XXIII - Gabriel Thornheart

L'après-midi se situe à son tournant majeur ; le soleil brille encore dans le ciel en répandant ses rayons chauds sur terre, tout en entamant sa descente. La luminosité baisse de minute en minute. Ils partiront de la taverne dans trois ou quatre heures environs. Les clameurs du rez-de-chaussée se sont estompés après le déjeuner animé par les conversations, les craquements des os de poulet, les martèlements des pintes sur les tables, les plaisanteries de mauvais goût et les rires exagérés. Que ce soient les hommes et leur humour bourru, les femmes avec leurs surenchères agaçantes, humain ou Enchanteur, Gabriel s'est remercié d'avoir dormi durant la plupart de cette comédie grotesque. Il aime les mortels, mais pas au point de tolérer leurs bruits incessants et leurs manières grossières, rustres. Surtout que convenances, élégances et bienséances ne riment pas avec Muria.

Tout à coup, il se redresse en un petit bond, le dos bien droit contre la tête de lit, les jambes étendues devant lui. Après avoir placé Raina dans la baignoire, il a rejeté l'aide de Lalilla pour changer les draps et s'en est occupé. Il a passé le reste de la demi-heure à patienter, avachi. Fatigué. La forêt enchantée a puisé dans son énergie, un sortilège mesquin qui s'est nourri de ses forces pour entretenir la puissance de l'enchantement créé par Rehan. La tension constante auprès des vampires a masqué cet épuisement. Cette journée à se reposer lui a fait le plus grand bien. En particulier avant de reprendre la route. Par chance, il sait exactement où se rendre et le voyage ne sera pas très long.

Gabriel a tout juste le temps de se racler la gorge, réajuster ses mèches de blé sur son front et s'octroyer l'air le plus naturellement sensuel qu'il puisse produire, que Raina pousse le battant, tête baissée, et entre sans un mot. Gênée au possible. Il hausse déjà un sourcil perplexe. Cette mortelle attise tellement sa confusion qu'il en développerait des rides au front. Elle cherche immédiatement quelque chose dans leur chambre, au niveau du lit, et se fige, de plus en plus rouge. Les doigts triturés, la lèvre mordillée, elle bredouille :

— Lalilla n'aurait pas dû se charger des draps. Je l'aurais fait, voyons. Tu...Tu lui offriras quelques pièces supplémentaires, n'est-ce pas ?

Encore cette histoire de menstrues. Gabriel glousse pour toute réponse. Il avait presque oublié. Les Faes ne subissent pas ce cycle de mortelle. Il ne comprend pas pourquoi cela l'embarrasse autant. La légèreté sur son visage s'efface, alors qu'il lui tend la main, désignant la place à côté de lui dans le lit. Raina porte désormais une robe de paysanne, au tissu lourd qui lui tiendra chaud, aux nuances ternes, du gris au marron, en trois jupons épais. Elle s'approche rapidement, bien décidée à s'enterrer sous le drap à en juger par son empressement à se coucher et à lui tourner le dos. Oh non, s'amuse-t-il, tu ne m'échapperas pas, mon ange. Il roule au-dessus d'elle et se courbe, telle la branche d'un saule pleureur sur la terre.

— Je ne connais pas ce pan-ci de vos mœurs, mais, en ce qui me concerne, je ne suis pas du genre à m'effrayer, m'épouvanter ou m'indigner à la vue de sang. Certainement pas du sang qui t'appartient et qui témoigne de ta fertilité. 

Elle ne réagit pas tout de suite et Gabriel se doute qu'elle médite sur ces mots. Toute timide, elle extirpe sa tête du drap et chuchote si bas qu'il se penche davantage pour l'entendre :

— Mais c'est répugnant. J'aurais dû prendre mes précautions. Je t'ai souillé et...

Gabriel pousse un gémissement lassé qui fait sursauter la jeune femme. On aurait dit le rugissement d'un lion. Il ne lui permet pas de continuer et se rallonge dans son dos, tout en posant une main sur ses reins. Raina se crispe ; se rajoute à la gêne une vilaine pointe d'indécision. 

