XXXIV - Gabriel Thornheart
Deux coups de croc.
Personne n'entend un cri dans l'air. Les nuages ne bougent pas.
Deux coups de croc. Encore.
Aucun mouvement dans l'air ne pourrait attirer l'œil. Le temps joue en leur défaveur. S'ils ne se dépêchent pas, l'ouverture se refermera.
Deux autres coups de croc.
Cette fois, une sorte de braillement lointain perce l'air, mais Gabriel ne le perçoit qu'à l'aide de ses oreilles affûtées. Les mortels n'auront rien entendu. Tous les jours, à midi pile, un phénomène étrange et très naturel se produit à la capitale. Cachée entre ses hautes falaises, derrière sa cascade, Athusea est momentanément recouverte par les nuages. Les Enchanteurs, tous les jours, doivent les éloigner dans le ciel, où ils se coucheraient sur la cité et ne se soulèveraient plus. La population, et surtout les militaires, ne tarderont pas à se poser la question : pourquoi la brume épaisse et opaque s'attarde aujourd'hui et que font les éclaireurs perchés sur la roche ?
Deux derniers coups de croc.
Gabriel devine d'ici le son brutal et sans pitié des dents d'acier qui se referment sur leurs proies. Tous les éclaireurs sont morts. Les huit. Stationnés aux quatre coins d'Athusea, en haut des falaises, occupés à surveiller les environs et à interdire l'accès à la cité s'ils le jugent nécessaire. Grâce à l'illusion du Fae, aucun garde n'a entravé leur route et grâce à ces nuages, les Wyverns se sont débarrassés des Enchanteurs surentraînés qui auraient pu leur causer problème d'en haut, en particulier des soldats infiniment fidèles aux suprématistes.
Le Prince Fae se cale contre un mur, inspire profondément et lance son sort, comme convenu. Les Faes possèdent d'innombrables pouvoirs ; il est même dit que cette race détient n'importe quelle forme de magie à laquelle on peut songer, et Gabriel serait plutôt d'accord avec cette affirmation, bien que les siens se heurtent à plusieurs barrières et autres limites. En ce qui le concerne, il n'est pas spécialisé dans la connexion avec le ciel. Il préfère s'amuser avec les éléments de la terre et les manier à sa guise. Néanmoins, il parvient avec un grognement d'effort à hisser les nuages loin des falaises, redonnant le soleil à la capitale.
Dans la seconde, une ombre fuse dans le ciel. Impossible de l'apercevoir, puisque Gabriel fait en sorte de la dissimuler sous un reste de brume. Et puis, des flammes se propagent tout au long des deux remparts, de part et d'autre de la tour blanche, ainsi qu'au-dessus de la cascade, comme pour former une enceinte de feu impénétrable. Bien sûr, quiconque le souhaitant peut toujours fuir, mais, au moins, l'intention est claire. Athusea se retrouve sous attaque et peut finir engloutie sous un terrible incendie d'une minute à l'autre. Une panique sans nom ravage alors la cité. Les citadins se mettent à hurler, à courir dans tous les sens, jetant leurs paniers en main, attrapant leurs enfants à la va-vite. Le Prince Fae se focalise sur sa tâche principale, autrement dit suivre la Wyvern, Sorscha, dans son cercle de mort et de colère sans qu'elle ne soit aperçue, puis enfin faire disparaître la brume maintenant qu'elle est à l'abri. Maid a déjà volé avec les nuages.
Tout autour d'eux, des insultes fusent. Les Faes reviennent et contre-attaquent ! La rumeur sur les suprématistes s'est enracinée, apparemment, dans l'esprit commun, car certains accusent le Roi Rehan de se terrer dans sa tour blanche pendant qu'il ordonne un massacre en extérieur. Tous ces gens ignorent qu'il ne s'agit absolument pas d'une attaque et que les morts occasionnées sont un bonus, à condition qu'ils se trouvent dans le camp ennemi, et que le véritable but de cette vague de peur est d'annoncer leur arriver aux amis de l'Usurpateur, ceux qui tremblent et se préparent, ceux qui ont torturés la Silvaria, et ceux qui devront affronter les représailles de vigueur.
— Deux Wyverns et un Fae, cela suffit pour mettre toute une cité en ébullition, raille Dallan.
— Tu ne nous as toujours pas dit, réplique Gabriel, que comptes-tu faire par la suite ? Assassiner Rehan ? Et ? Reprendre le trône ? Même si tu réussis à te maîtriser, le peuple ne te voudra jamais sur le trône.
