regard noisette dans les yeux vairons de sa meilleure amie, et avait hoché doucement la tête, en espérant que Lune comprenne qu'elle était sûre qu'elles allaient gérer, parce que Cassiopée était la fille la plus effroyablement travailleuse du Camp Rubis, et Lune était la fille la plus terriblement talentueuse du Camp, et c'était bien pour ça qu'elles étaient meilleures amies. Évidemment, Lune avait compris, comme elle le faisait toujours, et elle avait pris une grande inspiration en saisissant la main de Cass. Celle-ci avait serré les doigts de sa meilleure amie plus fort, elle-même bien plus nerveuse qu'elle ne voulait le montrer. Ce genre de moment était le grand moment dans la vie d’un soldat.

Soudainement, les quelques chuchotements s'étaient tu, et Cassiopée et Lune avaient retenu leur souffle en voyant Mademoiselle Agate monter sur le promontoire en se saisissant du micro en son centre.

— Chers soldats en herbe, vous voilà à la fin de votre entraînement principal ! Évidemment, votre enseignement n'est pas fini, et votre diplôme ne vous dispensera pas des cours obligatoires auxquels vous devrez encore assister, mais vous aurez à présent assez de connaissances pour faire partie d'une division et aller sur le champ de bataille, comme vous l'attendez tous depuis des années.

Des murmures d'assentiment avaient circulé dans la foule.

— Comme vous le savez, à chaque fin d'entraînement d'une promo, ses élèves sont séparés en différentes divisions, qui ont chacun un chef. Pour décider de qui seront ceux-ci, mon équipe ainsi que moi-même nous basons sur les compétences, l'enthousiasme et le sérieux des élèves, afin de donner cette place à ceux qui la méritent le plus. J'ai le bonheur de vous annoncer que cette année, il y aura trois divisions : la division A, la division B et la division C.

Lune et Cass avaient échangé un regard stupéfié. Trois, c'était exceptionnellement rare, comme nombre de divisions, mais ce n'était pas du jamais vu. Il y en avait habituellement deux ou quatre.

— Sans plus attendre, voici l'élève qui a été choisie pour la division A : Lune Opal.

Les deux ados, qui venaient à peine de se lâcher du regard, s'étaient instinctivement retournées l'une vers l'autre et un sourire s'était faufilé sur leurs visages. Pendant que Lune se frayait un passage parmi la foule, tout sourire, Cass n'avait pu s'empêcher de sourire elle aussi. Sa meilleure amie méritait d'être cheffe de division, et bien plus. Elle avait un talent monstrueux.

Mademoiselle Agate avait déposé l'insigne de cheffe de division au creux de sa main et elle avait refermé les doigts dessus et l'avait pressé contre son cœur avant de l'attacher à son uniforme militaire. Elle s'était ensuite décalée vers la droite de l'estrade, comme le voulait l'usage.

— Celui qui a été choisi pour diriger la division B est Cyrus Agate ! Avait annoncé Mademoiselle Agate sans perdre de temps.

Wow, qu'est-ce que je suis surprise, avait pensé Cass.

Beaucoup d'autres personnes autour d'elle avait soufflé, elle avait entendu le garçon qui avait poussé Lune déclarer :

— Je suis sûr qu'il est pas aussi bon que ça, et qu'il a juste été choisi parce que Mademoiselle Agate est sa mère ! C'est putain d'injuste !

Un ami à lui avait acquiescé en croisant les bras sur sa poitrine. Cassiopée, quand à elle, s'était contentée de rouler des yeux en répondant :

— Dites le tout de suite que vous avez la rage. C'est bon, c'est pas grave, vous aviez qu'à vous démarquer pour faire partie des deux autres chefs.

Cass n’appréciait pas particulièrement Cyrus mais peu importe à quel point Lune et sa fierté voulaient prétendre que ce n’était pas le cas, Lune l’adorait. Avant que Cass n’arrive, il était le seul à lui parler, et Lune l’avait toujours énormément admiré. Ils s’étaient éloignés en grandissant, mais ça insupportait toujours Lune quand quelqu'un d’autre qu’elle le critiquait. Cass se sentait un peu obligée de le défendre.

Cyrus était monté à son tour et s'était poste à la droite de Lune pendant qu'il recevait son insigne, en souriant sans les dents. Lune lui avait donné un coup de coude en lui souriant à pleine dents et lui avait donné un coup en retour, sans sourire. Il avait adressé un petit signe de tête à sa mère et avait accroché son insigne dignement, sans montrer un signe d'émotion. Parfois, Cass se demandait s'il en avait.