— N'argumente pas à l'encontre de mon avis. Je sais ce que je pense. Tes menstrues ne pourraient pas me dégoûter de toi ou des femmes mortelles, même en saignant sur ma jambe. Je m'en moque. N'en parlons plus si cela t'incombe. En tout cas, je ne suis pas offensé.

Raina se détend contre sa main. Une ligne invisible tirait son dos, raidissait ses épaules. Soudain, elle se relâche et se repositionne correctement, prête à dormir une poignée d'autres heures. Mais, c'est sans compter la douleur qui se propage de ses reins à son bas-ventre. Gabriel ressent tout et il voit tout. Concentré sur le moindre de ses mouvements, il peut deviner ce qu'elle éprouve. De ses doigts, se diffuse une onde douce et confortable. Un feu agréable qui chasse la froideur de sa peau et atténue peu à peu les courbatures. 

— Tu ne peux pas te guérir, ni reporter ton cycle, mais rien ne t'empêche d'apporter certaines améliorations à ta condition, n'est-ce pas ?

Elle acquiesce et se laisse couler contre sa paume. Un sourire attendri rallonge la courbure de ses lèvres. Gabriel s'en rend compte trop tard, quand elle s'est rendormie et qu'il se retrouve seul avec ses pensées. Il est tenté de s'éloigner, de délaisser la pression bienfaitrice qu'il impose à son dos, qu'elle se débrouille si la douleur la réveille à nouveau, mais il n'en a aucune envie. Au contraire, ses doigts sont collés à la chute de ses reins. Un coup d'œil sous le drap et sa silhouette voluptueuse fait naître d'étranges idées, de celles qu'il n'aurait jamais expérimentées en tant qu'immortel. Est-ce le drôle de besoin primitif que les mortels nomment l'instinct de reproduction ? Ou la luxure ? Le désir brûlant ? Il n'apprécie pas vraiment ces changements en lui, perturbé par leurs effets dévastateurs sur sa maîtrise de son corps et de son esprit. Raina dort, les poings serrés, et il est appelé par l'odeur fleurie du savon. Il ferme les yeux en humant le parfum de ses belles boucles souples, l'une d'elles entortillée autour de son index.

Gabriel s'éveille par réflexe à l'absence de lumière, à la seconde précise où le soleil a fini de croiser l'horizon et a disparu jusqu'au lendemain. Il secoue les épaules de Raina, faisant attention à s'écarter avec qu'elle ne remarque son doigt autour de son mèche, son front contre ses omoplates, sa paume caressant toujours ses reins. Mieux vaut ne pas rajouter à sa gêne, ou augmenter le trouble en lui. Ils se préparent sans cérémonie, c'est-à-dire en mangeant le repas proposé par Lalilla, et comme convenu, il paie généreusement la serveuse. Son expression radieuse de pure victoire souligne que ses actions sont guidées en partie par l'or et en partie par altruisme. Elle leur liste tout un tas de ragots inutiles prêts à être déballés à leurs oreilles attentives, mais il les décline promptement. La jeune femme doit gérer les récentes informations sur son frère, sur Rehan et sur le bannissement des Von Umbra. Il ne voudrait pas qu'elle s'effondre une seconde fois. Elle a tant pleuré ce matin. Ses larmes ternissent encore son visage. Il note avec irritation combien ses joues semblent s'être creusées. Certes, elle ne s'est pas nourrie à volonté ces jours-ci, mais elle n'est pas morte de faim non plus. Le stress, l'angoisse, l'appréhension, autant d'émotions négatives qui jouent sur sa santé. 

— Décris-moi cette...

Garce ? Sorcière ? Gabriel a employé ces deux termes pour évoquer la femme capable de les aiguiller. 

— Sabine Graves. Un amour d'Enchanteresse. Vous allez vous adorer.

Raina interprète d'abord son ton comme sarcastique, sous-entendant l'inverse, mais son interprétation est fausse. 

— Vous êtes toutes les deux assez folles, opiniâtres et téméraires pour vous allier contre moi et me faire vivre une nuit de misère. Je n'ose pas imaginer le prix qu'elle réclamera pour ses renseignements.  