Dallan se retient de toute évidence de rouler des yeux et jauge le Prince Fae avec méfiance ; il n'apprécie vraiment pas qu'un homme ait touché à sa petite sœur chérie et à chaque fois qu'il gronde quelque reproche à ce propos, Raina lui gifle le bras ou le tape dans les côtes pour enterrer une dispute inutile.
— Il t'a dit que la Silvaria choisirait quel sort elle réserve à Lavalon, et aux suprématistes, marmonne Raina. Cette réponse est bien assez.
Gabriel hausse un sourcil, nettement en désaccord avec cela. Il y a de fortes chances pour que la Silvaria soit d'ores et déjà morte, alors il leur faudrait un plan prêt pour une urgence, mais Dallan s'est entêté à repousser les commentaires du Fae. Tant pis pour lui. Si ce jeune mortel ne désire pas ses conseils et sa sagesse, il ne la fournira pas gratuitement, et sans demande ou gratitude. Que les Enchanteurs et les Hommes se débrouillent. Les siens profiteront de ce qu'il restera de ce royaume damné, quand leur conflit interne les aura anéantis. Dans l'immédiat, il lui importe seulement de veiller sur Raina.
— Très bien. Je pense que vos assassins sont en position. Après vous, très cher...
Dallan soupire à ce ton familier et en passant devant lui, il maugréé :
— Ce ne sont pas mes assassins. Ils acceptent de nous aider, parce que leur nouveau chef aime bien Astra.
Gabriel glousse en lui emboîtant le pas dans le passage étroit, entre deux maisons étonnamment rondes.
— Jaloux d'un assassin ? Je connais le tempérament de la Silvaria. C'est vrai qu'elle s'associerait mieux avec un homme impitoyable et sanguinaire qu'un...
Il ne termine pas sa phrase, mais reluque Dallan de haut en bas. Celui-ci se retourne à cet instant et ne contient pas un juron colérique. Derrière eux, Raina souffle sa frustration :
— C'est bon. Nous avons compris que Dallan n'était pas ravi de ce que nous sommes et nous avons compris que tu le titilles par pur esprit de contrariété, parce que vous êtes deux hommes, peu importe l'espèce, et que les hommes jouent constamment à celui qui pissera le plus loin dès lors qu'une femme entre dans la partie. Mais, nous comprenons également qu'il y a plus important. N'est-ce pas ?
Les deux hommes la fixent avec un air sidéré.
— Et nous sommes...? s'enquiert Gabriel.
Pour toute réponse, elle rougit violemment et toussote pour chasser sa gêne. Un son étouffé sort de sa gorge, détestant qu'elle ne définisse pas rapidement et d'instinct leur relation. Mais, il se souvient que les mortels ne considèrent pas les choses de la même façon qu'un immortel. Gabriel puise dans sa mémoire pour faire émerger les termes en général employés pour désigner ce qu'ils sont. Des amants ? Serait-il un prétendant pour elle ? Un fiancé ? Un époux ? Non, évidemment, il faudrait un mariage dans un premier temps... Il tombe alors dans une confusion typique des Faes, lorsqu'ils sont perdus dans ce gouffre béant entre leurs espèces. De son point de vue, il est sa compagne. Un point, c'est tout. Et il n'attend pas une occasion plus propice pour lui expliquer :
— Selon les coutumes Faes et selon ce que je ressens pour toi...ressens, quel mot bizarre...qu'importe...tu es ma compagne, Raina Von Umbra. Cela signifie que nos corps sont liés pour aussi longtemps que tu le souhaiteras.
— Corps ? répète Dallan.
— Oui, corps, as-tu un défaut d'audition, cher beau-frère ? En une définition plus mortelle, nous sommes censés nous tenir la main, bras dessus bras dessous, assister à des événements conventionnels ensemble et nous fermer à toutes propositions extérieures, nous embrasser ou pratiquer d'autres réjouissances moins inappropriées à détailler devant ton frère. Il en est de soi que nous sommes l'un pour l'autre ce que sont la terre et le ciel, la fleur et l'abeille, le poisson et son océan, l'oiseau dans son ciel...Unis et inséparables. Personne ne le contestera. Si tu me le permets, Raina, et que je te présente aux miens comme ma compagne, tu feras partie des nôtres et cela ne sera jamais remis en question.
