XXIX - Gabriel Thornheart

Il n'a pas besoin d'entendre ses cris, sa colère et sa peur pour que ceux-ci se répercutent en lui. Le Prince Fae dévisage tour à tour l'homme trônant au milieu de sa troupe d'Enchanteur et la jeune femme qu'il tenait dans ses bras une minute plus tôt ; si elle force une fois pour délasser leurs doigts, il refuse et serre sa main plus fort. Raina ne lui accorde aucune attention, fixée sur cette tête couronnée. L'affreusement célèbre Roi Rehan, donc. Gabriel le détaille sans vergogne et en ne cachant pas une grimace de mépris. Ces boucles noires verdâtres, sa peau brune, ses yeux étirés et humides qui font constamment briller ses pupilles en une lueur de malice et de charme. L'homme en lui-même n'est pas laid. Selon les critères des mortels, il serait considéré séduisant. Grand, élancé, musclé, le corps d'un suprématiste, d'un bagarreur, d'un maudit traître, déguisé en fermier, déguisé en monarque. Ridicule. D'autant plus pathétique cette façon qu'il a d'admirer la jolie blonde avec un semblant d'affection et de tendresse, qui ne se traduisent en réalité que par une obsession maladive. 

— Te voilà enfin, souffle-t-il avec émotion. Je t'ai cherchée partout. 

— Vous n'oublierez pas que je vous ai indiqué où la trouver. 

Rehan balaie la remarque de Sabine d'un revers de main. En parfaite synchronisation, un de ses gardes pivote vers la sorcière et lui tend une bourse bien pleine. 

— De l'or ? ricane Sabine. J'en possède à ne plus savoir quoi en faire. Nous avions convenu de discuter de ma récompense une fois que vous auriez la fille.

Rehan consent enfin à se détourner de Raina et toise méchamment la sorcière.

— Je vous conseillerais, Graves, de ne pas titiller la patience d'un Roi. Je suis déjà las de vous. Nous n'avons convenu rien du tout. J'ai reçu une missive avec des indications et j'ai décidé de venir ici. Je n'ai rien approuvé de vos conditions. Empochez cette bourse d'or ou allez en enfer, cela m'est bien égal. 

Sa voix puissante et autoritaire contient une douceur étrange. Gabriel ne doute pas que les Von Umbra aient pu voir un ami en lui. Il aurait presque envie de lui faire confiance, de lui prêter une épaule sur laquelle se reposer... Un filtre. D'une rotation de la main, le Prince Fae dissipe le masque de charme qui explose en un bruit similaire à un coup de tonnerre. Raina sursaute et se colle inconsciemment contre son bras, tandis que les gardes royaux se redressent face à lui, prêts à le neutraliser. Or, Rehan se contente d'exploser d'un rire gras. Celui-ci ne sonne plus élégant ou délicat, mais dur et cruel ; son visage ne rayonne plus d'une pureté bizarrement attirante et ses yeux ne luisent plus. Il est redevenu quelconque.

— Vous osez traquer les Faes et les Hommes, tout en usant d'un filtre Fae pour vous rendre plus présentable. Que c'est hypocrite de votre part, Majesté.

Le susurre doucereux de Gabriel fait frissonner Raina. Il sait que, s'il lui laisse l'occasion de parler, la situation dérapera à coup sûr. C'est pourquoi il préfère s'accaparer la colère de Rehan en méditant sur une solution. 

— La politique est hypocrite, rétorque Rehan. Les Faes en ont conscience, plus que nous autres mortels. Vous nous manipulez depuis des générations. Vous portez ces filtres et vous vous pavanez en volant nos maris et nos femmes, vous procréez des bâtards qui font la ruine de familles entières. 

Gabriel ne s'attendait pas à ce que la haine du Roi s'abatte si vite sur son espèce, et cela l'amuse particulièrement. Il n'estime pas que cet homme, si arrogant et ignorant, ne constitue une véritable menace contre les Faes ou contre Lavalon. Ses idéologies l'ont aveuglé et il n'est plus capable de regagner la raison. Lui sera vaincu sans difficulté, mais pas les croyances qu'il représente. 