Lalilla les scrute depuis le comptoir, peu discrète. Gabriel l'évite à s'exprimer d'un simple soupir et elle saute sur l'occasion. Littéralement. Elle plonge vers eux. Si elle était un chien, elle remuera la queue avec excitation, ses orbes pétillant d'intérêt.

— Sabine Graves ? La Sabine Graves ? Vous l'avez déjà rencontrée ?

Non dubitatif de Raina et un oui affirmé de Gabriel qui montre nettement sa grimace tordue. Lalilla ne pose pas de questions...avec sa voix. Ses clignements de paupières frénétiques, toutefois, lancent des éclairs d'anticipation au récit qu'il pourrait lui fournir, s'il était d'humeur à lui raconter ses précédentes mésaventures avec Sabine Graves. Semblable à tous les mortels, il s'est diverti un jour à échanger des informations avec elle. En prenant conscience de ses profondes et infinies connaissances dans des domaines extrêmement variés, il a commencé à la fréquenter toutes les semaines, logeant souvent dans son château de sale sorcière arrogante, et puis elle a décidé de se taire en haussant ses prix. Elle l'a pris à son piège.

— Je ne la considère ni en amie, ni en connaissance. Elle est la vipère de l'ouest, et c'est tout. Je ne la déteste pas non plus. 

Mais, ses marmonnements insinuent leurs échanges qui n'ont cessé de frustrer le Prince Fae.

— Bonne chance, en tout cas.

Lalilla n'a plus besoin de lorgner sous leurs capuchons, puisqu'elle a perçu ses oreilles pointues et les traits caractéristiques de la Princesse bannie recherchée dans tout Lavalon, mais elle ne commente pas et ne donne pas une impression de malice à Gabriel. Il est maître des illusions et des manipulations ; si elle prévoyait de vendre leur secret, il l'aurait déjà enfermée quelque part ou acheter son silence. 

— Je n'ai entendu que des rumeurs sans véritable fondement au sujet de Sabine Graves, conclut Lalilla, et elle réserve habituellement ses renseignements précieux à l'élite. Il paraît que, riches et nobles, puissants et soldats, ou Rois et Reines, qu'importent qui pénètrent dans son château, ils ressortent tous en colère, avec ou sans l'objet de leur convoitise, d'ailleurs.

— Elle a le don de contrarier ses invités, confirme Gabriel. C'est normal. Qui ne profiterait pas d'un talent pareil pour collecter les secrets du monde ? 

Sous l'attention pesante de Lalilla, le Prince Fae génère l'équivalant d'une pochette entière de pièces d'or et sans attendre ses remerciements, il empoigne le bras de Raina et la tire hors de la capitale. Les têtes se retournent au son alléchant, la serveuse s'affole en des couinements de joie et les voilà envolés dans la pénombre de Muria. La jeune femme ne peut refouler son sourire satisfait à l'idée qu'une citoyenne de Lavalon vivra à son aise pendant longtemps, et sa famille aussi. Elle est sur le point de féliciter Gabriel pour sa générosité, mais elle constate la tension dans ses épaules.

Raina n'en saisit pas la raison, mais il fait en sorte qu'elle garde sa jolie bouche fermée en la tirant un peu partout dans Muria. Son ouïe et son odorat de Fae ont flairé le danger. À la seconde où ils ont quitté la taverne, des pas hâtifs se sont mis à leur poursuite. Avec une volonté évidente de furtivité. Gabriel les conduit au hasard dans des ruelles plus étroites les unes que les autres. Deux individus les traquent depuis le toit. Sans y réfléchir à deux fois, il pousse la jeune femme dans un renforcement sombre d'une maison, là où les ombres après eux ne pourront pas la voir, et il continue avant de s'arrêter sous la minuscule terrasse arrière d'un établissement. Un bordel d'après les cris d'extase. Peu lui importe.

— Où sont-ils passés, bon sang ? peste une voix fluette et féminine.

— Mauvaise question. Comment ont-ils pu nous égarer ? répond un homme bourru. Ce sont des voleurs, des assassins ou des personnes en fuite.

