XXIV - Dallan Von Umbra

Il patiente dans l'ombre d'une taverne, derrière des tonneaux de vin vides. Une trentaine de minutes se sont évaporées sous ses yeux et il devine pourquoi sans mal. Ce qui a retenu Astra d'entrer dans le manoir. Elle doit être dans les parages, quelque part, à cerner leur environnement, tout comme lui. 

Et puis, Dallan voit émerger une femme...oh quelle femme. Des épaules carrées et taillées avec une précision de fer, un corps fait pour la guerre qui ne manquera jamais de lui faire tourner la tête. Il s'est retenu tant bien que mal tout à l'heure, le désir grondant dans son torse. Elle n'a guère renchéri sur son affirmation à Muria, mais elle ne lui a pas empêché non plus de la contempler. Un homme est un homme, et les ténèbres en lui ne l'aident pas. Elles amplifient toutes ses émotions, toutes ses réactions. Son sexe a failli se dresser, chez la couturière, désireux de cette poitrine enfermée dans la robe grotesque. Mais, il a repoussé ces pensées indécentes, honteux de la souiller ainsi. Si seulement il savait combien elle aime se faire désirer de lui... Il la complimenterait sans répit et la couvrirait de baisers.

Une fois qu'elle disparaît dans le manoir, il a besoin de plusieurs dizaines de secondes pour repousser sa tristesse. Non pas qu'il s'imagine un avenir avec cette femme. Elle ne lui a pas interdit de toucher son corps, mais cela ne signifie pas qu'ils ont les mêmes ambitions pour le futur. Elle est fille du sang et du chaos, il est né fermier et l'est toujours dans son cœur. Il rêve d'une vie tranquille, honnête. Pourquoi pas en tant que gouverneur d'une région ou bourgmestre, le but qu'il a toujours visé, encouragé par son père qui lui répétait combien il plaisait aux gens et savait leur parler. Un talent d'orateur, un homme altruiste et généreux. Alors qu'elle prévoit de pourchasser les suprématistes et instaurer la paix d'une façon ou d'une autre. Elle ne connaîtra pas de repos. Ils ne sont pas voués à finir ensemble et surtout pas avec sa malédiction. Ils ne s'appartiendront jamais et ce qu'ils ont, en ce moment, ne durera pas. Elle se débarrassera de lui dès qu'elle pressentira la fin pour lui. Dallan ne pourrait pas en être plus dévasté. 

Il l'a vue à l'oeuvre. Sa manière de marcher dans la brise, plus rapide que le vent et se dissimulant de tout. Dallan s'efforce de l'imiter en trottinant jusqu'à l'arrière du manoir. Astra Silvaria possède de nombreuses ressources. Elle se fiche pas mal qu'il réussisse ou non sa mission et lui a conseillé à plusieurs reprises d'abandonner s'il était en danger, car elle dégoterait des informations par d'autres moyens, mais il préfère mourir sur-le-champ que d'échouer. Parce que Rehan l'a réduit à un pantin manipulé et moqué, et qu'il n'a jamais été un sauveur. Rien qu'un idiot qui a accepté de se laisser mener à un pacte avec la Mort et qui en subit les conséquences à présent. Il remercierait presque le monstre en lui de lui octroyer ces jours supplémentaires. Sûrement grâce au feu et aux avertissements de la Silvaria, d'ailleurs. Il a besoin de servir à quelque chose. D'accomplir un but de lui-même, sans aide, sans que personne ne l'ait forcé. Il veut entrer dans cette demeure et ressortir avec un avantage à lui transmettre.

Par chance, il a bénéficié de ses conseils et parvient donc à agir en conséquence. Il est plutôt maladroit dans son quotidien, dans le sens où il se serait déjà fait capturer si Nouria n'avait pas brûlé, s'il n'avait pas pactisé avec la Mort, si Rehan ne l'avait pas trahi. Son esprit s'est effondré ce jour-là à Athusea. Sans la détermination sans faille de la Silvaria, il aurait été fracturé par le destin et il ne se serait pas relevé. Les morceaux de son âme se recollent, le changement opère. Il n'est plus tout à fait le fermier du village, fils de son père, frère de la naïve Raina. Il en a conscience. Dallan se montre plus audacieux, plus confiant aussi. Il souhaite davantage que conclure son existence dans le sang. Le sien. Il aspire, malgré son caractère miséricordieux, à la vengeance et à la justice. 

