XXXII - Dallan Von Umbra

Il n'a jamais été aussi excité de sa vie. En quittant le Pas Chancelant, il a cru s'être perdu ou au contraire, avoir regagné un brin d'espoir en domptant les ténèbres ; mais il n'en est pas sûr. Le monstre a-t-il été dominé ou s'est-il laissé dominer pour donner l'illusion à Dallan d'avoir repris le contrôle avant de l'écraser par son emprise ? Il l'ignore et cette incertitude le ronge à petit feu. Il a l'impression que son propre esprit lui joue des tours, l'abat d'heure en heure, cède du terrain à la Mort à chaque pensée déprimante. Il s'emploie à fortifier son mental, mais cela devient si dur. Astra ne sait même pas quoi dire pour le réconforter, consciente qu'il ne tiendra plus très longtemps et que sa chute est inévitable. Il voit bien qu'elle met de la distance entre eux ; elle lui sourit moins, elle lui parle moins, parce qu'elle se prépare à la finalité de leur aventure commune...

Cependant, depuis que Violet les a rattrapés dans les bois bordant le Pas Chancelant, juste avant qu'ils ne remontent sur leurs Wyverns, l'espérance s'est embrasée et avec elle, Astra n'a pas réussi à dissimuler son soulagement pour lui. Elle ne s'est pas écarté quand, de joie, il a sauté dans ses bras et lui a embrassé la joue. Elle ne s'est pas interdit de sourire pour faire écho à son bonheur. 

Ils ont volé à vive allure. Maid a ressenti tout du long l'empressement de son cavalier ; leur lien se renforce de minute en minute et il est convaincu que, dans quelques jours, elle pourrait lire dans ses pensées et il pourrait apprendre à être un bon cavalier...si seulement il disposait de ce temps. Il s'oblige à chasser son chagrin, à ne pas ressasser pour épargner cette peine à sa Wyvern. Violet, derrière lui, a confirmé que sa sœur voyageait bel et bien avec ce Fae et à cela, Dallan se raidit. Que lui veut-il ? Sa pure et naïve Raina... Il prie pour qu'elle ne se soit pas mise dans un pétrin pénible. S'il savait...

Il n'attend même pas que Maid atterrisse à l'écart de la bourgade. La Wyvern flaire son impatience et choisit plutôt de voler au-dessus de l'auberge, planant avec agilité. Sorscha dépose sa cavalière sur un toit et lui bondit à pieds joints dans un chariot de pailles. Les deux créatures foncent alors à l'autre bout de Muria, d'une part pour joindre le repère des assassins où Violet doit se rendre et d'autre part pour se mettre là où elles ne dérangeront pas et n'effraieront pas les villageois. Dallan s'élance vers le battant reconnaissable à présent, mais une main le coupe net dans son élan.

— Une seconde, tu as de la paille partout.

Astra entreprend d'enlever une à une la paille coincée dans ses habits et finit par ses cheveux en pagaille. Elle ne lâche pas son bras, et Dallan ne peut s'empêcher de la dévisager comme si une femme nouvelle était devant lui.

— Tu peux donc être douce parfois.

Elle roule des yeux, il glousse.

— À t'entendre, je te battrais.

— Hum, non, mais cela ne fait pas de toi quelqu'un de très délicat. 

— Tu aimes que je te malmène un peu.

Leurs rictus narquois approuvent ceci.

— Ne perds pas le contrôle là-dedans.

— Tu ne viens pas ? 

— Non. Je vais discutera avec les assassins de ce que nous pouvons accomplir ensuite. Et il paraît qu'ils choisiront leur chef aujourd'hui. Je tiens à assurer un vote de plus pour Barrett, même si je suis certaine qu'il l'emportera haut la main. Je ne crois pas qu'il ait même des adversaires, mais au cas où... Et puis, c'est ta sœur, pas la mienne.

Cette fois, Dallan roule des yeux et soupire de façon dramatique. Elle lui renvoie une moue boudeuse pour seule réponse. Les villageois aux alentours les ont reconnus, et il décide donc de se pencher à son oreille pour chuchoter :

— Maintenant que les assassins ont retrouvé par ma sœur, tu vas prétendre que nous ne sommes rien ?