— Ils nous auraient repérés ?

— Quoi qu'il en soit, deux individus à l'identité masquée erre dans notre bourgade.  

En effet. Et Gabriel compte s'assurer que le masque ne tombe pas. Sans crier gare, il mobilise toute sa magie et agit. D'une main, il engendre une violente rafale qui envoie valser la fille à ses pieds, pendant que le lierre au mur de la maison rampe jusqu'aux bottes de l'homme et emprisonnent ses chevilles. Il est entraîné vers le bas, et coincé entre les branches sinueuses et la roche, la respiration coupée par ces filets diaboliques qui enserrent sa gorge. Sa compagne se hisse vivement sur ses jambes, paume tendue en vue d'un sortilège et l'autre enroulée autour d'un poignard. Oh non. Il la désarme et sectionne les tentacules de ses pouvoirs, la réduisant à l'état de fébrilité d'une humaine. Un Prince Fae peut faire cela, mais il ne peut voler ou détruire un Enchanteur pour le faire Homme. Impossible. Le blocage qu'elle endure ne tardera pas à voler en éclats et il sera parti à ce moment-là.

— Bien le bonsoir. Je hais que des étrangers se mêlent de mes affaires autant que vous avez l'air de haïr les intrus sur votre territoire. Pourquoi ne pas résoudre cette situation en me laissant quitter Muria ? 

La fille, aux cheveux violets brillant sous les reflets de la lune, hoquette en pointant ses oreilles.

— Oui, je suis un Fae. Oui, je vagabonde encore en Lavalon malgré le traité. Et alors ? Qu'espérez-vous me faire ? Si vous aspirez à ce que je sois le méchant, je le serai. Qui êtes-vous ? Des gendarmes ?

Mais, la fille est trop jeune, trop équipée et armée, tout comme son compagnon plus âgé qui l'observe avec elle, lui interdisant de faire quoi que ce soit pour les délivrer de cette position délicate. Sage choix.

— Un Fae ? murmure-t-elle. Je m'appelle Violet et voici Barrett. Nous...recherchons une personne. C'est pourquoi nous vous avons suivi, mais ne vous méprenez pas, nous sommes des alliés des Faes. Il y a un domaine au nord-est de Muria, entre les archives et la forge. Si vous vous trouvez en danger, venez toquer à notre porte. Dites que Violet et Barrett vous saluent, sinon l'on pourrait vous prendre pour un prisonnier du Roi, à un coup pour nous débusquer.

Gabriel comprend dans la seconde. Les assassins de l'ouest. Il a déjà entraperçu l'intérieur de ce domaine, une bâtisse spacieuse à plusieurs étages où ces individus se terrent et se réunissent. Intéressant.

— Vous n'avez pas chuté sous la poigne du Roi ? s'enquiert Gabriel, curieux.

Barrett, bien que sa gorge soit toujours compressée par le lierre, lâche un rire sincère.

— L'Usurpateur ? Beurk ! Plutôt mourir. Je ne travaille pas pour les Rois et je ne m'incline pas devant. Au mieux, j'accepte des aides de leur part, par-ci, par-là, et je leur rends la faveur par des récompenses.

Un regard complice entre les deux et Gabriel tique tout de suite sur sa façon de s'adresser à une force extérieure, une quatrième personne qui ne serait pas présente avec eux. Il lance une hypothèse, lui qui utilise les formulations à sa guise et qui distingue un confrère de phrases détournées.

— Par la plus heureuse des aubaines, posséderiez-vous des informations sur Dallan Von Umbra ?

Violet se méfie instantanément et se braque, son rictus goguenard disparaissant dans la foulée. Barrett grogne :

— Ça dépend qui le demande et pourquoi. 

— Qui recherchez-vous ? contre Gabriel.

— Raina Von Umbra. 