— Et qui t'es pour me dire ça ? Tu t'es démarquée, toi, peut-être ? Avait raillé le garçon.

C'est alors que Cassiopée avait entendu Mademoiselle Agate dire :

— La personne qui a été choisie pour diriger la division C est Cassiopée Topaze ! Viens rejoindre tes camarades sur l'estrade, ma belle.

Son premier instinct avait été de ricaner et se tourner vers le garçon et son ami.

— Vous disiez ?

Et elle s'était avancée vers l'estrade, les laissant tous deux estomaqués, sans leur permettre de répondre.

Elle avait récupéré son insigne en vitesse en souriant à peine avant de venir se poster à la gauche de sa meilleure amie et de se tourner vers elle.

— Lune, tu te rends compte, on a toutes les deux été choisies comme cheffes de division, c'est une dinguerie !

Lune avait hoché la tête en la prenant dans ses bras et Cass l'avait serrée le plus fort possible. Le fait qu'elles soient dans des divisions différentes signifiaient qu'elles n'iraient plus en cours ensemble à la rentrée, ne seraient plus ensemble dans la tente qu'elles partageaient depuis leurs sept ans, et n'auraient plus les mêmes horaires pour déjeuner. Alors que Cass pressait le corps frêle de sa meilleure amie contre le sien, elle s'était faite la réflexion qu'elle allait lui manquer comme personne ne lui avait jamais manqué. Sa prise sur la taille de Lune s'était renforcée, et comme si celle-ci pouvait lire dans ses pensées, elle avait murmuré contre son épaule :

— Tu vas me manquer aussi, Cass.

***

Cassiopée Topaze avait appris l'existence de Lune Opal à l'instant où elle était entrée dans le Camp Rubis pour la première fois. Mademoiselle Agate l'avait menée à l'infirmerie pour traiter les blessures qu'elle s'était faite sur le champ de bataille duquel elle l'avait aidé à s'échapper, et dans la salle d'attente, seuls deux autres enfants se trouvaient avec elles : une petite fille rousse et un garçon blond qui baillait à côté d’elle, tous deux d’environ son âge.

Cass se souvenait encore du sentiment qui l'avait traversé quand elle avait vu Lune pour la première fois : un mélange de terreur et d'émerveillement qui était plutôt caractéristique de ce que n'importe qui ressentait en la voyant pour la première fois. Elle n'avait jamais vu personne qui lui ressemblait, auparavant.

Elle était minuscule, encore plus qu'elle ne l'était en tant qu'adolescente, et elle balançait ses jambes en dessous du dossier de la chaise en plastique. Ses longues mèches rousses cachaient son visage, mais son corps était éparpillé de tâches de rousseur qui ressemblaient à des constellations. Son genou saignait, mais elle ne semblait pas s'en soucier, trop concentrée sur la pièce de métal qu'elle tenait entre ses mains. Cass n’avait pas fait attention au garçon. Mademoiselle Agate l’avait d’ailleurs immédiatement attrapé par le bras.

— Combien de fois t’ai-je dis de ne pas trainer dans la salle d’attente de l’infirmerie si tu n’es pas blessé ?

— Mais Lune est blessée !

— Je m’en fiche, viens avec moi.

La fille avait fait un signe au garçon pendant qu’il se faisait trainer dehors.

— T’inquiètes, Cyrus, vas-y.

Le garçon et Mademoiselle Agate étaient tous les deux sortis de la salle d’attente. Lune avait rajouté :

— C’est toujours comme ça, mais pour une raison ou une autre, il continue de venir avec moi à chaque fois.

Cass, époustouflée, était venue s'asseoir timidement à côté d'elle.

— Qu'est-ce que c'est ? Avait-elle demandé en désignant les bouts de métal entre les doigts de la fillette.

Elle n'avait même pas relevé la tête pour lui répondre, pas le moins du monde surprise par l'intervention de Cassiopée, comme si celle-ci avait toujours été là.

— Je suis en train de mettre au point mon nouvel automate, avait simplement répliqué Lune d'un ton calme et d'une voix un peu trop grave pour une petite fille de son âge.

N'osant pas demander quoique ce soit de plus, Cass avait simplement acquiescé et s'était absorbée dans la contemplation de la boue qui ornait ses chaussures sales. Mademoiselle Agate, son uniforme militaire toujours sur le dos, était revenue, et les regardait de l'autre bout de la salle, les yeux plissés.

Après quelques secondes, Lune avait brusquement relevé la tête, et pour la première fois, Cassiopée avait vu son visage, et elle avait été prise par surprise, comme n'importe qui l'était la première fois qu'il voyait le visage de Lune.