— Nous ne sommes rien, Dallan, rétorque-t-elle, abrupte. Tu vas mourir bientôt. Ton compte à rebours touche à sa fin. Ne me force pas à être cruelle avec toi et profite de tes derniers instants avec Raina.

— Et si je veux que tu la rencontres ?

— Et si je ne veux rien avoir affaire avec une fille que je ne reverrai jamais de ma vie ? 

Le voilà qu'il imite sa moue renfrogné, une lueur contrariée dans les yeux.

— Tu ne veillerais pas sur elle, je suppose.

— Je le ferai, si tu me le demandes parce que je ne suis pas insensible à ce point-là, mais je ne m'attacherai pas à elle, je ne fêterai pas les cycles lunaires avec elle, je n'assisterai pas à son mariage, et tout ce qui s'ensuit. Je lui attribuerai deux ou trois assassins qui feront office de gardes du corps et je m'assurerai qu'elle ne meure pas. 

Elle se montre forte et indifférente, pourtant Astra replace ses cheveux olive correctement afin qu'il soit au meilleur de son apparence pour sa sœur. L'intimité de ses gestes et leur proximité brisent chaque mot qui sort de sa bouche.

— Nous allons par conséquent oublier et ignorer le fait indéniable que je t'ai donné le plus bel orgasme de ta vie ? 

Pure provocation et Dallan combat son besoin violent de détourner son regard d'elle. Astra le foudroie sur place, mâchoire serrée, parce qu'il s'est exprimé tout haut et que certains villageois se sont déjà tournés vers eux. Elle s'éloigne d'un mouvement brusque et sur le coup, il pense avoir commis la plus terrible erreur de sa courte existence, mais elle riposte avec une fausse amertume :

— Comment pourrais-je le savoir ? Je n'ai fréquenté personne d'autre pour comparer. Peut-être que je devrais faire un détour dans un bordel avant de rejoindre les assassins ? 

Son ton sardonique n'agace pas uniquement Dallan. La guerrière a aussi titillé les ténèbres en lui. Elles sont si possessives avec Astra, il ne comprend pas pourquoi. Sûrement sont-elles attirées par sa brutalité, sa détermination et ses convictions, ou parce qu'elle a suffisamment tué dans sa vie pour plaire à la Mort et être l'une de ses favorites. Quoi qu'il en soit, cela ne leur plaît pas du tout et il agit avant de pouvoir réfléchir. Il l'attire à lui et l'embrasse à pleine bouche, en pleine rue, sous un soleil couchant, sans lui quémander son avis. Elle résiste un peu, pour la forme, mais finit pendue à sa nuque, tandis qu'il approfondit le baiser, caressant sa langue avec passion. 

— Avant d'aller chercher ton bonheur dans un bordel, n'hésite pas à réclamer mon aide tant que je suis vivant. 

Elle pouffe, un mélange de sarcasme et de tristesse. Tant qu'il est vivant... Le sensuel est vite remplacé par un vent glacial entre eux et elle le pousse vers l'auberge pour éviter une énième conversation sur sa mort à venir. Dallan, de toute façon, n'en peut plus. Il a besoin de voir sa sœur. Astra tourne les talons et lui lance :

— Envoie-moi le Fae. Il doit connaître Muria par cœur. Il trouvera son chemin. Et ne l'accuse pas à tort. Les Faes détestent ça. Laisse Raina t'expliquer pourquoi elle s'est associée à lui. Je ne pense pas, sincèrement, qu'il lui ait voulu du mal. 

Il ne gaspille pas plus de temps à observer le dos parfaitement sculptée d'Astra et entre enfin dans l'auberge. Une poignée de villageois le suivent par réflexe, animés par la curiosité. Il croise le visage resplendissant de Lalilla qu'il salue avec l'enthousiasme d'un garçon tout excité. Elle agite vivement les bras et lui indique la chambre de Raina. Il court dans les escaliers. Plus rien ne pourrait l'arrêter en cet instant. Pas même les ténèbres qui reculent de plus en plus en lui, diminuées et enchaînées par sa bonne humeur éclatante. Il arrive devant la porte et toque plusieurs fois. Par-delà le bois, il perçoit des jurons et il identifie sans mal la voix mélodieuse de sa sœur. Il ne patiente pas, craignant le pire avec les sons étouffés à l'intérieur. 