Ils se jaugent tous les trois. Les uns lisant clair dans les jeux des autres. Ni une, ni deux, le lierre s'arrache du mur d'en face et agrippe à son tour la jeune fille. Elle hurle en se débattant en vain. Les deux assassins immobilisés, Gabriel fait claquer sa langue contre son palais, hésitant entre décamper sur-le-champ ou les questionner davantage, mais Barrett se met à l'insulter, à le menacer et à mordre les branches. Très bien. Ils ont choisi leur sort.

— Toutes mes excuses, mais vous ne vous souviendrez pas de cette rencontre.

Il revendique toute sa magie, puise au plus profond du puits et de la pointe de son doigt, touche le front des deux assassins. Gabriel leur vole les cinq dernières minutes de leur vie et les endort, pour plus de précaution. Par la suite, il souhaite se dépêcher de sortir de cette bourgade, mais l'effacement de souvenirs fait partie des sorts les plus compliqués. Les Enchanteurs ne le contrôleront jamais. Il s'est instruit sans l'aide de personne. À une époque où il prévoyait de dévorer la mémoire de ses parents afin de la remodeler et en faire de dociles Roi et Reine Fae qui ne massacreraient plus les mortels par sadisme. Bon, il s'avère qu'il a échoué, qu'ils se sont unis contre leur fils, fous de rage, et qu'il a fait couler leur sang pour garder le sien.

— Par tous les dieux, peux-tu me raconter ce que...?

Il s'écroule presque contre elle. Raina le rattrape et le dévisage avec surprise, n'ayant de toute évidence pas l'habitude de se confronter à un Fae faible et vulnérable. L'ange perspicace et intelligente qu'elle est ne l'interroge pas et prend les devants. Elle glisse un bras sous le sien et ils repartent en direction du sud. Gabriel imite ses pas, à l'image d'un pantin désarticulé. Sa magie se ressource d'elle-même et une fois qu'ils s'éloignent du brouhaha de Muria, il peut se focaliser sur sa régénération. Au bout de dix minutes, il marche de nouveau droit et sans soutien.

— Des assassins nous poursuivaient, lui avoue-t-il. Ta malchance a fait qu'ils te recherchaient. Je n'ai pas suggéré de vous présenter les uns aux autres.

— Tu as bien fait, évidemment... Merci.

Et le retour de ses rougissements. Cette fille a été protégée toute sa vie. Par son père. Son frère. Ce maudit Rehan. Mais, elle ne supporte pas la dépendance à autrui. Elle contient sa frustration à la perspective que Gabriel ait mis fin à un début de péripéties périlleuses avec ces assassins sans l'inclure dans leur face-à-face ou la consulter, mais elle ne peut nier sa gratitude à son égard. Après tout, il n'est pas obligé de veiller sur elle. Gabriel pressent tout ce chaos interne au travers des torsions de son expression faciale.

— L'homme a mentionné une relation donnant-donnant entre les assassins et le monarque de Lavalon, mais...je ne crois pas qu'il parlait de Rehan. Ils l'ont nommé l'Usurpateur. Je soupçonne que... Enfin, je ne veux pas te nourrir de faux espoirs, mais j'ai eu la vague impression de voir ton frère dans leurs yeux. C'est difficile à expliquer. Un pressentiment Fae. Ou bien, les espérances d'un ami qui te souhaite du bien. Je ne sais pas trop. Je n'ai pas insisté. D'autres approchaient. Ne traînons pas.

Il aurait pu procéder à une interrogation en bonne et due forme et leur effacer leurs souvenirs ensuite, mais des pas s'avançaient droit vers eux. Gabriel a horreur de cette sensation d'inachevée. Fort heureusement, si Dallan Von Umbra a traversé l'ouest avec sa complice Silvaria, alors Sabine Graves sera au courant. Ils progressaient dans les bois typiques de l'ouest, avec les mêmes arbres encore et encore, un climat et un paysage du centre qui ne changent jamais, si ce n'est le constat discret du rallongement de l'été et de l'hiver auquel les immortels sont sensibles. Raina affiche une moue contrite et le Prince Fae souffle en se rappelant de sa promesse. L'informer sur cette trahison qui pourrit Lavalon. Il n'est pas préparé par ses questionnements sans fin, mais il s'applique tout de même :