La jeune femme ne ravale pas son large sourire qui fait fondre le cœur du Prince Fae. Mais, très vite, elle rougit. Dallan peste sourdement, derrière eux, trop conscient des flammes autour de la tour blanche et devant eux, au-dessus de la cascade, que les Enchanteurs s'efforcent d'éteindre, en vain.
— T-Tu as prévu de... Tu aimerais que je rencontre les Faes ? Tes...amis ?
Gabriel ne saisit pas sur le coup pourquoi une telle question et pourquoi ce sujet l'intimide autant. Il bredouille :
— N'est-ce pas la suite logique ?
— En tant que ta compagne ?
De nouveau, il hoche la tête avec empressement, et la penche avec l'expression apparente de trouble. Raina se triture timidement les doigts, tout en tripotant le ourlet de sa manche. Son frère perd patience et jure aux grands dieux. Il tire le bras du Fae pour l'obliger à lui faire face et déblatère d'une traite :
— Pour la faire courte, cela marquerait une nouvelle étape dans votre relation, ce qui réjouit particulièrement ma tendre sœur à en juger par son sourire niais. Ce n'est pas tous les jours qu'une Enchanteresse serait introduite à la Cour des Faes, si une Cour existe encore pour vous, et ce face aux Rois et Reines de ton espèce... Oh, et le voilà qui sourit comme un idiot, lui aussi. Bon, mettons-nous d'accord, Monseigneur le Prince Fae. Je me fiche des pouvoirs qui coulent là-dedans ou de ta nature ou de ton rang ou de ton âge, ou de que sais-je. Trahis la confiance de ma sœur et c'en est...
— Je ne crois pas qu'un homme condamné devrait proférer des menaces qu'il ne pourra pas tenir.
Bras croisés, Gabriel n'a même pas formulé cela avec une intention de malice ou de méchanceté, uniquement sa nonchalance habituelle et son penchant pour l'exactitude et le rationnel. Mais, il capte tout de suite les gros yeux de Raina qui le supplient de se taire et l'allure meurtrière du frère.
— Sans offense, rajoute-t-il. Je m'accorde cependant sur ce point, mettons-nous d'accord. Je suis probablement égaré dans toute cette histoire de sentiments et d'amour, et ce simple mot m'arracherait une grimace à chaque fois que je le prononce, mais il n'en est pas moins que j'éprouve une affection grandissante pour Raina. Et malgré mon incompréhension pour vos émotions de mortel, l'instinct Fae ne trompe pas. Il n'y a aucun doute sur mon amour pour elle. Pourquoi ? Parce que je n'aspire plus qu'à aller où elle va, la protéger quoi qu'il m'en coûte et, bouche-toi les oreilles si ça ne te plaît pas, je désire la coucher sur un lit tout le temps. Vraiment. Tout le temps. La faire mienne, toutes les heures de tous les jours. L'appeler ma compagne et la revendiquer en tant que tel est un désir de Fae, un besoin à vrai dire, que je n'ignorerai pas. À présent, pourrions-nous nous concentrer sur notre objectif ? Les Enchanteurs sont sur le point d'éteindre les flammes et notre petit effet de peur ne durera pas éternellement. La grande place est vide, allons-y avant que le peuple ne se mêle à notre situation déjà compliquée.
Ce n'est pas l'envie de lui coller son poing à la figure qui manque à Dallan, mais il doit admettre que le Fae a raison. Ils ont gaspillé des minutes précieuses à se chamailler à propos de Raina, de manière très futile par ailleurs. Le maudit se rappelle pourquoi ils ont fait appel aux Wyverns et à quel but ils ont écarté le peuple de la tour blanche par la même occasion. La jeune femme semble reprendre des couleurs en voyant que son frère ne saute pas au cou de Gabriel ; or, celui-ci ne peut s'empêcher de la dévisager avec cette ardeur dont il parlait à l'instant, et elle s'empourpre de plus belle. Lui expose un rictus diverti. L'embarrasser pourrait bien devenir son passe-temps favori, elle est si adorable.
— Non, mon ange, toi, tu demeures dans l'ombre.
Alors qu'elle le talonne, Raina se cogne à un mur invisible et elle croasse sa surprise. Elle cherche une aide en son frère, mais il a l'air finalement en accord avec le Fae. Les deux hommes quittent la tranquillité du passage couvert, évite deux ou trois corps agités pour rejoindre la place centrale en bas de la tour blanche.
— Tu ne tues personne, lui susurre Dallan. Astra...