La porte se décroche presque du chambranle. Il se fige. Elle est là. Dans une robe à larges jupons rose pastel qui lui sied si bien, avec ses boucles blondes éparpillées tout autour de ses épaules... Elle a l'air plus mince que la dernière fois qu'il l'a vue. Dallan n'a pas tout le loisir de l'admirer comme il se doit, des larmes déjà au coin de ses yeux, car elle lui fonce dessus en couinant son prénom avec émotion, et elle l'enlace. Bons dieux qu'elle lui a manqué. Il la serre fort contre lui. Elle sent un parfum de savon, peut-être à la lavande, et un brin de la liqueur locale, servie bien plus souvent que de l'eau à Muria. Sa simple présence, là, dans ses bras, suffit à repousser les ténèbres et à le ressourcer entièrement.

Mais, derrière elle, face à lui, se tient droit comme un piquet le plus impressionnant de tous les Faes qu'il n'ait jamais aperçu. Impressionnant par la puissance de son aura, et du charme qu'il impose sur lui. Dallan méprise instantanément ses mèches de blé parfaites et lisses sur ses tempes, sa peau de bébé, faite de soie, ses lèvres séduisantes et son sourire enjôleur, son corps élancé et élégant, sa grâce naturelle, sa chemise entrouverte qui offre une vue saisissante sur ses pectoraux. L'Enchanteur se crispe contre sa sœur. Et en fin de compte, le monstre ne reste pas longtemps à l'écart. Il vrombit en lui, de colère. 

— Sale fumier...

Raina se tend à son tour et se détache de son frère. Elle en déduit rapidement ce qu'il se passe dans sa tête et s'apprête à défendre le Fae, mais Dallan affirme :

— Depuis combien de temps te séduit-il avec son charme ? Je vous ordonne de laisser ma sœur tranquille, Fae ! 

Ledit fumier ricane sans quitter Dallan des yeux. Un affront que l'Enchanteur n'apprécie pas du tout. 

— Moi, je la charme, elle ? Oh pas du tout et je crois bien que c'est l'inverse, mais si ma magie vous perturbe autant...

Il ne termine pas sa phrase et se contente de ravaler son charme. Le Fae apparaît toujours avec sa beauté innée, mais il ne tente plus d'adoucir le cœur de Dallan ou de le captiver. Raina explose de rire.

— Tu as voulu charmer mon frère ? 

Son rire communicatif atteint Dallan, mais il se contraint à maintenant un sérieux de plomb, alors que le Fae hausse les épaules, une grimace désolée sur les lèvres.

— J'ai envie qu'il m'aime bien, mais je n'ai pas fait bonne impression, apparemment.

Raina le fixe comme s'il était une des choses les plus précieuses au monde. Dans son monde, du moins. Son regard signifie : sois toi-même. Leur conversation muette irrite Dallan et s'il devait avouer la raison, il dirait que cela le met en rogne d'être au second plan, recherchant toute l'attention de sa sœur. Il les dévisage tour à tour ; le Fae avec méfiance et elle avec amour...jusqu'à ce qu'il aperçoive des rougeurs dans sa nuque...comme des petites plaques qui se veulent discrètes, mais il ne voit qu'elles. 

— Dis-moi qui t'a fait du mal et je lui casse les deux genoux.

Dallan inspire profondément. Ce n'est pas lui seul qui a parlé. Il se répète les mots d'Astra. Ne pas perdre le contrôle. Les ténèbres rechignent, mais ne s'efforcent pas à le chasser. Raina arque un sourcil d'incompréhension. Elle note alors où les yeux de son frère sont posés et ses joues prennent une teinte écarlate. À côté d'eux, le Fae s'esclaffe et lève la main.

— Ma faute. Navré.

L'Enchanteur recommence son inspection... Il n'est pas stupide. Il saisit rapidement de quoi il s'agit, et son air meurtrier le prouve. Le monstre gronde en même temps que lui, désireux de verser du sang, mais Raina s'interpose immédiatement en s'écriant :

— Dallan, je te présente Gabriel Thornheart. Gabriel, voici mon frère, Dallan, qui ne te fera aucun mal. N'est-ce pas, Dallan ? 

