XXXIII - Astra Silvaria
Elle repense à ce que Dallan vient de lui dire et ne réussit pas à ravaler un rictus narquois. Elle a l'impression de constamment faire face à deux hommes distincts, le timide qui évite son regard et le charmeur qui plaisante avec elle et sait si bien la séduire. Ces deux pans de sa personnalité lui plaisent particulièrement, elle ne peut pas le nier, mais elle ne peut tout de même pas céder aux caprices de son cœur. Elle doit réfléchir avec sa tête et cela signifie oublier peu importe ce qu'elle a vécu avec lui, vite et définitivement pour se protéger. La guerrière a l'habitude de renoncer à tout ce qu'elle aime bien, à sa vie toute entière. Elle a sacrifié sa jeunesse dans les enseignements de sa famille, s'est dévouée corps et âme à son clan et s'est ensuite battue pour s'imposer au sommet de son escadron pour chasser les ennemis de Lavalon. Elle vit dans le sang et dans la guerre, la douleur et les lames lui procurent un bonheur sadique. Elle adore tuer, prendre le dernier soupir d'une personne et elle ne changerait pour rien au monde... Alors, pourquoi ? Pourquoi a-t-elle autorisé ce satané Von Umbra à pénétrer tous ses boucliers ? Pourquoi s'est-elle infligé cette souffrance inutile ? Plus qu'un amant qu'elle aurait volontiers gardé près d'elle, il aurait pu être un grand ami, après qu'elle en est perdue tellement ces jours-ci.
Ses pas la mènent naturellement au repère des assassins. Elle n'a pas besoin de relever la tête et de chercher son chemin. Son instinct prend le dessus. Cela lui laisse le temps de déterminer ses prochaines actions. Elle participera au vote et soutiendra Barrett contre un éventuel opposant. Mais, et après ? Elle envisage sans le moindre scrupule de partir immédiatement pour Athusea et abandonner Dallan ici. Il ne serait plus son problème. Violet a déjà soufflé que, malgré la compassion que certains peuvent éprouver pour le Roi Maudit, elle le tuerait au besoin. Il n'est pas nécessaire que cet homme devienne son fardeau à elle. Astra peut tout simplement se détourner, s'en aller, mettre le plus de distance entre eux et confier la tâche d'en finir avec sa malédiction à quelqu'un d'autre. Le besoin de se nicher contre le flanc chaud de sa Wyvern s'implante férocement dans son esprit, et une fatigue de pure lassitude la gagne. Elle prévoit de dévier sa route et rejoindre Sorscha, le temps de se reposer quelques minutes...
Mais, le sort en décide autrement.
Une mauvaise intuition la saisit tout à coup et elle se stoppe net, observant avec soin son environnement. Elle ne voit qu'un tas de maisons tout à fait inoffensives et marchant dans les coins moins fréquentées de Muria, à l'abri des villageois curieux, elle ne croise personne. Néanmoins, quelque chose rode dans la pénombre et elle ne tarde pas à découvrir ce dont il s'agit. Une sorte de corde, faite de ténèbres et de cruauté, s'enroule à sa cheville, s'enfonce dans sa botte et s'ancre dans sa chair, lui arrachant un geignement de douleur. Astra est propulsée à terre, tirée vers elle ne sait où entre deux bâtisses en pierres pavées rouges. Elle lance plusieurs boules de feu pour sectionner le lien. En vain. Elle réessaie avec d'autres formes de magie, qui sont toutes inutiles.
Son dos racle durement la roche de sol, tandis qu'elle redresse sa tête afin de s'épargner quelques chocs. Et puis, brusquement, tout s'arrête. Le lien ne se décroche pas, en revanche. Elle déchaîne toute sa puissance dans la lame dégainée d'un poignard et le plante dans cette corde de noirceur. Elle se scinde enfin en deux, mais à un prix bien trop élevé. La partie autour de sa cheville riposte, se sentant repartir en cendres. Avant qu'elle ne soit délivrée, une brûlure s'incruste dans sa chair et se répercute dans tout son corps, l'aveuglant un instant. La souffrance lui paraît insoutenable sur le coup, assez longtemps pour que son assaillant se montre et se révèle en plusieurs individus masqués.