Impossible d'emprunter l'entrée des domestiques. Deux gardes s'y sont postés et quand une servante se présente à eux, ils la reluquent de haut en bas avant de l'autoriser à les dépasser. Hors de question. Dallan s'enfonce vers le flanc droit du manoir, là où une cabine se situe. Il cherche des portes au sol, conduisant à la cave, mais rien. Logiquement, il regarde la paroi arrière, toutes les fenêtres et les hommes armés en dessous. Une idée traverse ses pensées, mais il secoue la tête, convaincu de son échec. Le plus simple fonctionne souvent. Il sursaute à cette voix des cavernes. Les ténèbres lui donnent des conseils maintenant ? 

Soupirant, il jauge la distance entre la cabine et le reste de Jasania. Si les gardes déduisent son stratagème, il devra courir à toute allure et prier pour que leur magie ne l'abatte pas à la seconde où il leur tournera le dos. Et puis, il inspire à fond, résolu à tenter le tout pour le tout. Une main dressée vers le flanc gauche, il produit des étincelles au creux de sa paume et détonne. Une explosion foudroie la haie qui sépare le manoir de la cité. Le bois vole en éclats. Les Enchanteurs font volte-face, hésitants. Il engendre une seconde explosion qui se rapproche de la demeure. Par miracle, quelques citoyens, qui se trouvent là par un malheureux hasard, crient et commencent à courir dans tous les sens paniqués. 

Les gardes croient sûrement que le fauteur de troubles se terre parmi eux et deux jeunes gens, en particulier, se mettent à rire. Apparemment, ils n'apprécient pas le Vicomte Trevils. Cela suffit pour que les gardes délaissent leurs postes et foncent dans la cité. Certains restent dans le coin, et Dallan sait que le temps est compté. De tous ses pouvoirs, il maîtrise le mieux la terre. Un arbre se tient fièrement à côté de la cabine. Il grimpe son tronc à toute vitesse – son père le traitait de singe, à cause de cette passion pour se pendre aux branches dans sa jeunesse. Dès qu'il en atteint une, il en modifie la structure, la rendant plus solide et surtout plus longue. Elle s'allonge et s'allonge, lui procurant une parcelle sûre jusqu'à la première fenêtre devant lui. 

Il s'avance accroupi et promptement détourne la branche en notant la présence de deux hommes en pleine...démonstration d'amour, sur un lit. Il distingue ensuite une étroite salle de réception, sûrement l'endroit où Madame Trevils reçoit ses invités. La fenêtre est faite de bois et de fer, ce qui arrange sa manœuvre. Dallan influence la matière pour que le verrou se rétracte et il pousse le battant. Dans la seconde, l'arbre a repris sa forme normale et les gardes hurlent toujours sur des jeunes imbéciles qui n'hésitent pas à les provoquer. Il se rue sur les tiroirs d'une commode, mais ne déniche rien d'intéressant et il entreprend de changer de pièce. Il entrouvre la porte et écoute.

Bonne nouvelle. Les gardes se sont concentrés à l'extérieur, semble-t-il, puisque, à l'intérieur, il n'y a que des gens prêts à se battre et à dégainer leurs armes pour la gloire des Enchanteurs. Dallan est alors percuté par une pensée téméraire : traquer et tuer tous les suprématistes ne réglera pas leur problème. Ils massacrent leur propre espèce, ce n'est pas bien. Mais, il se souvient que la notion du bien et du mal est terriblement spécifique à l'interprétation de chacun et il opte ce soir pour ignorer son débat interne.

Aussi furtif que possible, il erre dans le couloir, l'oreille collée aux portes. Des gémissements par ci, des discussions par là. Dallan lance un regard circulaire à un spacieux bureau. Parfait. Il y entre et ferme derrière lui. Il recommence sa comédie : les tiroirs d'abord, les étagères ensuite et les piles de papier sur un chariot. Le Vicomte Trevils gère une quantité affolante de société. Un club de gentilshommes, plusieurs échoppes d'épices et d'autres de thés importés des cultures de l'est, et même une fichue école. Il découvre par la même occasion la liste des élèves. Tous Enchanteurs. Les trois rares humains ont été expulsés par diverses raisons de violence. Il n'y croit pas.