— Tu ne vas pas me demander sur quel genre d'automate je travaille ?

La petite fille avait des tâches de rousseur en pagaille, qui lui mangeaient chaque recoin du visage, et son œil droit était marron, tandis que son œil gauche était vert. Soudainement, Cass s'était sentie affreusement banale, avec ses yeux noisettes et ses cheveux châtain foncé.

— Eh oh, tu m'écoutes ? Avait demandé Lune en claquant des doigts devant le visage de Cass, commençant à s'énerver.

Celle-ci avait sursauté et avait marmonné :

— Si, si, je t'écoute. Je me suis juste dis que t'aimerais peut-être pas trop que je sois trop curieuse. Et puis c'est pas comme si je connaissais les différents genres d’automates, non plus.

— Tu t'appelles comment ?

— Cassiopée.

— Ok, avait acquiescé Lune, pas comme si elle avait entendu, mais comme si elle comprenait son prénom sur un niveau fondamental. C'est la fille qui s'est faite sacrifier parce que son père a prétendu qu'elle était la plus jolie fille de l'univers, non ?

Cassiopée avait acquiescé.

— Comment tu le sais ?

— Je sais plein de trucs. Mais je me disais bien que ça te correspondait.

Cassiopée avait réfléchi pendant quelques secondes. Attends, est-ce-qu'elle vient de sous entendre que je suis jolie ? Le sang lui était monté aux joues.

— Bref, écoute, Cass, avait reprit Lune en levant les pièces de métal et les fourrant sous le nez de la petite fille, sans lui demander si elle était d’accord pour se faire appeler ainsi. Je suis en train de créer un automate d'oiseau qui peut vraiment voler d'un endroit à un autre. Ça prendra peut-être un peu de temps, j'ai pas beaucoup d'expérience, pour le moment j'en suis toujours à la conception de la carcasse, mais ça commence à prendre forme de plus en plus.

— Qui t'as appris à faire ce genre de trucs ? Avait-elle demandé sans vraiment penser qu'elle arriverait à le faire un jour.

— J'ai appris toute seule. Tu t'es faite mal où ?

— Ils ont commencé à lancer des bombes et se battre là où je me baladais avec mes parents. Ils sont partis et Mademoiselle Agate m'a récupérée. Et toi, tu t'es blessée comment ?

— Je suis allée dans la réserve du Camp pour aller récupérer du matériel pour mes automates et je me suis coupée sur une lame. Mais ça va, ça fait pas très mal.

Cassiopée avait haussé les sourcils en passant de la blessure de Lune à son visage, cherchant n'importe quel signe qu'elle mentait.

— Tu saignes beaucoup, pourtant.

— Je le sens pas, avait-elle rétorqué en haussant les épaules.

C'était le moment que Mademoiselle Agate avait choisi pour faire irruption devant elles.

— Cassiopée, je vois que tu as fait la connaissance de Lune ! Je suis heureuse que vous vous entendiez bien, mais viens, Lune, c'est ton tour.

Cass avait jeté un regard à Lune qui voulait un peu dire ça va aller ? et Lune avait simplement haussé les épaules en continuant de tripoter son automate.

Après qu'elle soit partie, Cassiopée s'était tournée vers Mademoiselle Agate.

— Vous m'avez dis un peu plus tôt que j'allais devoir partager ma tente avec quelqu'un. Est-ce que je peux la partager avec elle ?

— Il faut que je vois avec sa colocataire actuelle, mais ça devrait être possible.

La petite fille s'était remis à consciencieusement fixer ses pieds, mais un petit sourire s'était esquissé sur ses lèvres.

***

Cassiopée avait fait nombre de paris avec elle-même se demandant combien de temps ça allait prendre à Lune d'abandonner l'idée de créer un oiseau automate. Elle avait un peu honte de l'avouer maintenant, mais à l'époque, elle ne croyait pas du tout en Lune et en ses capacités. Jusqu'à une veillée à neuf ans, où elles étaient assises toutes les deux dans un coin pendant que tous les autres s'amusaient. Cass avait proposé à Lune de les rejoindre, car elle savait que son amie ne se sentait jamais mieux que quand elle était entourée de gens, mais celle-ci avait décliné, rétorquant que son automate était bientôt terminé, alors Cass s'était contentée de s'asseoir à ses côtés et la regarder ajuster les dernières pièces de l'oiseau métallique.

— J'ai réussi ! S'était écriée Lune au bout de quelques dizaines de minutes. Regarde, j'ai réussi !

Elle s'était levée et avait commencé à sauter partout, et Cass avait rit doucement.