Ils ne s'éternisent pas. Elle n'a même pas le loisir de les compter, de les tester, d'analyser leurs mouvements pour répliquer. L'un d'eux souffle dans un tube. Une fléchette se fiche dans la peau tendue de sa nuque. Elle la retire quand le mal est déjà fait. Astra agonise aussitôt. Des braillements bestiaux, provenant de ses tripes, résonnent dans tout Muria, ce qui n'amuse pas du tout ses assaillants. Un autre s'empresse de la bâillonner et si elle tente de contre-attaquer avec sa magie, elle se retrouve comme un bébé, nue et sans défense, privée de ses pouvoirs. Elle comprend mieux pourquoi du feu coule dans ses veines, pourquoi son âme a l'air de s'atrophier. Un suppresseur. Ils lui ont donné un suppresseur. Elle ne peut plus se défendre de cette manière et à la seconde où elle rampe, se tortille pour attraper l'une de ses lames, ses membres sont écrasés sous diverses mains et bottes.
Cela signifie aussi qu'elle ne peut pas appeler Sorscha.
Le rugissement de la Wyvern retentit instantanément. Elle ne sait peut-être pas où se trouve sa cavalière, ni qu'elle souffre atrocement, mais elle a deviné la coupure dans leur lien et a tout de suite décollé à sa recherche, alertée au possible. Ses assaillants pestent et se dépêchent de former un bouclier illusoire au-dessus d'eux pour masquer leur présence. Contre toute attente, Astra ne se débat plus. Elle grogne pour la forme et donne quelques coups de pied, bien que la brûlure à sa cheville ne l'aide pas à voir clair. Sorscha vole au rond sur Muria et elle l'aperçoit à plusieurs reprises, mais elle prie pour que sa monture ne la flaire pas. Parce que ces individus sont préparés, déterminés et qu'ils ne renonceront devant rien pour l'enlever. Elle refuse de perdre une autre de ses moitiés. Sascha a suffi pour qu'elle retienne la leçon. Alors, rouée de coups, les côtés embrasées, du sang craché contre le tissu dans sa bouche, s'étouffant avec sa salive, un couteau planté dans son ventre et des mains baladeuses sur ses cuisses, elle se laisse tomber plus profond encore dans l'agonie et l'inconscience la cueille. Nul doute que, dans la minute suivante, elle est transportée ailleurs.
À ce moment-là, Dallan Von Umbra et la Mort ne pouvaient déjà plus ressentir la présence d'Astra Silvaria à Muria, mais ils s'en rendraient compte trop tard. Un cri désespéré, un nom hurlé aux quatre coins de la bourgade, s'élève et se mêle aux rugissements de deux Wyverns très en colère, et leurs semblables stationnés ci et là dans les prairies environnantes répondront à leur appel.
Toutefois, Astra ignore tout cela, lorsqu'elle se réveille dans une salle humide, puante de sang et de la pestilence de la Mort, enchaînée, debout, pendue, les pieds frôlant à peine le sol, couverte de son sang, d'ecchymoses et de plaies suintantes. Un rire rauque lui échappe ; elle constate à cette occasion la sécheresse dans sa gorge et le souffre dans ses poumons, elle finit en toux maladive, à cracher des perles écarlates sur le sol visqueux et marron de cette prison. Elle est déjà venue ici, quand les Silvaria étaient encore amis avec la royauté. Pour interroger, torture, assassiner. Les geôles de la tour blanche. Elle est fichue s'ils l'ont coincée ici. Elle s'attend à entrevoir un Rehan fanfaronnant, mais, à la place, elle découvre un Saul Calarook absolument ravi de la rencontrer à nouveau.
—Enfin réveillée. Parfait. Place aux réjouissances, présent, si vous le voulez bien... Ne vous avais-je pas dit que vous goûteriez à mes crochets.
Ah... Voilà donc pourquoi elle n'ose pas lever les yeux sur ses poignets. Un regard courageux et elle confirme que deux larges crochets percent la base de sa main de bout en bout, et une rivière de sang coule abondamment le long de ses bras mous. Elle ne peut pas bouger et n'a plus la force pour un second rire sardonique. Astra délaisse donc son attitude provocatrice et laisse du terrain à son épuisement. Elle se vide et pourtant, elle ne mourra pas de sitôt. Derrière elle, sans pouvoir se tourner, elle déduit l'ombre d'une femme aux larges jupons légers, portant sûrement le voile des guérisseurs royaux. Ils la maintiendront en vie.
— J'ai toujours désiré sentir l'odeur de fer dans votre sang, continue Saul. Vous m'avez plu dès le début, sachez-le. Avec votre sale caractère et...vos manières à la torture. Mais, n'importe quel élève peut parfaire son apprentissage, n'est-ce pas ? Permettez que je vous offre quelques instructions gratuites et quel meilleur cobaye que vous-même ?
Saul Calarook ne travaille pas aux geôles pour rien. Il est un tortionnaire émérite et un sadique impitoyable. Il a été interdit de profession, durant une poignée de mois, notamment à la demande de nobles comme le clan Silvaria, mais apparemment Rehan a fait appel à ses services. Quel pitié qu'elle ne puisse le faire exploser. Une rage si profonde gronde en elle, qu'avec ses pouvoirs, elle détruirait toute la tour blanche d'un battement de cils. Or, le suppresseur fait encore effet et aucun doute qu'ils lui en fourniront d'autres doses jusqu'à ce que la Mort vienne la voler.