— Ne boude pas, mon ange. Écoute et suis attentivement, je ne répéterai pas. Tout a débuté trois générations avant la tienne, lorsque les Faes ont achevé pour de bon leur ère de violence. Bien sûr, nous avons renoncé aux combats contre les mortels, ou plutôt aux tueries si je dois employer les bons termes, quelques siècles auparavant, mais nous avons mis un temps fou pour endiguer les désaccords de certains Faes plus hostiles. Nous étions très amis avec le Roi humain de l'époque et nous prospérerions, au meilleur de notre forme avec la guerre qui pourtant sévissait. Des Enchanteurs ont anticipé la fin de la guerre, puisque nous étions alliés avec le monarque en place et tous n'ont pas approuvé. La notion de suprématie des Enchanteurs est née ainsi. De la rancœur, de la jalousie et de la haine. Année après année, des Enchanteurs se sont regroupés dans des cachettes afin de débattre de la situation et d'amasser de nouveaux membres, et ils sont devenus des centaines à semer la pagaille. Ils se faisaient passer pour des Faes en tuant des innocents, ils inventaient tout un tas de mensonges à notre sujet ou nous poussaient à bout, des pièges mortels qui nous ont menés en prison, malgré nous. Ils se sont servis des vampires aussi pour nous pister et nous massacrer. Les Faes se sont efforcés de se défendre, de se justifier, mais nos Rois et Reines ont inexorablement perdu l'amitié des Hommes, et du monarque suivant de Lavalon. Notre ami ayant été éliminé par ces traîtres. De viles représailles. Cette révolte est désordonnée. Ils organisent des réunions, mais les ordres circulent mal entre eux. Un avantage pour nous. Les Faes ont donc prétexté le repli pour mieux revenir plus tard. Pour observer ces traîtres, les trouver et en finir en un seul coup. Athusea n'était qu'une distraction, je le crains. Les Faes ont tout misé sur cette attaque dans l'espoir que les traîtres bénéficient du chaos pour baisser leur garde et commettre des erreurs. Cela s'est produit, au final. Le village de Nouria a brûlé les corps de mes pairs et Rehan, renard malin, s'est faufilé jusqu'à la capitale avec ton frère en bouclier. Son plan a fonctionné. J'ignore ce qu'en pensent les Faes. Ce qu'ils ont prévu. Je devrais m'entretenir avec eux, bientôt. Savoir où ils en sont. Nous sommes capables d'observer pendant des siècles avant de répliquer. Patients. Voilà. Satisfaite ? Je suppose que non. Je suis navré de t'annoncer toutes ces horribles nouvelles. Ton frère était une marionnette, Rehan un menteur hors norme et Lavalon n'est qu'une vulgaire farce sur laquelle trônent ces soi-disant suprématistes. 

Ils ne marchent plus, bien entendu, car Raina n'aurait pu accuser le coup de ses paroles sans trébucher toutes les cinq secondes. Elle est bouche bée, larmoyante un instant et il se tient prêt à l'enlacer pour la réconforter, mais elle inspire longuement, pivote et recommence à marcher. Gabriel demeure pantois, figé, tandis qu'elle file loin de lui, déterminée à poursuivre sa route. N'est-elle pas ravagée par ce récit ? Tétanisée par cette trahison ? Révulsée par Rehan ? Enragée ? Il ne tolère pas son silence. La mâchoire serrée, il la toise avec suspicion, certain qu'elle sanglotera tôt ou tard, mais elle ne démontre rien du tout, pas une once d'émotion.

— Je t'en supplie, grogne-t-il, dis quelque chose. Ton mutisme me tue.

Raina pivote vers lui, un sourcil arqué d'étonnement. Elle découvre effectivement des tics nerveux – le tressautement de sa jambe, sa langue contre sa joue, ses soupirs à répétition. Gabriel lui saisit la main pour qu'elle ralentisse et ne fuit pas. Ses orbes sont bel et bien humides.

— N'ai-je pas le droit au déni ? couine-t-elle. N'ai-je pas le droit d'oublier tout cela et de trouver mon frère ? Je désire simplement le revoir, m'assurer qu'il va bien. Il est toute ma vie, mon unique famille. Je ne peux pas le perdre. Laisse-moi nier que Lavalon s'enflamme, s'il te plaît.