Il tombe sur d'innombrables correspondances. Trevils les garde avec soin. Avec Rehan en particulier. Ils ne s'adorent pas. Ils se haïssent même. Les deux se battent à coup de mots ironiques et d'insultes déguisées. Toujours à chercher les défauts de l'autre et s'accuser des mauvais choix. Dallan ne reconnaît pas son meilleur ami dans ces lettres, mais, après tout, il ne l'a jamais réellement connu. Il se détache de la situation et se contente d'en voler trois ou quatre, celles où ils sont le plus féroce. Astra sera ravie de constater cette haine mutuelle, sans se douter que le Vicomte s'apprête à mentir droit dans les yeux de la femme, affirmant que le pouvoir parmi eux est une affaire d'équilibre. C'est faux. Il existe bel et bien un mouvement de balance entre les suprématistes et une volonté de dominer, d'écraser...de régner. 

Pour l'instant, Rehan a sécurisé son trône, mais pour combien de temps encore ? Les chefs ne joueront pas longtemps aux confrères loyaux. Ils l'éjecteront à la moindre erreur et il est parfaitement au courant à en juger par ses formulations prudentes dans ses réponses. Si Astra actionne les bonnes ficelles, elle peut semer la zizanie parmi eux et s'inspirer de leur discorde pour les détruire de l'intérieur. 

Satisfait pour sa trouvaille et déçu de n'avoir rien de plus utile, Dallan se prépare mentalement à regagner le couloir, afin de fouiller le reste de cet étage et pourquoi pas les trois autres s'il se sent pousser des ailes. Malheureusement, des bruits de pas se rapprochent de la porte et ni une, ni deux, quitte à avoir l'air d'un idiot, il plonge derrière le chariot recouvert d'une nappe, le tire légèrement des étagères et s'agenouille derrière, de façon à ce que le tissu le dissimule. La pièce est suffisamment vaste pour qu'une demi-douzaine d'hommes y débarque avec hâte sans le voir. Ils encerclent le bureau, sans parler dans un premier temps. L'un d'eux récupère le sceau du Vicomte.

— Silvaria n'y a pas touché.

— Elle serait seule ? 

— Impossible.

— Bien sûr que si ! riposte un quatrième. Cette garce a tout perdu. Elle n'aurait pas amené Von Umbra ici. Elle est désespérée, pas stupide. Ne la sous-estimez pas.

—  Elle vise le trône. Le peuple la chassera. Je ne saisis pas pourquoi elle alarme autant Bardo et Rehan. Elle a prêté secours à Von Umbra. Ils la mépriseront pour cela. La complice de la Mort. Nous pourrions même dire qu'elle a été contaminée par les ténèbres de la Mort. Ils la redouteront et la fuiront.

— Pourquoi tant d'efforts ? Nous la tuons ce soir.

— Mais...

— Pas de mais. Elle meurt.

Pourquoi aurait-elle convoité le sceau ? Pour falsifier des lettres ? Oui, c'aurait été foutrement intelligent de sa part de rapporter cet outil à la Silvaria. Elle aurait su quoi en faire, mais il n'y a pas songé. Du tout. Estimant l'objet inutile. Dallan se tend et les ténèbres grondent douloureusement en lui. Elles réclament le contrôle. Pas pour le dominer. Parce qu'elles rugissent de terreur à l'idée que les suprématistes torturent à cet instant même Astra. Mais, il se calme et mesure sa respiration avec une litanie en tête : elle n'aurait pas permis l'échec de cette mission. 

— Devons-nous la tuer ? Elle pourrait nous être utile. Notamment pour localiser Von Umbra.

— Nous le pisterons quoi qu'ils nous en coûtent. Rehan a été très clair à ce propos.

— Ce misérable... Mais, je suis d'accord. Je déteste la rivalité entre Rehan et Bardo. Je suis sûr que ce scélérat jubile de la tournure de cette soirée. C'est lui, au final, qui aura capturée et tuée la Silvaria. Alors que nous sommes là, nous aussi. Il s'attribuera tout le mérite.