— Ce qui justifie votre aversion à notre égard, n'est-ce pas ? minaude Gabriel. Vous avez décrété, vous et votre bande de suprématistes, que les Faes pourraient vous réduire en cendres ou en esclavage d'un claquement de doigts, alors que les Hommes, au contraire, vous paraissent inutiles et prennent des ressources qu'ils ne méritent pas. Vous prévoyez de faire des Enchanteurs la seule et unique race dominante de tout le continent. Comme c'est vain et futile. 

— Nous avons gagné la guerre. Les Faes sont à genoux.

— Tellement à genoux que des Faes se mêlent encore aux gens de Lavalon, tellement à genoux que votre population en héberge certains dans le plus grand secret par pitié envers nous, tellement à genoux que vous n'avez aucune idée de la vengeance qui pourrait vous tomber sur la tête du jour au lendemain. Il suffirait d'une petite décision, d'un mot de nos Rois et Reines, et les rumeurs et les contes sur les Faes pourraient bien se révéler corrects. Puisque vous insistez tant pour que nous soyons les méchants, pourquoi ne pas jouer ce rôle ? 

À ceci, Gabriel se dresse de toute sa hauteur. Les gardes royaux réagissent instantanément. Plusieurs déflagrations partent de tous les côtés et chaque flamme explosive vient se cogner à un mur d'air impénétrable. Raina ne bouge toujours pas, tremblante de fureur mais aussi d'incompréhension, scrutant l'homme qui était son ami avec la plus profonde des confusions. Le Prince Fae, étonnamment, se met à détester Rehan, parce qu'il procure autant de mauvais sentiments à la jeune femme et parce qu'il a rappliqué ici pour elle. 

Le mur d'air se désintègre, quand un garde s'approche, ayant le projet d'utiliser sa lame contre lui. Misérable mortel sans une once de jugeote, maugréé Gabriel dans ses pensées. Il croise le regard mi-amusé, mi-troublé de Sabine et il décide de s'inspirer d'elle. Des parois du château se détachent des lamelles de bois qui s'enroulent aussitôt autour des chevilles des gardes. Certains sont propulsés au plafond, d'autres sont envoyés dans le couloir. La sorcière suit leur mouvement et grimace aux hurlements d'agonie qui retentissent. Ils se font dévorer. Déchiqueter. Tout du long, le Prince Fae ne quitte pas Rehan des yeux. Ils se jaugent avec la force de deux ouragans. Le Roi sent au fond de son être qu'il le tuerait avec une facilité insultante et il forge par conséquent un bouclier vibrant de tout son courroux.

— Il ne m'appartient pas de vous ôter la vie, même si le désir ne manque pas. 

Derrière le brun, un garde trébuche en essayant de fuir. Une latte du plancher se recourbe sous lui au moment où il tombe, et il s'empale brutalement en un dernier cri de douleur. Deux autres Enchanteurs décochent des vagues d'explosion sur le bois et la pièce commence petit à petit à prendre feu, ci et là. Sabine s'efforce de les éteindre, mais elle n'a pas le temps de tout gérer à la fois, surtout pas avec des magies si venimeuses qui s'entrechoquent. Pour la forme, Gabriel génère le sortilège le plus effrayant auquel il peut penser ; du sol, se dévoilent, non pas le bois, mais des tentacules épaisses et larges qui serpentent si bas à leurs pieds que le Roi ne les remarque pas sur-le-champ. Tout le Pas Chancelant en tremble et la sorcière est immédiatement éjectée par terre, s'égosillant, deux mains sur son crâne. Le Fae a le contrôle total du château. Les ombres sifflant glissent sur le bouclier et finit inexorablement par le recouvrir. Elles appuient avec hargne, comme un poing serré autour d'un verre et qui voudrait le briser. Ils perçoivent les grognements de Rehan, quasi-bestiaux, pendant qu'il s'applique à tenir bon. 

— Vous êtes très chanceux.

La voix de Gabriel résonne dans tous les endroits sinistres du Pas Chancelant en un sifflement ténébreux.