— Oui, oui, je sais ! Il ne faudrait pas que les traîtres m'utilisent en bouclier contre leurs crimes et fassent de moi le vilain de l'histoire. Astra les massacrera elle-même, quand nous l'aurons récupérée, et bla et bla... Mais, je maintiens ma question, Dallan Von Umbra. Comment géreras-tu ta crise ? Car si je ne tue pas les traîtres, c'est toi qui le feras et cela reviendra au même.
— J'ai le contrôle.
Non, il ne l'a pas, mais il croit l'avoir. Gabriel en est convaincu pour une raison très simple. Les poings du Von Umbra tremblotent depuis qu'ils se sont séparés de sa sœur, c'est-à-dire depuis qu'il a entraperçu une forme innocemment assise sur les marches du perron de la tour blanche. Il ne gardera pas la maîtrise de son corps longtemps s'il nie l'évidence. Le Fae décide de ne pas agir. Il craint, qu'en taquinant les ténèbres en lui avec sa magie ancienne, il ne les réveille davantage et que tout lui échappe. Il ne pourrait pas se battre contre la Mort. Au mieux, il s'assurera que Dallan dispose de quelques minutes pour remonter à la surface, mais il ne pourra pas faire plus.
Au centre des escaliers, au milieu de toute cette blancheur exaspérante, le Prince Fae n'a pas besoin d'une description pour reconnaître la forme recroquevillée qui est assise, là, sous le soleil, sans broncher. Pas un geste en plusieurs secondes interminables. Il se doute de tout avant même qu'ils ne soient à la portée des archers de la tour blanche. Dallan presse le pas, mais il le rattrape et marche devant lui. Le Roi Maudit ne pipe mot ; dans l'idéal, il n'usera pas de ses pouvoirs aujourd'hui, remettant sa vie toute entière entre les mains de l'amant de sa sœur. Gabriel ralentit d'un coup et s'arrête, les yeux plissés.
Un battement de cils plus tard, la forme penche de plus en plus d'un côté, et chute inexorablement le long de la dizaine de marches, atterrissant avec lourdeur sur la place centrale, le corps déplié et révélant toute l'horreur de ce qu'elle a subi. Gabriel réclame toute son énergie pour, déjà, restreindre le monstre tonitruant en Dallan. Ce dernier perd aussitôt son sang-froid, à la seconde où il contemple avec sidération toutes les coupures dans la chair de sa Silvaria, tous les bleus, le sang séché, les fractures et même cet os qui le nargue, en sortant légèrement de son genou.
Le Fae réfléchit promptement. Il hait plus que tout le choix qu'il s'apprête à faire, mais la Silvaria est étrangement vivante, elle respire, et pour tous les efforts accomplis au nom de Lavalon, pour tous les Faes qu'elle a essayés d'aider, il lui doit de la sauver par tous les moyens possible. Gabriel se rend compte que l'unique solution à sa disposition est Raina. À contrecœur, il abaisse la barrière invisible et la jeune femme arrive en sprintant. Elle a tout vu, à distance, et sait exactement ce qu'elle doit faire. Elle se jette au chevet d'Astra et commence à la soigner en de grands mouvements ordonnés. Il se rapproche autant que possible, quasiment sur son dos, et déploie un bouclier autour d'eux.
— Qui lui a fait ça ?
Le rugissement de Dallan retentit dans tout Athusea et fait même vibrer le sol. Gabriel se force trop tard à se soustraire à son observation minutieuse de Raina ; les ténèbres dansent dans les yeux du maudit et quand il fait glisser sa magie dans son esprit, la Mort le repousse durement. Ce qu'il redoutait se concrétise. Il l'a prise par survivre une fois, elle ne permettra pas cela une seconde fois. La guérisseuse achève de replacer l'os dans son axe originel, tandis que des silhouettes se détachent de la tour blanche. Une vingtaine d'Enchanteurs s'alignent ainsi devant eux, souriant à leur sur-nombre. Pourtant, ce sont bien eux, à quatre, dont une fille sans pouvoir offensif et une femme inconsciente, qui les domineraient au combat, et le Fae ne jubile pas du tout à ce constat.
— Moi. Un problème ? J'ai toujours voulu la décorer. Mes ajustements ne vous plaisent pas, Roi banni ?