Son honnêteté fébrile le prend de court et il opine du chef immédiatement pour lui ôter ce poids suffocant dans sa poitrine.

— Tu me dois une vérité. 

Ah oui ? rétorque-t-elle avec un rictus de défiance.

— Pourquoi tu me cries dessus ? Question qui sort de nulle part, je te l'accorde. Je l'ai maintenue au chaud tout ce temps, depuis notre dispute sur les vampires. Tu es apparemment si délicate et innocente, si naïve et fragile, une fleur à préserver. Or, tu me cries dessus, tu rouspètes, tu ne dévies pas de ton opinion au risque de me froisser, alors que je suis le plus dangereux de nous deux, et de loin. Ne te trompe pas, mon ange, j'adore quand tu dévoiles ce côté autoritaire et rancunier. C'est adorablement séduisant de ta part.

Ils jouent à celui qui bouleversera le plus son interlocuteur. Il a entamé la partie avec cette histoire de trahison et elle a enchéri avec sa réponse provenant droit du cœur, et puis, il a donné le coup fatal avec cette question. Gabriel se réjouit de relever l'agacement sur ses traits, comme si elle s'apprêtait justement à le rabrouer, mais elle s'en aperçoit et s'interrompt en méditant là-dessus. Pourquoi ? Peut-être s'agit-il une fois de plus d'un pressentiment Fae, mais il sent qu'elle n'est pas la même avec lui qu'elle l'est avec d'autres. Elle ne se cache pas derrière sa timidité et sa candeur, pas toujours, pas tout le temps. Parfois, il arrive qu'elle ne se contrôle pas et révèle son vrai visage, celui d'une jeune femme caractérielle qui sait pertinemment ce qu'elle veut.

— Je ne vois pas pourquoi je me déguiserais avec toi. Qui plus est, ce serait hautement insultant si je mentais et revêtais un rôle de fillette insupportablement docile, alors que les Faes n'ont pas ce luxe. 

Gabriel n'avait pas envisagé que sa voix mélodieuse l'ensorcellerait autant. Cela lui plaît plus que de raison. Il tient son poignet et considère de se séparer, mais il n'a pas envie. Contrairement à ce que la logique serait, il refuse de mettre de la distance entre eux. Non, il en veut plus. Plus d'elle. Le Prince Fae est conscient que les hormones des mortels influent sur ses décisions, et il n'en a que faire. Au diable ses réticences. Il n'a qu'une vie. Maintenant plus qu'autrefois. Il comble donc l'espace entre eux. Raina recule par automatisme sans peur dans le regard, seulement le défi de rétorquer. Sauf qu'il ne pense plus à leur discussion. Il ne sait même plus de quoi ils parlaient. Elle finit contre le tronc d'un arbre et cette position familière la paralyse, une lueur mi-incrédule, mi-désireuse dans ses yeux océan. 

— Je vais t'offrir une vérité, parce que je suis si gentil avec toi, mon ange. Avec toi dans les parages, je m'égare complètement. Mon esprit, que j'estimais ancien et futé, ne tourne plus rond. Tu fais émerger des parties sombres de mon être, particulièrement le désir. Un désir lubrique, indécent et incandescent. Je n'aspire plus qu'à m'embraser à tes côtés. Je ne comprends pas. Mes émotions fusent dans tous les sens. Apprends-moi à être mortel, je t'en supplie. Avant d'abandonner mon immortalité, tu étais...intéressante. Intrigante même. Mais, dorénavant, tu appelles sans le vouloir à l'aspect le plus primitif de mon sang Fae. Existe-t-il une manière de me débarrasser de...ça ? 