— Oui, si chanceux que les Faes n'aspirent plus à conquérir ou à dominer. Si chanceux que notre race ait su changer et évoluer au fil des millénaires. J'ai vécu une ère où nous nous serions déchaînés sur vous, et nous n'aurions fait aucune distinction entre les suprématistes et les mortels. Nous vous aurions écrasé et Lavalon serait à nous depuis très longtemps. Nous aurions massacré des villages d'un simple claquement de doigt, décimé des régions avec seulement trois d'entre nous. Les mortels ont souvent cru que nous étions des messagers divins, en possession de l'énergie la plus éthérée de toute l'existence de l'univers. Je suis d'accord à propos de notre pouvoir. Je veux qu'à votre mort vous vous rappeliez de ce jour, de ce que je suis en train de vous dire. Vous avez réussi à repousser les Faes un temps, parce que nous l'avons souhaité. Vous avez chassé les nôtres et conquis Lavalon, parce que nous l'avons permis. Et vous, Rehan, vous respirez encore, parce que je vous y autorise.

À la seconde où le bouclier du Roi cède en un geignement épuisé, la magie noire du Fae se propage dans la pièce en un raz-de-marée omnipotent qui pourrait tout emporter sur son passage...et qui choisit de renoncer à ses réprimandes. Les serpents sombres disparaissent dans la seconde et Sabine s'écroule, agonisante. Mortimer à côté d'elle, alerté par tout le vacarme.

— Vous seriez intelligent de partir maintenant, lui marmonne Gabriel. 

Et d'un autre geste de la main, une onde d'air frais caresse le visage ridé du majordome. La lassitude sur ses traits, l'indifférence et l'envie de se laisser dépérir, tout cela s'efface et est remplacé par un hoquet de renouveau. Mortimer vacille et se rattrape au mur de justesse.

— Partez avant qu'elle ne vous ensorcelle à nouveau.

Il ne faut pas le répéter deux fois au vieillard. Mortimer ne lance aucun ultime regard à sa maîtresse ; en revanche, il observe un instant la jeune femme, toujours assise sur le lit, pleurant à chaudes larmes. Les pouvoirs de Gabriel l'ont apeurée, bien sûr, et encore plus la conviction dans le venin de Rehan. Elle s'accroche au souvenir d'un ami qu'elle n'a jamais vraiment eu. Tandis que l'homme libéré trottine dans le couloir, le Fae se retourne vivement et s'agenouille devant elle, une main à la recherche de la sienne qu'il étreint avec délicatesse. Rehan pantelle dans son dos, vidé.

— Ne crains rien avec moi, mon ange.

— Je n'ai pas peur de ta magie, crache-t-elle.

Il encaisse son timbre furibond, qui n'est pas réellement adressé à lui.

— Mais, cela ne ressemblait pas à un pouvoir pur et éthéré. On aurait dit les tentacules de la Mort en personne.

Gabriel glousse et elle fronce les sourcils.

— Il ne s'agit pas forcément d'un secret, mon ange, c'est juste que nous nous en servons peu et que nous nous exprimons peu sur le sujet.

Un point d'interrogation se dessine sur son front. Pour ne pas que Rehan, ou pire, Sabine, ne s'emparent de cet aveu, il se relève et chuchote à son oreille :

— Les Faes sont des enfants de la Mort, mon ange. 

— Encore quelque chose sur lequel vous mentez, bredouille-t-elle.

— Nous ne mentons pas. Personne n'a jamais demandé.

Elle roule des yeux et soupire, dramatique au possible, ce qui tire un ricanement au Fae et qui a séché les larmes de la jolie Enchanteresse. À l'intention d'un Rehan qui se remet tant bien que mal sur ses jambes, il ajoute :

— Les Faes détiennent bien des pouvoirs, mon ange. Dont les illusions. Ne te l'ai-je pas dit ? Il n'y a rien d'étonnant à ce que je puisse imiter la noirceur de la Mort. Même si cela nous est déconseillé, et réclame une quantité folle de notre essence...mais tu regardes l'un des plus puissants Faes. 

Il conclut par un clin d'œil complice et Rehan crache par terre, cinglant quelque chose à propos de flirter avec sa future épouse. Gabriel fait volte-face, les poings contractés et l'aura meurtrière. Bien qu'il ne le tuera pas, pour des raisons évidentes, notamment éviter que son assassin n'entraîne d'autres vents haineux sur les siens, car les suprématistes s'empareraient de son acte pour enterrer davantage les Faes, il n'en a pas terminé avec lui. Il laisse tomber ses fausses bonnes manières à son égard.