Gabriel renifle l'air et son nez se retrousse à l'odeur pestilentielle sur cet homme. L'incarnation du vice. Saul Calarook. Bien entendu qu'un Prince Fae aura entendu des récits atroces sur ce tortionnaire célèbre dans tout Lavalon. Il a tourmenté et tué tant des siens qu'il ne serait presque pas gêné si Dallan perdait le contrôle maintenant et le réduisait en cendres. Par un heureux miracle, le Roi Maudit réussit à se calmer. Ses poings contractés et les serpents noirs autour témoignent de sa rage intense, mais il ne la répand pas sur les suprématistes qui sourient tous avec des mines lugubres.
Et tout à coup, ces mines s'évaporent, remplacées par de la perplexité. Gabriel pivote à temps pour discerner d'autres silhouettes avançant droit sur eux. Des suprématistes ; ou plutôt des Enchanteurs au pas déterminé et à l'attitude menaçante, donc des suprématistes supposés. Les voici encerclés. Rien qu'ils n'avaient pas prédit. Il leur suffit de se frayer un chemin hors de la capitale ; Dallan a insisté pour suivre ce plan et le Prince Fae n'a pas envie de raviver la guerre entre son peuple et la Grande Alliance de sitôt. Raina débute ses soins sur les plaies suintantes et infectées. En effet, elle est une guérisseuse de plus aguerries, puissante et précautionneuse.
— Tempest ! aboie l'un des suprématistes au pied de la tour blanche. Que faites-vous là ? Nous sommes un peu occupés, comme vous pouvez le constater. Qui surveille le nord si vous êtes tous descendus ici ?
D'autres arrivent. Gabriel en déduit vivement ce qu'il se passe. Les chefs de cette rébellion criminelle se sont réunis à la capitale, sans que les amis de Rehan ne les aient invités. Des différends dans l'air ? Dallan s'apaise instantanément et chuchote à toute vitesse au Fae :
— Il s'avère que le plan d'Astra a fonctionné.
Le Fae ne l'interroge pas à ce propos et attend de voir les résultats de ce plan de lui-même. Le fameux Tempest, un homme aux cheveux grisonnants, brise les rangs et fait un pas vers la tour blanche, enragé :
— Là où vous nous avez éjectés ? Je ne suis même pas originaire du nord ! J'ai pris ce poste, parce que vous avez estimé que vous déplaceriez vos pions sur votre carte. Je n'accepterai plus ce petit jeu. Je suis venu exiger mes avantages.
— Quels avantages ?
— Les mêmes dont vous jouissez, crétin ! aboie un autre traître. Vous vous prélassez à la tour blanche pendant que nous nous gelons les miches dans le nord.
— Les débordements s'enchaînent dans l'est, complète un jeunot semblant épuisé. La population là-bas est ingérable. Je n'en peux plus !
— Et qui a déclaré Rehan Roi, hein ? insiste Tempest. Qui ? Pas moi ! Nous n'avons pas voté, nous n'en avons même pas discuté. Trevils et lui se sont monté la tête.
— C'est une bonne chose que Trevils soit mort.
Ce dernier murmure fuse de bouche en bouche. Un des traîtres de la tour blanche fonce sur les autres, traversant la place centrale sans prêter attention à la blessée par terre, ni aux trois intrus autour de la Silvaria, et attrape la veste de Tempest en le secouant.
— Sale ingrat ! La mort de Trevils est une perte pour notre cause !
— Oh, tais-toi ! Ce salopard nous faisait régresser. Tout le monde le savait. Il est où, ce traître de Rehan ? Il est où, l'Usurpateur ? Où ?
Gabriel ne cesse de scruter le Roi Maudit à la recherche d'un signe de possession. Contre toute attente, les ténèbres ne pointent plus dans ses orbes, très loin, enchaînées par le contentement de leur vaisseau. Dallan rayonne d'un rictus mauvais, avec une seule idée à l'esprit : les lettres d'Astra ont bel et bien créé les dissensions voulues parmi leurs rangs. Le Prince Fae pouffe à l'usage ironique des mots usurpateur et traître.
— Si vous m'autorisez une minuscule interruption de rien du tout...
La voix mielleuse de Dallan tire un ricanement approbateur du Fae et surprend sa sœur dans ses soins, si bien qu'aucun des trois ne distingue les yeux à moitié ouverts de la Silvaria. Le Roi Maudit continue, tout en s'inspirant de ses récentes aventures avec Astra pour s'octroyer une stature bien plus confiante qu'il ne l'est réellement :
— ...je pourrais vous indiquer où se trouve votre Roi.