— Il souhaite le trône. Tout comme nous. Non, tais-toi. Pas besoin de se mentir entre nous. Nous devrions nous débarrasser des deux. Rehan et Bardo. Mais, pas tout de suite. Ils détiennent trop de pouvoir et nous affaiblir maintenant serait un coup porté contre nous-mêmes. Nous aviserons plus tard. Quand la Silvaria et Von Umbra seront morts. 

— Quoi qu'il en soit, elle a éliminé Presto. J'exige sa tête. Descendons. Je ne veux pas louper le spectacle.  

Ils se taisent brusquement à la mention de ce Presto et soupirent de concert avant de se diriger vers la porte. L'un d'eux jette un œil dans sa direction, ressentant peut-être le poids de son regard sur lui. Quelle imprudence. Cette voix, encore. Son esprit est aussitôt propulsé à l'écart, là où les ténèbres étaient. Elles le dominent à présent et placent une couverture opaque au-dessus de sa tête, et la module pour qu'elle soit identique à la tapisserie dans son dos. Le rendant invisible. Un rire résonne. Mais, les suprématistes sont partis. Le monstre se gausse, paraissant l'interroger : te redonner le contrôle ou attendre que nous soyons sortis pour te libérer ? Dallan croule sous l'impuissance. À nouveau.

Sauf que la Mort le rejette pour aujourd'hui. Peu à peu, son esprit retrouve la maîtrise intégrante de son être. Poussant le chariot, il se dégage vivement de sa cachette et vérifier l'extérieur du manoir. Les gardes ont encerclé les deux jeunes gens et sont en train de les battre avec une brutalité inouïe. Les autres ricanent. En ouvrant la fenêtre, il entend le nom de Silvaria sur leurs lèvres. Ah... Ils supposent que les deux explosions ont été générés par eux, payés ou persuadés par Astra en guise de distraction. Eh bien, non, il se sent coupable pour eux. Les lettres contre son cœur, les tonneaux de la taverne s'enflamment par sa seule volonté et les Enchanteurs désertent un peu plus le jardin arrière de la demeure. La branche se rallonge encore et il s'y accroche. Elle le dépose par terre et Dallan court, comme si des gardiens de prison le poursuivaient après son évasion. Mais, il n'y a personne derrière lui. 

Il sélectionne la voie de la sécurité et fond dans la cité, avant de faire un détour pour revenir sur le flanc nord-est du manoir, là où luisent les chandeliers de la salle de réception de Trevils. Il ne distingue rien. Pour son grand dam. Dallan s'empresse de se mettre en position et ignore complètement les gardes de ce côté-ci pour embraser les branches denses d'un chêne. Il ne distingue rien à l'intérieur du manoir. Astra. Astra a marché dans un piège. Astra est aux mains des traîtres. Astra est devenue leur spectacle. Astra est peut-être blessée. Astra est morte. Astra. Il attend. Prêt à vomir sous la tension. Elle n'apparaît pas. 

Mais, des cris retentissent. Des cris de joie. Non. Les gardes ont déjà éteint les flammes du chêne et certains sprintent vers le manoir pour enfin avertir Trevils des nombreux dégâts aux abords du manoir. Dallan peut se faire attraper à n'importe quel instant, mais il ne bouge pas. Astra qui lui a sauvée la vie. Astra qui a renoncé au trône et qui ne pourra jamais y accéder tant qu'elle sera son alliée. Astra qui se confie à lui. Astra qui a tout perdue et qui le fait tout de même entrer dans sa vie malgré elle. Astra en qui il voue des espérances inavouées, pour qui il brûle de désir et d'admiration. La Silvaria ne chutera pas à cause des traîtres. Elle est trop vive, futée et habile. Astra. Un pas en avant et le voilà à découvert. Il se surprend à s'élancer de nouveau vers la demeure. Il la sortira de là. Elle a besoin d'aide. La peur lui noue l'estomac. Le monstre est largement d'accord avec lui, si bien qu'une fumée noire se propage autour de lui. La Mort revendique son droit sur Astra. 

Tout à coup, le manoir Trevils explose. 

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