— Vous ne crèverez pas si facilement, ne vous inquiétez pas, Dame Silvaria. Vous êtes la dernière héritière de sang royal, après tout. Sa Majesté appréciera de vous avoir à son service, agenouillée à ses pieds et affirmant à haute voix face au peuple que votre ambition vous a poussée à calomnier à son encontre. Bien sûr, je vous informe de son plan pour vous, mais j'attends votre silence, Dame Silvaria. Je n'aimerais pas que sa Majesté se retourne contre moi. C'est juste que... Voyez-vous, je raffole de cet air revanchard et rageur dans les yeux de mes torturés. On dirait que vous seriez capables de vous évader par la seule pensée et de vous venger d'un claquement de doigts, mais vous êtes coincés, faibles, impuissants et vous sombrez inexorablement dans la haine et la faiblesse, et surtout vous vous découragez. Cela va de soi que vous ne sortirez de cette prison qu'à l'instant où vous aurez été tellement brisée, encore et encore, que vous ne vous souviendrez plus de votre nom. Vous ne marcherez plus droit. Vous ne penserez même plus. Je vais faire de vous le pantin de sa Majesté et je vais me délecter de chacun de vos cris. Votre souffrance sera mon chant le plus beau et j'en rêverai toutes les nuits. Mais, attention, ne baissez pas les bras maintenant. Je tiens à ce que vous m'opposiez une résistance. Je tiens à lire cette rage tous les jours pendant des mois dans vos yeux. Vous vivrez, Dame Silvaria, oh oui, vous vivrez.
Elle survivrait pour l'anéantir, oui ! Seulement, Saul note la lueur enragée sur ses traits rigides et il sautille, fou, en s'applaudissant pour avoir reçu la réaction désirée.
— Non, une minute..., je me trompe. Vous quitterez bel et bien cette salle. J'avais omis ce détail. Dans quelques heures. Oh... Ah ! Il faut que je me hâte, alors ! Ma petite, allons, allons, soignez la Silvaria. Qu'elle soit prête pour son rendez-vous.
Il marque une pause, le temps pour la guérisseuse de soigner ses blessures. Astra regagne aussitôt son énergie, mais pas sa magie. Elle s'oblige à ne pas aboyer sur le tortionnaire, consciente qu'il le souhaite ardemment et qu'il lui importe de ne pas lui offrir ce plaisir. Saul donne une forte impression de déception à son mutisme borné et soupire :
— Vous servirez d'abord à attirer le paria ici. Que sa Majesté se débarrasse de cette épine dans son pied au plus tôt, et ce devant le plus de témoin possible. Le Roi banni parviendra-t-il à se tempérer et à contenir la Mort, si vous êtes à l'agonie devant lui ? Espérons-le, sinon je crains que les dégâts soient...inimaginables.
Astra serre les dents à se les casser. Elle ne supporte pas l'idée que Dallan soit assez stupide pour tomber dans ce piège évident, mais elle est sûre qu'il choisira cette voie. Il est bien trop chevaleresque et aspire tant à incarner le héros de son propre conte qu'il ne tolérera pas d'ignorer cette fourberie. Pour une fois, elle est d'accord avec Saul. S'il débarque bel et bien à la capitale et qu'il relâche la Mort sur la tour blanche, alors elle est probablement condamnée, comme tous les autres de Lavalon et au-delà.
— Commençons, voulez-vous ?
Elle arque un sourcil de défi. Astra n'aurait pas dû. Saul glousse en se collant presque contre elle, son visage arrivant au niveau de ses seins. Sa main remonte le long de ses côtes, tout juste guérie. Dès lors que ses doigts l'effleurent, une douleur explose dans son corps. Ses os se fracturent et sont projetés dans ses organes. Ses reins pourrissent. Son foi éclate. Ses poumons sont perforés. Et la guérisseuse s'assure qu'elle survivre, sans répit. Elle reforme ce qui est rompu à toute vitesse. Le tortionnaire atteint sa gorge. Sa jugulaire est trouée de part en part, son sang se déverse dans sa trachée. Elle s'étouffe et crache sur lui, et il en rit à gorge déployée. À la seconde où le torrent écarlate s'apaise, il pose ses paumes à plat sur ses tempes...et tout ne résulte qu'en un crépuscule fané. Sa peine ne connaît pas de fin, pas d'extrémité. Sans fond. Un gouffre de beuglements déchirants.
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