— Ouais, crache Tempest à l'intention du suprématiste pendu à sa veste, et je suppose que cette ordure s'est laissé capturer par ce piètre Roi banni !
Il se libère de la prise sur sa veste et tous les regards convergent vers Dallan. Il ne confirme pas, ni n'infirme sa supposition. Du moins, pas avec la parole. D'un sifflement précis, le vent porte son message et deux ailes apparaissent dans le ciel, annoncées par un beuglement qui fait couiner le peuple dans toute la cité. La magnifique Maid, dans toute la splendeur de ses écailles d'or sale, vole au-dessus de leurs têtes et file vers la cascade. Tous observent sa progression, et sont distraits par une forme sordide entre ses griffes. Un corps tombe sur les pavés blancs de la place centrale, procurant des hoquets d'effroi à tous les traîtres... Le Roi Rehan. Mort.
Après qu'il ait juré de ne rien dévoiler au sujet de ses petits camarades ; Gabriel l'a cru sur-le-champ et a interdit à Von Umbra d'ajouter un meurtre à sa collection. Il l'a balancé par la fenêtre de l'auberge, vérifiant que son crâne se fracassé bien sur la pierre en contrebas. Il n'est pas mort sur le coup. En revanche, cette chute fatale a certainement mis un point final à son existence pathétique de manipulation et de mensonge. Les suprématistes ne le regrettent même pas, et ce sont les rictus moqueurs que le Prince Fae adore le plus sur leurs visages. Quelle bande d'hypocrites. Ils ne valent pas mieux les uns que les autres. Quelle loyauté ? Il n'y a pas de cohésion entre eux.
— Voilà un problème qui se règle de lui-même, conclut Tempest. Alors... Messieurs ! Qui veut être Roi ?
La menace implicite n'échappe à personne. Toutefois, les suprématistes n'ont pas le loisir de s'entre-tuer, de se disputer le trône ou de torturer davantage les Von Umbra, puisque leur attention est attirée par des bruits reconnaissables. Ceux de flèches. Et quelles flèches ! Gabriel sauterait de joie s'il ne canalisait pas son envie de rire au nez de ces pitoyables mortels. Bien qu'ils forment tous des boucliers dès que le sifflement s'élève ci et là, les projectiles sont imbibés de suppresseurs et percent les barrières d'une facilité insultante. Les traîtres se dépêchent de répliquer, se diviser pour que leurs ennemis ne les cernent pas. Tempest fait volte-face vers eux.
— Vous pensez nous voler Athusea ? s'écrie-t-il. Nous purifierons ce royaume de la vermine, que vous vous mettiez en travers de notre chemin ou non !
Dallan ouvre la bouche pour lui répondre, mais il se fige à l'arrivée inattendue d'un homme qu'il identifie sans peine. Tempest se retourne tardivement. Son assassin a déjà frappé. Une flèche s'enfonce directement dans sa trachée, et le Général déchu Milian la retire pour la replanter dans sa chair encore et encore. L'Enchanteur meurt quand l'Homme triomphe. Gabriel n'abandonne pas le bouclier protecteur autour d'eux, pas certain de faire confiance à ce nouveau parti qui vient complexifier ce tableau.
— Von Umbra.
— Milian.
Les deux hommes se saluent d'un hochement de tête et le Général déchu amorce un mouvement de recul, résolu à anéantir le plus de suprématistes aujourd'hui, mais il proclame avant de repartir au combat :
— Vous ne m'avez jamais répugné, même avec votre malédiction. Qui plus est, vous accompagnez la Silvaria qui s'est démenée contre les traîtres, je le sais désormais... Cela fait de vous un allié des Hommes et un maître de la paix. Je ne vous tuerai pas de mes mains, à moins que vous m'y contraigniez. Gardez le contrôle...s'il vous plaît.
La bienveillance de Milian touche le maudit de plein fouet. Il ne parvient pas à répondre, s'attendant à être pris pour cible dès ses premiers pas dans Athusea, mais Lavalon a choisi de se désintéresser de lui. Le Général déchu pousse un cri de guerre, parant les attaques d'un Enchanteur soit en roulant ou en zigzaguant pour échapper à ses sorts, soit en détournant son attention avec ses acolytes ; des anciens militaires qui ont fuis lorsque Rehan a commencé sa purge et qui reviennent pour se venger. Mais, il est coupé net dans son élan par une hanche fendant l'air, et deux dagues qui abattent un autre suprématiste, et de la magie qui se confronte à de la magie.