— Eh, calme toi, prouve moi que ça fonctionne, d'abord, avait-elle répliquée sans s'attendre à grand chose.

Lune avait desserré ses doigts de l'oiseau entre ses doigts et avait doucement tourné les deux clés servant de pattes avant à l'animal, puis elle l'avait lâché. Cass s'était attendue à ce qu'il tombe par terre, mais l'oiseau avait simplement volé jusqu'à elle, et s'était posé sur son épaule. Émerveillée, la petite fille l'avait pris dans ses mains, et tourné dans tous les sens.

— Comment t'as fais ? Avait-elle demandé en levant les yeux vers Lune, qui était éclairée par le feu de camp qui brûlait quelques mètres derrière elle.

Son amie s'était accroupie à côté d'elle et lui avait doucement pris l'oiseau des mains, comme si elle était terrifiée de le serrer trop fort et le casser.

— Regarde. (Elle avait remonté légèrement la clé de droite.) Ça, c'est pour régler la vitesse. Il me reste deux ou trois trucs à ajuster, mais plus tu remontes la clé, plus l'oiseau fait un long trajet. (Elle avait saisi la deuxième clé.) Et celle-là, tu la remontes un peu et... tadam !

Elle avait mimé les ailes d'un oiseau en même temps que celui ci s'envolait pour se poser sur la tête de Cass.

Sur ce, pendant que Cass récupérait l'oiseau sur sa tête, Lune avait sorti de sa poche un deuxième oiseau, identique.

— Tu peux garder celui-là, j'en ai un meilleur.

Les yeux de Cassiopée s'étaient mis à briller.

— Vraiment ?

— Oui ! Et tu veux savoir un secret ?

Cassiopée avait acquiescé, persuadée que n'importe quoi que Lune avait à dire à ce moment-là serait le truc le plus intéressant qu'elle aurait entendu de toute sa vie. Son amie s'était assise à côté d'elle, et s'était serrée contre elle, afin qu'elles soient assez proches pour que Cass puisse l'entendre malgré son chuchotement. Elle lui avait tendu un fin élastique de métal, qui semblait tout à fait banal, à l'exception d'un minuscule bouton à l'intérieur. Elle avait levé son bras pour montrer une réplique identique sur son poignet.

— Grâce aux bracelets, nos oiseaux peuvent se localiser mutuellement. Donc si jamais on est éloignées et que t'as besoin de m'envoyer un message, je vais ajouter une option sur l'oiseau. T'auras qu'à remonter la clé et bam ! Je serai à côté de toi en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.

— On pourra jamais mourir sur le champ de bataille, comme ça, parce que l'autre sera toujours là, avait soufflé Cass en dévisageant le bracelet dans sa main, comme une évidence.

— T'as tout compris ! Avait répliqué Lune d'un sourire qui aurait rendu jaloux les publicités de dentifrice si seulement il ne lui avait pas manqué ses deux dents de devant.

— Lune, t'es la plus grande génie que l'univers ait jamais mis au monde, avait chuchoté Cass en l'attirant contre elle, et c'était la première fois qu'elle la prenait dans ses bras, mais Lune n'avait pas semblé surprise, comme si elle s'y attendait.

— Je sais, je sais, avait-elle murmuré en fermant ses yeux, sans se douter d'à quel point Cassiopée le pensait.

***

Si Cyrus Agate avait pu choisir, il n'aurait certainement pas été le fils de la directrice du Camp Rubis. Il portait sur ses épaules une pression qu'il n'avait jamais choisi d'enfiler, et un jugement qu'il ne pensait pas avoir mérité. Peu importe à quel point il travaillait, ses efforts seraient toujours ramenés à une seule et même chose : sa mère.

Par ailleurs, il n'avait jamais connu son père. Celui-ci n'était pas dans le Camp Rubis, et sa mère détournait le sujet chaque fois qu'il l'abordait. Mais ce n'est pas comme si c'était courant, que les enfants du Camp Militaire Rubis, ou même du Camp Émeraude, pour le peu qu'il en savait, aient leurs deux parents vivants. En avoir un seul était déjà quelque chose de particulièrement exceptionnel, et Cyrus savait qu'il devait s'en contenter.

Après la cérémonie de remises des diplômes et la nomination de Lune Opal, Cassiopée Topaze et lui même comme chefs des nouvelles divisions de leur promo, il avait attendu que la foule se vide avant de s'asseoir sur le bord de l'estrade et laisser ses bottes pendre au dessus du vide, les yeux dans le vague, perdu dans ses pensées. Sa mère avait fini par le rejoindre en s'asseyant à sa droite, et il avait fait semblant de ne pas la remarquer avant qu'elle ne parle.