— Qu'il essaie, riposte Gabriel avec l'arrogance des Faes. Il ne me touchera pas.

— C'est un défi ? 

Dallan s'avance et Gabriel le singe. Mais, le cri de Raina les calme aussitôt.

— Non, mais ce n'est pas possible ! Vous êtes incorrigibles ! Gabriel, cesse de l'énerver. Dallan, cesse de le détester. Il ne t'a rien fait.

— De toute évidence, il t'a fait des choses à toi.

— Des choses que j'ai réclamées et qui m'ont certainement comblée !

Raina se transforme en poupée cramoisie, pendant que Dallan tousse pour réprimer sa gêne. L'image de sa sœur dans les bras du Fae danse dans son esprit et il est sur le point de vomir. Il pense à tout sauf à elle, regardant méticuleusement la table de chevet tout près du lit. Gabriel les toise avec lassitude. Un silence troublé glisse sur eux. Très vite interrompu par une jeune femme soudainement en colère. L'Enchanteur ne se prépare à ce qui suit et ne peut donc pas parer la gifle qui lui brûle la mâchoire. Elle est tellement petite, mais tellement effrayante lorsqu'elle affiche sa déception et son courroux. Il déglutit avec peine, et elle déverse le fond de sa pensée :

— Espèce d'idiot ! Comment oses-tu débarquer ici et accuser Gabriel de je ne sais quoi, alors que tu m'as laissée pourrir dans une forêt enchantée à la noix, à la merci de la volonté de Rehan et quand je sors, j'apprends que tu as été en fait maudit, que tu vas mourir, que tu es le paria de Lavalon, traqué par tout le monde, et qu'ensuite, tu t'es associé à l'impitoyable garce qui a incendie notre village ? Et tu es quoi ? Un cavalier de Wyvern ! Non, mais...! Mais... Explique-toi ! Tout de suite !

Gabriel fait un pas en arrière, s'asseyant sur le lit en toute discrétion. Sage décision. Dallan accuse le coup autant qu'il le peut et cherche à apaiser sa sœur d'un signe de main qui ne la convainc pas. Elle gifle son bras en guise de réponse à sa tentative et il médite avec soin à ses prochaines paroles.

— C'est une étonnamment longue histoire. Pour la faire courte, Rehan a joué son rôle de meilleur ami à la perfection, si bien que je n'ai rien vu venir. Je l'ai laissé me persuader que Lavalon avait besoin d'un héros et que je pourrais l'être, puis j'ai découvert, par un hasard influencé par Rehan, comment pactiser avec la Mort. Je te l'ai cachée ce jour-là, à la capitale, car j'avais honte et je...j'espérais secrètement que les contes mentaient à propos de cette malédiction, que je serais plus fort et que je vaincrais la Mort. Autant te dire que je me suis trompé sur toute la ligne et...

Il se racle la gorge, refusant d'admettre l'état dans lequel il se trouve maintenant, c'est-à-dire au bord du précipice.

— En bref, il s'avère qu'Astra a sauvé mon derrière au moment où Rehan allait gagner contre moi et nous nous sommes plus ou moins lancés dans une chasse aux suprématistes, tout en priant pour te localiser. 

— Et pour la Wyvern ? Et pour Nouria ?

La voix de Raina se fait de plus en plus criarde de confusion.

— Et pour le Fae ? Et pour ces traces sur ta nuque ?

Il a mimé son timbre hystérique, par esprit de contrariété, un vieux réflexe de frère et sœur, mais cela n'amuse pas Raina le moins du monde. Ses boucles d'or se dressent sur sa tête comme des serpents prêts à l'attaquer. 

— Hum...Désolé... Donc, hum, Nouria, oui... Il s'est révélé que tout cela était une erreur terrible et...

— Votre ancien ami, Rehan, a tendu un piège à la Silvaria, déclare Gabriel avec la nonchalance d'un Fae. Elle n'a jamais traqué les miens, puisqu'elle nous a soutenus à plusieurs reprises, elle e et tout son clan. Son escadron s'est battu à nos côtés et à toujours viser les suprématistes, mais Lavalon était trop aveuglé pour le constater. Elle s'en est pris aux suprématistes à Nouria, et non aux Faes qui s'y terraient. Elle ne savait probablement pas qu'elle massacrerait plus de Faes que de suprématistes, par ailleurs.