— Des Enchanteurs contre des Enchanteurs ? bredouille Raina.
Cette dernière a fini ses soins, mais les deux hommes à son côté sont trop obnubilés par la bataille sous leurs yeux pour s'en apercevoir. La réponse débarque la seconde suivante en la personne de Barrett, d'abord, escorté par sa fidèle Violet et les assassins de l'ouest. Milian et ses soldats sont stupéfaits et ne réagissent pas tout à fait à ces ondes brutales de magie qui s'écrasent les unes contre les autres. Mais, les alliés se dissocient aisément des ennemis et le Général déchu ne cherche pas à comprendre, visant uniquement les traîtres connus.
— Bon travail...
Cette voix. On dirait qu'elle s'est extirpée des enfers. Dallan se tourne si vite qu'il en est déséquilibré et s'effondre à genoux, tout près de la Silvaria. Il caresse sa joue avec une tendresse infinie, la regardant comme une merveille du monde, et Raina saisit cette occasion pour s'écarter d'eux. Gabriel la soulève par les épaules ; la jeune femme a dépensé une quantité impressionnante d'énergie et elle tient encore debout, ce qui relève du miracle.
— Milian... C'est toi aussi ?
Astra ne rétorque pas, exténuée. Ses blessures sont guéries, mais elle ne recouvra pas ses forces en un claquement de doigts. Dallan passe une main prudente sous sa nuque et hisse sa tête sur ses cuisses.
— Petite maline... Je pensais devoir me battre corps et âme pour te sortir de là, mais tu avais préparé le terrain, semble-t-il. Merci, tu nous as facilité la tâche.
Elle rit malgré la douleur et tousse instantanément, s'écorchant la gorge. Au-dessus d'eux, Sorscha ne peut plus se retenir et vole en cercle, tout en poussant des rugissements digne du tonnerre. Astra l'admire avec la passion débordante d'une cavalière, tandis que sa Wyvern pique vers le sol et dévore un traître. Maid, sûrement jalouse de ne pas participer au festin, se joint à elle dans la minute. Elles frappent de manière irrégulière et désordonnée pour que les Enchanteurs ne prévoient pas leurs attaques, et Hommes oppressés et assassins s'arrangent pour que les suprématistes ne puissent plus se défendre, acculés.
Les éclats de la bataille, la seconde endurée par Athusea en l'espace d'un mois, les atteint par éclaboussement de sang ou répercussion de sortilèges. Gabriel tient bon. Mais, il n'est pas spécialisé en bouclier, non plus. Raina sursaute d'une idée brillante et ni une, ni deux, lui insuffle sa magie par vaguelette, de quoi nourrir le Fae en énergie sans le noyer. Il lui décoche un clin d'œil et elle lui sourit. Dallan se courbe sur le corps de sa Silvaria, comme pour la protéger de tout, déterminé à la prendre dans ses bras et partir de la capitale au plus vite. Cela ne se déroule pas ainsi. D'un coup, un craquement sonore résonne. Elle se fend d'un cri meurtri qui brise impitoyablement le cœur. Il la toise à la hâte, l'envie de vomir à son corps qui se tortille sur ses cuisses, dévastée par une souffrance inconnue...jusqu'à ce qu'il distingue l'angle inquiétante de sa mâchoire.
— Qui...?
En levant les yeux, il affronte le rire sadique de Saul Calarook et son âme se fracture peu à peu. Gabriel est alerté par la montée des ténèbres en lui et une main leur assure une protection pendant que l'autre serre à lancer sa magie dans l'esprit du maudit, s'entortillant autour du monstre, mais la Mort n'est définitivement pas clémente. D'un coup sec, Dallan explose et propulse le Fae hors de son être. Celui-ci titube en avant, stabilisé par Raina, et détruisant son bouclier. Il n'a le temps de penser à quelque chose. Deux tsunamis s'entrechoquent avec la violence de la haine.
Saul rit à gorge déployée, complètement fou, et inconscient du danger face à lui. La Mort ne l'annihile pas tout de suite, s'éternisant un peu...mais c'est une façon pour elle de le faire souffrir plus longtemps. Deux vagues noires se poussent, l'une l'autre, et le monstre gagne sans difficulté. Les ténèbres rampent sur les pavés blancs et submergent le tortionnaire en un battement de cœur. Ses ricanements se meurent en gloussements, puis en geignements de douleur et en appels à l'aide. La bataille ne s'interrompt pas derrière eux, mais certains se risquent à guetter l'état de Von Umbra, tous prêts à l'abattre au besoin.