Là, il a gagné la partie. Raina ne pourrait pas être davantage choquée, retournée et ahurie par l'une de ses confessions. Sa bouche s'agite en vain. Elle secoue la tête, n'ayant aucun conseil qui jaillirait de ses pensées torturées. Gabriel se penche un peu plus. Leurs lèvres se caressent et elle ne respire plus. Ses mains boudinées se posent sur son torse et il abaisse les paupières avec déception, présumant qu'elle le rejettera, mais elle se contente d'effleurer ses pectoraux saillants sous sa chemise. Il est hanté par son souffle qui se mêle au sien. L'embrasser. L'embrasser. Pitié. Cette lamentation lui tord l'estomac. Il ne dérobera jamais un moment si précieux pour les jeunes mortelles, pas tant qu'elle ne le quémandera pas.

— Embrasse-moi, Raina. Embrasse-moi quand tu le désires. Je tiens à ce que tu le saches. Quand et où, tu le choisiras. Sache que mes lèvres t'appartiennent.

Mon cœur également. La pensée le brûle. Une douleur qu'il n'a jamais ressentie. Les Faes aiment différemment. Parce qu'ils sont immortels. Tout est sens dessus dessous à présent. Les sentiments en pagaille. Raina parvient à se concentrer suffisamment pour acquiescer. Gabriel ne se hâte pas pour la libérer et elle ne rechigne pas non plus. Il est clair pour eux deux que le Fae ne franchira pas la limite tacite. Leurs lèvres se frôlent plus longtemps, et ils ne mentiront pas en contestant l'intimité et la sensualité de ce presque baiser. Il se risque même à presser son buste, ses pouces juste en-dessous de ses seins. Il suffirait de si peu pour la ravir. Si peu pour les submerger dans le plaisir. Cependant, il redoute ce refrain obnubilant, celui de son sang, de son héritage, qui lui ordonne de la faire sienne. Elle lui appartient, voilà ce que l'être ancien en lui revendique. Mais, il connaît aussi le tempérament des femmes, surtout des Enchanteresses. Elles ne raffolent pas de ce type d'affirmation. Elles ont tendance à fuir à ce feu de possession. Et il ne souhaite pas lui divulguer cette partie bestiale et sauvage en lui. Et elle ne lui appartiendra jamais vraiment. Disons qu'il aimerait le proclamer, mais elle n'appartiendra à personne d'autres qu'elle-même, et c'est très bien ainsi.

À reculons, il accepte de se retirer. Ses mains d'abord, puis ses lèvres et un grondement remonte le long de sa gorge. Le Fae n'est pas content du tout de cette finalité. Il prie silencieusement pour qu'elle s'accroche à lui et l'embrasse à pleine bouche, qu'au moins elle apaise la tornade dans son esprit, mais Raina lui fait un cadeau encore plus miraculeux. Elle est saisie d'un grognement déçue qu'elle essaie de dissimuler sous une toux gênée. Il n'imaginait pas se satisfaire en voyant des rougeurs sur les joues d'une femme. Son corps se languit du sien. Le désappointement est remplacé par le soulagement. Gabriel cogite un instant avant de trouver un sujet approprié pour éteindre les flammes en eux : 

— Au fait, j'ai omis de préciser le rôle d'Astra Silvaria dans toute cette histoire. Les contes font d'ores et déjà des éloges d'elle, et cela n'a rien à voir avec l'influence de sa famille. Nous l'avons surveillée de près et elle s'est attaquée toute sa vie à ceux que nous soupçonnions d'être suprématistes. Par conséquent, je ne la désapprouve pas. Je suis convaincu que, si ton frère est avec elle, nous le retrouverons en un seul morceau. Hormis s'il lui déplaît. Une femme impulsive de ce que je sais. Ils ont des intérêts en commun.

— Elle a incendié Nouria. Pour détruire les Faes.

Il a réussi. Malheureusement. Plus aucune trace du désir sur elle. Le grondement bestial longe à nouveau sa gorge et il le fait taire en ripostant :

— Elle a sauvé le derrière de dizaines de Faes en fuite. Elle a incendié Nouria en réponse à une provocation des traîtres. De toute façon, ton frère est plus en sécurité avec cette teigne de Silvaria qu'avec toute autre crétin mortel de Lavalon. Mais nous pourrons demander confirmation à Sabine, si cela te rassure. Allons rencontrer cette sale sorcière.


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