Raina se tranquillise une longue minute, le temps pour elle d'assimiler cela, et puis, sa fureur revient au galop. Mais, par chance, elle n'est pas dirigée sur Dallan et il remercie les cieux pour cela.

— Sombre crétin de Fae ! hurle-t-elle. Tu n'aurais pas pu le mentionner plus tôt ? Tu vois, c'est exactement ce que je te reproche ! Tu gardes toujours tout pour toi et tu ne... Non, reste assis. Assis ! Et n'envisage même pas d'user de ton charme sur moi ! J'en ai marre de toi.

Sauf qu'il la scrute avec l'air d'un chiot battu, ses lèvres poussées en avant, la mine suppliante, et elle expire finalement son énervement en balayant cette ridicule dispute d'un revers de main. Néanmoins, elle ajoute : 

— Tu es trop Fae, tu me frustres. 

Gabriel lui décoche un sourire de gratitude, conscient qu'elle aurait pu continuer à lui balancer des reproches durant quelques autres dizaines de minutes.

— Pour la Wyvern, achève Dallan, cela s'est produit naturellement, je présume. Maid m'a choisie, même si je suis condamné et il m'importe d'être un bon cavalier jusqu'à la fin.

À cette mention, Raina délaisse l'intégralité de sa frustration et étreint à nouveau Dallan. Les deux ne se lâchent plus de sitôt. L'Enchanteur indique au Fae où la Silvaria l'attend et il bouge sur-le-champ, leur laissant la liberté de rattraper le temps perdu. Il dépose toutefois un baiser sur le front de la jeune femme qui fait grogner son frère, mais il ne pipe mot. Dès que la porte se referme, ils s'allongent sur le lit et poursuivent leur câlin sans un bruit, sans plus de question ou de reproche. Ils en ont besoin. Pour satisfaire leur besoin de deux enfants qui ont grandis ensemble et qui s'aiment, et qui ont été trop longtemps séparés, et parce qu'elle éprouve douloureusement le destin funeste qui pèse sur les épaules du Von Umbra et qu'elle hait le sort pour lui voler toute sa famille. 

— Je t'aime...

Son gémissement se fracture en sanglots. Ils demeurent des minutes infinies ainsi, l'un contre l'autre. Des je t'aime fusent de tous les côtés et aucun autre mot n'est nécessaire. Dallan ne devine même plus les ténèbres en lui. Elles se sont retirés, non pas pour le délivrer de leur emprise mais pour lui accorder un semblant de bien-être avant de tout anéantir. Il s'imprègne de chaque détail et ils ne se quittent plus. Il voudrait mourir dans ses bras, l'unique femme qui compte réellement, son sang, sa chair, sa moitié. Elle n'a pas envie de gâcher leur bulle en racontant ses aventures et il n'évoque pas ses péripéties avec Astra. Ils se diront tout plus tard, parce qu'un plus tard existe et que Raina n'acceptera jamais la mort prématurée de son frère.

— Je tuerais Rehan de mes mains... 

Si elle en possédait la force. Dallan la serre davantage contre lui, mais la bulle explose trop brutalement pour qu'ils comprennent quoi que ce soit. La porte s'ouvre de nouveau et s'il soupire, anticipant le retour du Fae, il tombe des nues au regard empli de haine de Rehan. Sans cérémonie, l'Enchanteur est propulsé de l'autre côté de la chambre, tenu par des lianes créées de toutes pièces par l'Usurpateur, tandis que ses sbires se saisissent de sa sœur, la plaquant contre le lit, mains au-dessus de sa tête pour qu'elle ne bouge plus. Ses hurlements n'arrangent rien à leur situation, encore moins les menaces de son frère, et ils se taisent, fulminant de la même rage.

— Allons, allons, nous sommes amis, après tout, fanfaronne Rehan. J'aime les Von Umbra de tout mon cœur, je le jure. J'agis dans votre intérêt, bien sûr. Il faut une personne pour tuer le bête et un homme pour épouser la belle. N'est-ce pas logique ? N'est-ce pas ce que je t'ai promis, Dallan, mon frère ? 