Bientôt, Saul est effacé. Littéralement effacé. Les ténèbres l'avalent, sans que ses supplications ne cessent, et quand elles reviennent au corps maudit, plus rien ne se tient à l'endroit où le tortionnaire respirait et riait une minute auparavant. Dallan se dirige vers la bataille, l'attention dardée sur tous les suprématistes de la place centrale. Il est évident que le contrôle lui a totalement échappé, mais, contre toute attente, il ne s'en prend pas à la Silvaria, et encore moins à sa sœur ou au Prince Fae. Les trois le jaugent avec stupeur, alors que sa fureur se braque sur ses ennemis, et rien que sur eux.
Il épargne Violet ; les tentacules noires volettent au-dessus de la fille allongée au sol, à deux doigts d'avoir la gorge tranchée et tuent son adversaire. Il ignore superbement Barrett, au moment où il se précipite sur sa protégée pour la redresser. Il dévie sa trajectoire de Milian. Raina en profite pour gagner le chevet de la Silvaria et la soigner à nouveau. Le Fae analyse la situation avec une vigilance accrue et arrive à une conclusion inespérée. Gabriel se détend quelque peu et affirme avec toute la conviction possible :
— Je peux t'aider. Si tu m'entends, vide-toi de cette énergie mortelle.
Sur ces mots, il contourne le corps rigide de Dallan qui s'exécute. Il déverse toute sa fureur sur les suprématistes, les traque dans la moindre ruelle et disperse des tas de cendres dans toute la cité. Gabriel s'agenouille près de la Silvaria qui s'assoit tant bien que mal, bouleversée par la vue du Roi Maudit. Impuissante. Raina pleure déjà aux pieds de son frère, implorant le Fae de le sauver.
— Je peux l'aider, articule silencieusement Gabriel, mais cela lui coûtera tout. Il ne pourra plus se déplacer seul, il n'aura plus d'énergie. Il passera sa vie dans une chaise, mais il sera vivant.
— Pourquoi m'en parles-tu, Fae ? cingle Astra. Je ne suis pas sa sœur ou sa mère !
Gabriel lui renvoie une grimace sardonique.
— Je connais déjà la réponse de Raina. Elle veillera sur lui jusqu'à son dernier souffle. Je me demande simplement si tu seras capable du même sacrifice pour cet homme.
Il bondit sur ses jambes, sentant le vent tourner en sa faveur. Se positionnant derrière Dallan, il pose sa paume à plat dans son dos et l'autre à la base de sa nuque. Le Roi Maudit est presque entièrement vide, tout comme la place centrale. Si le Fae ne l'arrête pas, il s'en prendra tôt ou tard aux autres proies présentes, donc eux. Hors de question. Sans aucune hésitation, il s'infiltre une fois de plus dans son esprit et repère le lien de la Mort, ancré profond dans son être. Il recherche l'endroit le plus fin et d'une précision féroce, il le sectionne. Tel un marionnettiste avec les ficelles de son pantin. L'Enchanteur inspire, yeux écarquillés, et s'écroule. Raina est déjà penchée sur lui, à appeler son nom sans répit, quand elle sanglote :
— Qu'est-ce que tu lui as fait ?
Gabriel chancelle en examinant son oeuvre. La place centrale est dépourvue de toute trace de magie noire.
— Je lui ai sauvé la vie. Et je l'ai pourrie aussi. J'ignore s'il me remerciera ou s'il me détestera. Mais, votre souhait est exaucé, mesdames. Il est vivant, sans sa malédiction.
À quel prix ? Ni Astra, ni Raina ne ripostent quoi que ce soit, bien heureuses de trouver une respiration régulière dans la poitrine de l'Enchanteur. Gabriel, lui, se dresse entre elles et le reste d'Athusea. Le peuple s'est approché, timide, à l'arrêt brusque de la bataille ; Milian et les Hommes oppressés s'impatientent, questionnant le besoin d'assassiner le Roi Maudit avant qu'il ne recommence à tuer tout le monde ; les assassins interviendront si telle est la décision du Général déchu ; les Wyverns rugissent haut dans le ciel en pistant les suprématistes qui fuient, hors de la cascade... Et Rehan moisit au centre de tout ce désordre.
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