— Est-ce que ça te déplaît, d'être nominé ? Tu aurais préféré que je te laisse comme simple soldat apprenti ?

Cyrus avait croisé ses bras sur sa poitrine, dans un geste qui aurait semblé autoritaire pour quelqu'un qui ne le connaissait pas, mais sa mère le connaissait comme personne, et savait que ce n'était en réalité qu'un geste qui visait à ce qu'il se protège du monde extérieur.

— Nan, c'est tout ce que j'ai toujours voulu. Mais je suppose que ça m'atteint plus que je n'aimerais l'avouer, que tout le monde pense que j'ai obtenu cette nomination juste parce que tu es ma mère et pas parce que j'ai fait des efforts pour l'obtenir. Parfois je me demande s'ils n'ont pas raison.

Mademoiselle Agate avait soupiré.

— Cyrus, tu es une des personnes les plus travailleuses que je connaisse, et je ne dis pas juste ça parce que tu es mon fils, je le pense vraiment. Je suis incroyablement fière de toi, et tu ne devrais pas laisser les critiques t'atteindre.

Il avait doucement hoché la tête. Il savait qu'elle avait raison. Il le savait.

— Qu'est-ce que je vais faire, maintenant ?

— Servir notre pays, avait doucement répondu sa mère en lui souriant, ses yeux gris qu'il n'avait pas hérité lui donnant envie de se noyer dedans. Comme tu es né pour le faire.

— Tu penses vraiment que j'en suis capable ?

— Évidemment. Et un jour, le monde parlera de toi.

Cyrus avait senti quelque chose se tordre au fond de son estomac.

Mais est-ce que j'en ai envie ? Est-ce que c'est vraiment ce que je veux passer ma vie à faire ?

Mais il n'avait pas le choix, il ne l'avait jamais eu. Comme le disait si bien sa mère, il était né pour servir sa patrie. S'il ne le faisait pas, il devenait inutile. Et s'il devenait inutile, il pensait qu'il en mourrait.

Sa mère l'avait sorti de ses pensées en posant sa main sur son épaule.

— Je vais aller dîner. Tu viens avec moi ?

Cyrus avait secoué la tête.

— Non, je vais rester un peu ici, j'ai besoin d'encaisser le fait que maintenant je suis chef de division et que je vais devoir me séparer de tous mes amis.

— Oh, mon chéri, avait dit sa mère avec compassion. Tu les verras toujours pendant les veillées, tu le sais ? Et tu te feras d'autres amis dans ta division. Et puis, dans tous les cas, s'ils t'aiment, ils te suivront dans ta division. Mais je te laisse, Cy'.

Elle lui avait embrassé le front et s'était éloignée.

Évidemment, ce n'était qu'une excuse — Cyrus n'avait pas d'amis. Tout d'abord parce qu'en tant qu'enfant né pour mourir dans un champ de bataille, nouer toute forme de liens lui était inutile. Et ensuite parce que, de toute façon, personne ne voulait de lui. Personne ne voulait d'un lèche-bottes, personne ne voulait trainer avec quelqu'un qui était supposément récompensé pour ne rien faire.

Il voulait simplement se bourrer un peu la gueule, pour tout oublier, et prendre le temps de réfléchir sans avoir sa mère à côté de lui, parce que quand elle était là, il avait l'impression qu'elle paralysait toutes ses pensées, et qu'il était incapable de réfléchir par lui-même. Comme si automatiquement, les pensées de sa mère devenaient les siennes.

Et s'il arrêtait de penser, il ne savait pas ce qui le faisait continuer d'être humain.

Il avait avalé une grande gorgée de vodka sans diluer.

Il avait pensé à Cassiopée Topaze et Lune Opal, qui avait elles aussi été choisies en tant que cheffes de division. Il n’avait jamais parlé à Cass ne savait rien d'elle, et maintenant, il ne savait plus rien de Lune non plus, excepté qu’elle avait mis au point son premier automate fonctionnel à huit ans, un exploit que lui-même n'aurait jamais été capable d'achever. Il avait pensé au fait qu'ils se retrouveraient tous les trois aux réunions de chefs de division une fois par semaine, et il s'était demandé si ils s'entendraient tous les trois, ou si elles penseraient qu'il était un enfant pourri gâté, ou si elles seraient tout simplement insupportables. Lune ne l’avait jamais été, mais après tout, il ne lui parlait plus beaucoup.

Puis il avait regardé devant lui, et il s'était demandé à quoi ressemblerait le monde sans toute cette neige.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top