— Va en enfer ! 

Rehan souffle, théâtral. Ses sbires se tardent pas à entourer le lit, resserrant leur prise magique sur Raina. 

— J'en traque une et je trouve l'autre. Je suis chanceux aujourd'hui. Je ne vois ni la Silvaria, ni le Fae. Quel dommage, ils auraient pu vous être utiles... Enfin, j'ignore où vagabonde cette ordure inférieure, mais en ce qui concerne la garce...

Tous ses sous-entendus enragent immédiatement Dallan. Il ne refoule pas le monstre qui brille dans ses yeux. Effet escompté dont Rehan se sert. En tant qu'excellent suprématiste, évidemment qu'il détient une magie offensive des plus efficaces. Il cherche les ténèbres en lui, les attrape avec sa magie et les tord dans tous les sens. L'Enchanteur rugit de douleur, n'ayant pas imaginé qu'une telle torture était possible. L'Usurpateur rit méchamment, mais ne s'attarde pas.

— Je serais clément avec toi, si tu te tiens tranquille, mon frère. 

— Qu'est-ce que tu as voulu dire ? Que sais-tu sur Astra ? 

Rehan fait mine de réfléchir, mais son sourire victorieux ne rassure pas Dallan.

— Disons que j'ai dressé mes meilleurs hommes contre elle et qu'ils la conduisent à la tour blanche, à cette heure... Dans un sac et menottée, toute prête pour les semaines de tourmente que je lui réserve. Elle m'a provoqué. A tenté de retourner mes subalternes contre moi. Elle obtiendra ce qu'elle mérite.

Contre toute attente, Dallan rit sombrement. Leur intuition au travers des lettres entre Trevils et lui ne les fourvoyait donc pas. Rehan s'estime réellement Roi du monde, tout-puissant et au-dessus de ses camarades traîtres. La chute n'en serait que plus délicieuse. Même ses sbires semblent inconfortables à son affirmation. Ils hésitent, se consultent et optent pour une réflexion tardive ; ils se chargeront de l'Usurpateur un autre jour. Ils auraient pu se sauver s'ils avaient réagi maintenant... À présent, ils sont piégés entre un Roi méprisable et un Roi Maudit. Ce dernier oscille entre sa haine dévorante pour ce sale traître et le besoin de retenir le monstre devant Raina. Que pensera-t-elle de lui si elle assiste à sa déchéance ? Il y a une limite entre savoir et voir. Il s'interdit de lui exposer la pire partie de lui, si proche de la mort. Ce serait l'un de ses derniers souvenirs de lui.

— Je te jure que si tu lui as fait du mal...

— Quel cliché tu es, mon frère. Le héros mal compris des contes. Le personnage dont personne ne se souvient vraiment, si ce n'est de son pathétisme.

Pour appuyer sa cruauté, Rehan empoigne de nouveau les ténèbres et les place dans un étau terriblement douloureux. Le monstre se tortille et vocifère en Dallan, au point d'en fracture à la fois son crâne et son âme. Il ne se rend pas compte que le bruit tonitruant dans l'auberge provient de lui ; un braillement bestial qui ne lui ressemble pas, et l'Usurpateur s'en divertit.

— Dis-moi oui à l'autel, Raina chérie, et je le tuerai sans plus de souffrance.

— Laisse-le, je t'en supplie, Rehan... Si tu nous as aimés un jour, laisse-le !

— Aimer ? Ah oui, ton innocence ne m'avait pas manqué. L'amour est un concept faux, hypocrite et irréel. Inventé par les faibles pour se raccrocher à un espoir imaginaire. Il y a des concepts bien plus réels, bien plus tangibles. L'or. Le pouvoir. La domination. Les mortels comme les immortels se sont toujours battus pour eux. L'amour, en revanche, mène à des complications et à des contretemps, qui éloignent des véritables objectifs de la vie.

— Tu es fou, souffle Raina.

— Fou de toi, ma chérie, raille Rehan. Pourrais-tu arrêter de geindre ? Ou devrais-je te fournir une motivation ?