— Je lis clair dans tes objectifs, Rehan le Fielleux. Ton regard ne contient aucun amour envers Raina. Tu ne l'as pas cherchée spécifiquement pour ce qu'elle est pour toi, sinon tu ne l'aurais capturée, endormie et déposée dans une forêt enchantée avec un Fae. Me tuer ou l'unir à moi. Je me suis longuement interrogé sur ces deux finalités. Si elle m'assassinait, tu aurais glorifié ton épouse, la tueuse de Fae, et elle aurait obtenu toute la sympathie du peuple. Du moins, ceux qui sont contre les Faes. D'une autre perspective, si elle avait succombé au charme Fae...

Gabriel lâche un rire fluet, qui dissimule en réalité sa répulsion pour Rehan.

— Elle est à demi-Fae. Tu aurais fabriqué une Reine Fae. Qui, à tes côtés, aurait contraint mon peuple à la servir, elle, et par extension à te servir toi, sans plus se battre contre toi. Et quoi de mieux pour enchaîner les miens que de produire un enfant royal Fae.

Raina pousse un rugissement, entre le cri d'horreur et un sanglot de dégoût. 

— Elle aurait été souillée, réplique Rehan, mais elle m'aurait rapporté un héritier avec du sang Fae. J'ai lu quelque part que les gênes de ta race prédominent sur les autres espèces. Un bâtard sera obligatoirement Fae à part entière.

— C'est faux. Nous pouvons influer sur les gênes de notre progéniture, mais cela n'a rien à voir avec la science. C'est une question de magie. Avec que l'enfant naisse du ventre d'une mortelle, nous pouvons, si nous le souhaitons, lancer un sortilège qui anéantira les gênes mortels pour ne laisser qu'un Fae à la naissance. Cela nous garantit une reproduction rapide et sécuritaire, puisque les femelles Faes meurent presque toutes en couche. 

— Oui, eh bien, merci pour cette leçon sur ta race répugnante, mais je m'en moque des subtilités de la reproduction Fae, et le peuple aussi. 

Rehan n'a probablement pas compris ce que le Prince Fae s'est évertuée à lui expliquer. Gabriel soulignait la stupidité de son plan. Si un enfant de Raina et de lui devait naître, il disposerait d'un sang Enchanteur et d'un sang Fae, à moins qu'il n'influence sa race avant sa naissance, ce qu'il n'aurait pas fait spontanément. De ce fait, la jeune femme aurait engendré un bébé mixte qui aurait déçu ce Roi ignare. 

— C'est fou cette habitude de mortels à écouter les histoires sans fondement des contes, peste-t-il. 

Du coin de l'œil, il perçoit du mouvement. Raina se lève et s'extirpe du lit, les poings serrés, et une brume violacée qui ruisselle le long de ses bras. Elle est une guérisseuse, pas une praticienne de magie offensive. Mais, il semble bien qu'elle s'apprête à attaquer Rehan. Ce qui signifie qu'elle perd la maîtrise de ses pouvoirs. Oh que non ! Gabriel relâche une violente rafale qui envoie le Roi et Sabine contre le mur. Ou plutôt dans le mur. Ou plutôt à travers le mur. La jeune femme s'immobilise à côté de lui.

— Je veux en finir aujourd'hui, gronde-t-elle. Je veux venger mon frère.

Gabriel songe sérieusement à lui octroyer son besoin de vengeance, mais pour de nombreuses raisons, il la prive de cette chance. Par-dessus tous ses arguments, les suprématistes n'hésiteraient pas à entacher son nom dix fois plus, à exposer son sang en partie Fae pour la faire apparaître sauvage et incontrôlable, et aussi elle n'a sûrement pas tué auparavant. Il n'a pas envie que cette ordure la traîne dans les ténèbres d'un meurtre. Il ne mérite pas qu'elle sacrifie son innocence. Alors, prompt, il plaque sa paume contre son front, ce qui la plonge dans une brève inconscience. Il doit l'amener loin d'ici, avant que Rehan ne leur court après et avant qu'elle ne se réveille et ne lui reproche de lui avoir épargné du sang sur les mains. Ce qu'elle fera, assurément. Mais elle comprendra un jour qu'il a fait cela pour son bien.

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