D'un revers de main, il projette Dallan dans mille et une tortures. Et puis... Et puis, plus rien du tout. Il ne parvient plus à ouvrir les yeux, à discerner quoi que ce soit et il en conclu que le monstre a repris le contrôle... Tant d'efforts pour le tenir en laisse... Pour rien. À cause de Rehan. Il est détruit, son âme cassée en des centaines de morceaux. Il ne songe qu'à son aversion viscérale pour son ancien meilleur ami. La voix qui s'extirpe de ses lèvres ne lui appartient pas. La Mort parle. Quand la Mort parle, tout le monde écoute.

— Je comprends mieux pourquoi tu as dupé les Von Umbra si longtemps. Un mortel est un mortel. Vous vous ressemblez. Vous vous êtes tous les deux jugés plus puissants que moi. Plus capables que tous les autres avant vous de m'enchaîner...de me dominer... Vous paierez vos mépris.

L'horreur se peint sur les traits de Rehan, lorsqu'il fait volte-face pour contempler, impuissant, la vengeance de la Mort. Un à un, les Enchanteurs se ternissent, leur peau devient sombre, criblée de sillons noirs, ils pourrissent à vue d'œil, se décharnent, et leurs os ruissellent sur le plancher en cendres. Raina est libérée de leur magie, mais cela l'incite d'autant plus à demeurer parfaitement immobile. Elle se redresse contre la tête de lit et y tremble, recroquevillée. Dallan a le malheur de refaire surface à ce moment. Non pas que le monstre lui permette l'accès à son corps et à son âme, mais il est conscient... Sa sœur ne le redoute pas lui et ce constant le trouble plus que cela ne le devrait. Elle a peur de l'Usurpateur et de ce qu'il pourrait faire pour se défendre. Les ténèbres hument sa terreur et elles se dépêchent d'y mettre un terme.

La Mort ne tue pas l'Usurpateur si facilement. Elle prend son temps. Se distrait. Mais, plus elle dépense son pouvoir, plus Dallan sait qu'il meurt dans les minutes suivantes. Une larme roule sur sa joue. Il étudie le beau visage de Raina, pour s'en rappeler dans l'éternité de l'au-delà, il pense même à Astra... Il aurait dû anticiper la fin du compte à rebours et lui dire adieu. Ce sera l'un de ses regrets les plus tortueux. Rehan tombe à genoux, crache du sang, sa peau prend une teinte blanchâtre. Il n'implore pas. Il n'est pas suffisamment idiot pour s'abaisser. Or, il amorce une contre-attaque, en une boule de feu, qui échoue de manière lamentable et cuisante pour lui. La flamme est éteinte d'un battement de cils et il est réduit au silence, à l'agonie et à l'impossibilité d'attaquer. 

— Non ! 

Du chambranle, apparaît un Fae furibond et décidé à intervenir. Gabriel lève une main impérieuse. Sa magie serpente dans l'air et s'attache à Dallan. Il a l'impression que le blond l'agrippe avec des chaînes acérées et le tire au sol. À tel point qu'il finit à genoux à son tour. Des murmures s'élèvent dans la chambre. La Mort persifle. 

— Je suis ton enfant, argue Gabriel, et je te somme de renoncer à ta vengeance. Je ne te prive pas de ta proie. Je te la rendrai avec plaisir. Bientôt. Pas maintenant. 

La Mort n'obéit pas, mais le Fae l'avait prédit. Alors, il redouble d'ardeur et un chant des ténèbres se hisse de lui aussi. Les deux mélodies funestes se heurtent. Des racines noires apparaissent sous leurs pieds, grimpent sur les murs, cernent le plafond. L'auberge se vide. Ils peuvent tous le déterminer aux beuglements horrifiés qui retentissent à l'étage d'en bas. Pour moyen ultime, car Gabriel se doute qu'il ne ferait pas le poids contre les pleins pouvoirs de l'Enchanteur maudit, il s'exclame en insistant sur chaque syllabe :

— La Silvaria n'a pas atteint le repère des assassins. Des sons de combat ont été signalés. La Wyvern de la Silvaria pleure dans le ciel, égarée sans sa cavalière. Et la Wyvern de Dallan Von Umbra exige l'aide de son cavalier. Y répondra-t-il ? 


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